Le gotha
Devant la chambre 125 de l’hôpital Foch, à Suresnes, le silence règne d’un bout à l’autre du couloir. Ce lundi 7 octobre 2019, le ballet des infirmiers se poursuit machinalement, avec la tristesse d’un match de foot sans commentaires. Depuis quelques jours, Eugène Saccomano avait perdu le rythme, lui qui faisait chanter les actions les plus figées. Le journaliste s’est éteint à l’âge de 83 ans.
Quatre jours plus tard, au stade Laugardalsvöllur de Reykjavik, Olivier Giroud inscrit le seul but de l’équipe de France contre l’Islande, dans le cadre des éliminatoires à l’Euro 2020. « Permettez-moi avec ce but de Giroud de rendre hommage à Eugène Saccomano, qui nous a quittés lundi dernier », lance Jean Resseguié sur RMC. C’était « très certainement la référence des commentateurs à la radio », ajoute-t-il avant d’imiter ses envolées dans les aigus : « Girouuuud, Girouuuud, quelle frappe d’Olivier Girouuuud ! » L’attaquant de Chelsea n’a pourtant marqué qu’un simple penalty.
Prêt à s’égosiller pour une simple touche, Eugène Saccomano entonnait les voyelles au lieu de les prononcer. « C’était la passion et une voix », se souvient Jean-Michel Larqué sur l’antenne de RMC. Cet « homme qui avait beaucoup d’idées a par exemple inventé les trémolos, repris aujourd’hui par Jean Resseguié. » Lequel Jean Resseguié voit en Saccomano « la référence des commentaires foot à la radio. Une voix aux intonations si particulières et aux envolées uniques. » Désigné commentateur préféré des Français avec près de 50 % des votes en 2017, le journaliste de TF1 Grégoire Margotton lui a aussi rendu hommage lors d’Islande-France.
Auteur d’une douzaine de livres et fait chevalier de la Légion d’honneur en 1993, le natif de Marseille « a été à l’origine du tandem journaliste et consultant pour commenter les matches », poursuit Larqué. « C’était une voix incroyable. Même quand il ne se passait rien, il fallait lui donner l’antenne… » Autre proche, Jacques Vendroux a salué sur France Info « l’un des précurseurs des commentateurs radio ». Eugène Saccomano a « inventé le commentateur un peu excessif de football comme il était ».
À travers cet hommage unanime, apparaissent d’autres grands noms d’une discipline très exposée. Vendroux et Larqué font partie du gotha. C’est à ce titre qu’ils ont déjà salué la mémoire d’autres figures incontournables comme Thierry Gilardi, disparu en 2008, et de Thierry Roland, mort en 2012. Au terme des obsèques de ce dernier, sous la pluie qui battait le parvis de la basilique Sainte Clotilde, dans le VIIe arrondissement de Paris, Eugène Saccomano avait pris la parole : « Ça a été un parcours parallèle, lui à la télévision, moi à la radio et on s’aimait beaucoup. » Sur son long chemin, l’ancienne voix de RTL puis d’Europe 1 a frayé avec les meilleurs.
Le précurseur
En 1943, l’école libre Pechiney porte apparemment mal son nom. Dans une France désormais entièrement occupée par l’Allemagne nazie, le temps n’est ni à la liberté ni à la fête. Mais le petit Eugène Saccomano se moque gentiment de l’autorité. À Salindres, dans le Gard, ce fils de boulanger interpelle son professeur. « Monsieur, est-ce que je peux aller baiser votre femme ? » demande-t-il à monsieur Nodal. À quoi cet homme « sourd comme un pot », surnommé Zozo, répond : « Attendez que votre camarade en revienne ! »
Pour amuser ses amis, le garçon s’improvise aussi commentateur de matchs de foot, en imitant les voix nasales de Bruno Delaye et Georges Briquet. Formé dans une école de commerce de Limoges, le second est entré à Radio Paris en tant que coursier pour une agence de publicité. Après avoir rédigé quelques articles pour la presse locale, il remporte un concours radiophonique organisé par le Miroir des sports. Son style informel, de l’ordre de la discussion, contrastait avec les commentaires affectés alors en vogue. « C’est lui qui a donné le ton à tout le monde », indique Jacques Vendroux. « Il nous a donné une trame et on a essayé de l’améliorer ou de la changer en fonction de l’évolution de la radio. »
Après un passage par Saint-Martin-de-Valgalgues, Saccomano rallie Nîmes, dont il adule les Crocodiles. Quand, en 1952, on lui demande de raconter un match imaginaire en une minute, l’adolescent choisit d’opposer son équipe fétiche au Havre. Il gagne ainsi le concours organisé par L’Équipe en vantant « ses vedettes Kader Firoud et Joseph Ujlaki, le formidable Brésilien Pires Constantino, le Hollandais Théo Timmermans, son avant-centre Marcel Rouvière, un pur Gardois, et son gardien international Stéphane Dakowski ! » Couronné devant Thierry Roland, arrivé deuxième, Saccomano remporte un voyage pour les Jeux olympiques d’Helsinki.
Deux ans plus tard, alors que le crocodile dispute la première édition de la Coupe Gambardella avec les jeunes de Nîmes, son dauphin est engagé à la radio par Georges Briquet. Envoyé couvrir le tour cycliste de l’Oise en 1957, Thierry Roland déçoit son mentor. Par chance, deux autres journalistes, Robert Chapatte et Roger Couderc, plaident en sa faveur, lui permettant non seulement de garder son poste, mais aussi de passer à la télévision en 1959. Un an plus tard, Saccomano devient le correspondant d’Europe 1 à Marseille, tout en prêtant sa plume au Provençal.
« Au début, j’ai été mauvais ! » avoue-t-il dans son autobiographie, Je refais le match. « En plus, je trimbalais mon accent de Marseille ! » Débarqué à Paris en 1970, il se fait la voix en commentant les épopées de Saint-Étienne en Coupe d’Europe, emmenées par un certain Jean-Michel Larqué. Une saison passe après la défaite des Verts en finale de Coupe d’Europe, et Saccomano se retrouve en Amérique du Sud pour suivre l’équipe de France. C’est une épiphanie : le reporter argentin José Maria Munoz et ses interminables « gooool » donnent au Français des frissons qu’il entend transmettre dans l’Hexagone.
« L’espagnol ou le portugais s’adaptent beaucoup plus au reportage radio que le français. C’est sûr. Elles permettent une rapidité extraordinaire dans l’élocution que nous n’avons pas. On est aussi l’un des rares pays européens à ne pas avoir d’accent tonique. Et il manque beaucoup parce qu’il correspond bien au football avec les ralentis, les accélérations… Alors, pour choper l’auditeur, je jouais sur les aigus, les changements de tempo, je faisais les montagnes russes. Je faisais du théâtre à la radio, avec une part de comédie. »
Le match du lundi
Dans l’avion de l’AS Saint-Étienne ou dans ses douches, un journaliste peut à tout moment tendre son micro ou son oreille. À la fin des années 1970, la presse accède sans mal aux joueurs. Alors spécialiste des sports pour France Inter, Jacques Vendroux s’improvise même gardien lors d’entraînements. « Ses piètres prestations nous redonnent confiance et nous font du bien au moral », décrit Jean-Michel Larqué. À 33 ans, ce dernier signe au RC Paris pour une dernière pige. Il se rapproche alors de Thierry Roland, rencontré sous le maillot vert. « Nous allons régulièrement dîner dans le club branché de la chanteuse Dani, L’Aventure, avenue Victor-Hugo », raconte-t-il.
Pour commenter une rencontre de Saint-Étienne contre les Allemands de Monchengladbach, Robert Chapatte l’associe au journaliste. Le 5 mars 1980, sur Antenne 2, le duo assiste pour son baptême du feu impuissant à la déroute du club du Forez (1-4). Malgré la défaite, Larqué est conforté au détriment de Bernard Père, l’ancien partenaire de Thierry Roland. Ce dernier « n’était pas un scientifique du football », juge l’ancien capitaine des Verts, « ce qui l’intéressait c’était le match, les belles actions, l’engagement des joueurs et si possible la victoire de l’équipe de son cœur. »
Complémentaire grâce au vécu de Larqué, le couple devient populaire au point de prêter le flanc à la caricature. Larqué est connu pour son proverbial « tout à fait Thierry » ; Thierry pour une série de dérapages assez souvent hors-jeu. « Toute la jeunesse de mômes de France a été bercée par nos commentaires », vante le second, mis en orbite par apothéose de 1998. « Je crois qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille ! » s’enflamme-t-il. « Enfin, le plus tard possible. Ah ! C’est superbe ! Quel pied ! Oh putain ! »
La même année, Europe 1 imagine un concept taillé pour la gouaille de Saccomano, en s’inspirant du Processo del lunedi, une émission italienne de débat sportifs virulents sur la RAI 3. D’abord baptisée le Match du lundi, le programme est renommé On refait le match à son passage sur RTL trois ans plus tard. « Ce n’est pas le « Café du commerce » dont on nous rebat les oreilles, synonymes de bavardages et polémiques arrosées », défendait Saccomano, qui faisait valoir qu’il tâchait toujours d’apporter de l’information au cœur d’échanges musclés.
Dans le même temps, une école plus sobre fait ses preuves. Après avoir croisé Vendroux sur France Inter, Thierry Gilardi est devenu rédacteur en chef de la rubrique football de Canal + en 1997. En 2007, il remplace Thierry Gilardi sur le plateau de Téléfoot. « C’était le meilleur commentateur en matière de football », disait de lui celui qui l’avait amené sur TF1, Étienne Mougeotte. Une paire de phrases restées dans la légende achève de convaincre les plus réticents. « Vas-y mon petit », lance-t-il avant le but de Ribéry contre l’Espagne, lors de la Coupe du monde 2006, comme en écho à Thierry Roland (« Allez Luis, allez mon petit bonhomme ! ») et Roger Couderc (« Allez les petits ! »).
Et puis, les grands Gilardi, Roland et Saccomano se sont éteints. Le premier « était d’abord un journaliste d’une grande culture et d’une énorme curiosité pour l’information », dixit Mougeotte. Cela lui fait un point commun avec Saccomano, dont l’étendue des connaissances est aujourd’hui vantée par ses proches. Quant au second, il incarnait un journalisme volontiers franchouillard, à l’enthousiasme contagieux.
Couverture : Ulyces