La levée de smartphones qui accueille la nouvelle diapositive ne dure que le temps d’une photo. Déjà posés sur des cuisses ou entre des mains jamais immobiles, ils patienteront jusqu’à la venue du produit suivant. En attendant, d’un bout à l’autre de la scène de Seattle, Dave Limp fait les cent pas.
Tantôt appuyé contre son pupitre, tantôt agitant son petit boîtier, le responsable des produits d’Amazon expose à présent, l’air satisfait, les nouveaux Echo Buds, ces écouteurs sans fil dotés de l’assistant vocal Alexa, qui comptent bien faire de l’ombre aux AirPods d’Apple. En 90 minutes, les produits s’enchaînent. Après avoir déboulé du fond de la scène avec les smart lunettes Echo Frames, il lève la main droite, révélant Echo Loop, une bague connectée dotée de deux microphones ainsi que des « plus petits haut-parleurs jamais installés sur un appareil Echo ».
Avec cette marée de produits « intelligents » équipés d’Alexa révélés lors de la conférence de présentation du mercredi 25 septembre dernier, le géant américain a pour ambition de diffuser son système partout, hors les murs des foyers. Ils « élargissent ainsi considérablement la portée et la disponibilité de l’assistant virtuel Alexa », confirme Frank Gillett, vice-président et analyste principal chez Forrester Research.
Si l’entreprise de Jeff Bezos semble se donner les moyens de sortir son assistant personnel des quatre murs qui la retenaient jusqu’ici, elle devra toutefois s’accommoder de la concurrence et des craintes grandissantes des utilisateurs·rices face à cette nouvelle invasion.
Un assistant pour les gouverner tous
Société de recherche qui fournit des études de marché sur l’impact des technologies, Forrester Research suit avec attention le cheminement d’Alexa. L’entreprise américaine égrène avec régularité des rapports sur les assistants vocaux, persuadée qu’ « avec davantage d’appareils connectés sans écrans, les consommateurs se tourneront de plus en plus vers la voix pour contrôler les appareils et effectuer des tâches plus complexes ».
En septembre 2018, Amazon fait connaître ses désirs d’expansion à tous les domaines de la vie quotidienne, en dévoilant une douzaine de nouveaux produits Alexa. « Le volume et la variété de produits de smart home d’Amazon les placent dans la plupart des secteurs du domaine : confort, sécurité, divertissement et cuisine », acquiesce Frank Gillett. « Cela signifie que, plus que tout autre acteur du marché, Amazon lutte seul pour une empreinte plus large sur les smart home ».
Avec des objets connectés comme Echo Wall Clock ou AmazonBasics Microwave, la firme américaine n’est absente que du « domaine de la santé et du bien-être » dans les maisons, mais plus que tout, elle ne s’est pas encore aventurée hors des murs domestiques.
Il faut attendre un an pour que l’entreprise affirme ses intentions. Par ses annonces du 25 septembre 2019, elle expose clairement sa volonté d’en finir avec ce cloisonnement. Car Alexa reste actuellement cantonnée au shopping virtuel, aux fourneaux ou aux horloges intelligentes. « Alexa n’a que le contexte de ce qu’on achète », abonde Gillett. Ses interactions étant limitées dans l’espace à quelques domaines, les connaissances que l’assistant emmagasine sur chacun·e d’entre nous restent « superficielles ». Quand elle n’enregistre pas nos conversations privées.
Car pendant ce temps, Google Assistant suit l’utilisateur·rice dans le moindre de ses déplacements et il est capable de lui fournir des expériences anticipées dignes d’un inquiétant médium. Sa perspicacité fait grincer des dents les utilisateurs·rices préoccupé·e·s par l’utilisation de leurs données personnelles, mais il est ainsi bien mieux équipé pour répondre de façon proactive à leurs besoins.
Pour Julie Ask, également analyste principale chez Forrester Research, Google connaît autant son agenda que sa position. « J’utilise Maps, ils savent où je vais tous les jours », souligne l’analyste. « Ils savent à quelle heure je me rends au bureau, ils savent où est ma maison. » Google possède d’autant plus de données précieuses que celles d’Amazon reste encore restreintes, même « s’ils en savent beaucoup sur ce que j’achète ».
Pourtant, dès sa naissance, Amazon a fait figure de pionnier. En 2014, Amazon avait pris de court le monde de la tech en révélant son cylindrique haut-parleur intelligent, Echo, dotée de l’intelligence artificielle Alexa. Ce qui était à l’époque une nouvelle révolutionnaire a rapidement popularisé l’utilisation d’un logiciel vocal à la maison. Google Home a été lancé en 2016 par Alphabet et il a été suivi de près par le HomePod d’Apple.
Actuellement, le marché des assistants vocaux se flatte de présenter des chiffres ahurissants. Au premier trimestre de 2019, 25,9 millions de haut-parleurs intelligents ont été vendus à travers le monde, générant 1,8 milliard de dollars de chiffre d’affaires. Mais le retardataire Google Assistant n’a pas lambiné, allant jusqu’à rattraper l’avance creusée par Alexa ; car désormais, l’enceinte intelligente la plus vendue au monde est bien Google Home Mini.
Dans ce contexte, Amazon orchestre sa progression vers l’extérieur. Et pour se défendre de ce pas vers l’avant, le géant de la tech affirme qu’il ne fait qu’accéder à une requête insistante de ses meilleur·e·s client·e·s… David Limp certifie ainsi que celles et ceux qui utilisent Echo tous les jours en redemandent. « Ils constatent que ne pas l’avoir avec eux à d’autres moments de la journée n’est pas optimal », explique-t-il. « Donc, pour cet ensemble de clients – et ils sont des millions –, intégrer Alexa dans les automobiles et les écouteurs a beaucoup de sens. » Mais même si Amazon semble décidé à investir l’extra muros, ce débordement ne se fera pas sans peine.
À un smartphone de la toute-puissance
Longtemps Amazon s’est demandé s’il devait créer une nouvelle catégorie de produits plutôt que d’ajouter Alexa à des catégories d’appareils déjà existants. Finalement, « ils ont choisi de créer une catégorie de produits entièrement nouvelle, à partir de laquelle ils vont insérer Alexa à des produits existants », résume Werner Goertz, directeur de recherche pour le cabinet d’études Gartner. Et le message pour Goertz est limpide : tout peut potentiellement devenir un appareil Alexa.
Conscient de ses capacités, « Amazon s’emploie désormais à rendre la voix d’Alexa moins artificielle », ajoute Frank Gillett, ce qui devrait encourager les utilisateurs·rices à ouvrir plus grand leurs portes à Alexa, et à l’emmener dans leurs déambulations. Suivant cet objectif, Amazon a également révélé qu’il ajoutera des voix de célébrités à sa plateforme à partir de 2020. Les utilisateurs·rices d’Alexa pourront ainsi échanger avec celle de l’acteur Samuel L. Jackson, la première du lot, qui sera inclue grâce à la technologie de synthèse vocale Neural développée par la société afin d’améliorer la qualité de la voix. Ce « pack Jackson » sera disponible fin 2019 pour un peu moins d’un dollar.
En attendant, l’idée qu’Alexa puisse un jour envahir le monde n’est pas des plus réjouissantes pour tout le monde. En effet, depuis leur arrivée en fanfare sur le marché, les enceintes connectées sont perçues comme un véritable cadeau empoisonné. Elles sont accusées de collecter un grand nombre de données, depuis les habitudes des usagers·ères, jusqu’à leur psychologie.
Et les révélations du mois d’avril ont loin d’avoir calmé les esprits. Une enquête menée par Bloomberg a révélé qu’Amazon emploie des milliers d’employé·e·s à travers le monde pour écouter les conversations de leurs utilisateurs·rices grâce à Alexa. Depuis des bureaux situés à Boston, en Roumanie ou en Inde, iels épluchent jusqu’à mille enregistrements audio par jour afin de transcrire et d’analyser leur contenu.
Officiellement, Amazon assure vouloir améliorer l’efficacité d’Alexa. Selon Florian Schaub, professeur à l’université du Michigan, parler ici de problème de confidentialité dépend tout d’abord de la prudence dont feront preuve Amazon et consort, mais aussi et surtout « du type d’informations qu’iels ont annotées manuellement et de la manière dont iels présentent ces informations à quelqu’un ». L’élargissement de la portée d’Alexa suscite ainsi des craintes attendues quant à la protection des données personnelles, en dépit des règlements en action, comme le RGPD qui fait office de texte de référence.
Quoiqu’il en soit, avec ses Echo Buds et Echo Frames, Amazon amorce déjà une franche incursion hors des maisons des utilisateurs·rices. En effet, selon Frank Gillett, « fondamentalement, les clients peuvent désormais obtenir l’assistant virtuel Alexa où ils veulent ». La petite enceinte se fraie un chemin au sein des foyers et tente d’en sortir par tous les moyens, même s’il est un domaine où elle reste encore en retrait (outre les mondes du travail, des banques et de la santé qu’elle a déjà dans le viseur) : le smartphone.
En effet, le smartphone ne fait pas encore partie des offres d’Alexa. En 2014, Amazon a lancé son modèle Fire, tentant une percée dans la téléphonie. Mais, faute d’engouement, celui-ci a finalement été abandonné un an plus tard, alors que pendant ce temps Google intégrait son assistant à la structure d’Android. Ce constat pourrait être préoccupant pour l’entreprise, quand on sait que 72 % des personnes qui interagissent avec un assistant vocal passent par leur smartphone, contre 12 % par leur haut-parleur. Mais Frank Gillett doute qu’Amazon revienne un jour au smartphone, car, avec les Echo Loop et autres nouveautés annoncées ce mois-ci, « ils n’en ont désormais plus besoin pour nous suivre ».
Selon lui, Alexa de plus en plus accessible, aucun obstacle ne semble s’opposer à la bonne marche d’Amazon ; et ses concurrents ne sont pas en reste. Il reviendra en outre aux pays et aux consommateurs·rices de choisir les informations qu’iels sont prêt·e·s à céder pour faire appel à ces services. Si toutefois on leur demande leur avis.
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