Sur la banquette arrière du taxi, au sud de Barcelone, un soleil de fin d’hiver zèbre les pages d’un dictionnaire français-espagnol. Dans cette lumière discontinue, Assia cherche un mot, prononcé il y a quelques secondes par le chauffeur, entre deux bouffées de cigarettes. Tout à sa palabre, l’homme a déjà changé de sujet. La discussion part en fumée. Peu importe, la jeune femme et ses amies ne tardent pas à arriver en centre-ville.
Débarrassées de leurs bagages, les voilà assises à la terrasse d’un café, à mélanger champagne et grenadine avec une grande dose de mauvais goût. « Au mec le plus sexy de France ! » lancent-elles en levant leurs verres. Autrement dit, « à Guillaume Canet », enchaînent-elles, à la notable exception de Morgane, qui trinque pour « Alain Juppé ». Cette fois, la faute de goût ne passe pas. « Euh non, à Guillaume Canet », ravale-t-elle sous les regards inquisiteurs.
Dans un entretien donné au Journal du dimanche le 4 août dernier, Marlène Schiappa revient sur cet extrait du roman Pas plus de 4 heures de sommeil. La secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations l’a publié en 2014, après avoir rédigé deux manuels de développement personnel, J’aime ma famille ! ou Osez l’amour des rondes. La journaliste Sylvie Bommel lui demande alors si elle partage l’avis de Morgane au sujet d’Alain Juppé. « Elle me confirme qu’elle est sapiosexuelle », écrit Bommel.
Le poids du QI
À en croire la définition de ce mot qui aurait été forgé aux États-Unis en 1998, l’attirance que peut éprouver Marlène Schiappa pour quelqu’un est avant tout déterminée par son intelligence. Elle est loin d’être la seule, puisque le terme fait florès sur les applications de rencontre. Le 19 septembre dernier, il s’est même retrouvé brandi par Mark Ronson. Devant les caméras de l’émission Good Morning Britain, sur la chaîne ITV, le musicien a annoncé que ses désirs étaient guidés, en première instance, par la sagacité.
« Je suis sortie avec des hommes, des femmes, des trans, et sur le spectre des genres, je m’identifie maintenant comme bisexuelle », venait de déclarer la présentatrice, Nichi Hodgson. « En fin de compte, ce qui relie tous ces gens, ce sont leurs cerveaux. » Cette journaliste spécialisée dans les questions de sexualité se sait quant à elle reliée à une pléiade de personnes qui, comme Marlène Schiappa, sont excitées par un trait d’esprit. « Nous savons qu’un certain nombre de gens sont aussi sapiosexuel·le·s. Ils ne le savent peut-être pas eux-mêmes car nous n’utilisions pas ce terme avant. Ça a toujours existé mais nous n’avions pas de mot pour ça. » Désormais, il y a même des études pour le montrer.
Dans un article publié par la revue Science Direct l’an passé, le psychologue australien Gilles Gignac évalue le poids joué par le quotient intellectuel dans l’attirance sexuelle d’un échantillon de 383 jeunes personnes. Avec ses collègues Joey Darbyshire et Michelle Ooi, il constate d’abord que, sur 13 critères, l’intelligence est le deuxième plus important dans l’optique de fonder un foyer avec quelqu’un, derrière « la gentillesse et la compréhension ». De précédentes études parvenaient aux mêmes conclusions. Cela dit, la sapiosexualité se rapporte au désir sexuel et non à l’amour.
Pour la première fois, Gignac, Darbyshire et Ooi ont montré un lien entre la désirabilité d’un individu et son QI. Cette corrélation perd en intensité à partir d’un certain niveau d’intelligence et devient même négative au-delà d’un QI de 120. Ce retournement s’explique par l’idée commune selon laquelle un esprit extrêmement brillant présente un défaut de compétences sociales. « La valorisation d’un haut niveau d’intelligence semble s’appliquer à l’attirance sexuelle », concluent les chercheurs.
On voit d’ailleurs mal comment la séduction pourrait se passer de facultés mentales. Doit-on pour autant donner à l’appétit pour l’intelligence le statut d’orientation sexuelle ? Encore faudrait-il s’entendre sur la définition de ce trait si subjectif, faute de quoi la communauté sapiosexuelle aurait moins de consistance que celle des fans de muscles ou des fétichistes des pieds. Il est ici surtout question d’une préférence aux contours un rien flous. C’est justement en tant que telle qu’elle a émergé sur Internet.
L’échelle des préférences
À une époque où Internet est encore comparé à une « autoroute de l’information », au cœur de l’été 1998, un internaute qui se fait appeler wolfieboy se retrouve dans une voie sans issue. À la question « Quel genre préférez-vous pour une relation ? », l’Américain ne sait quoi répondre. En conduisant vers le nord de San Francisco, il pense alors à un terme qui pourrait correspondre. « Je ne m’intéresse pas tellement à la tuyauterie. Je veux un esprit incisif, curieux, perspicace et irrévérencieux. Je veux quelqu’un pour qui la philosophie fait partie des préliminaires, quelqu’un qui me fait venir par son mauvais esprit ou son sens de l’humour », écrit-il dans un e-mail. « J’ai décidé que je suis sapiosexuel, je veux baiser avec le cerveau des gens. »
Alors que le blog de wolfieboy raconte, quatre ans plus tard, comment l’idée lui est venue, une étude publiée par le département de psychologie de l’université d’Arizona passe en revue les différents déterminants de l’attirance. Au terme de leurs recherches, les chercheurs Li NP, Bailey JM, Kenrick DT et Lensenmeier JA établissent que les hommes donnent la priorité au physique, alors que le statut et les ressources comptent davantage pour les femmes. En revanche, la gentillesse et l’intelligence sont des qualité pareillement valorisées. La seconde a ses limites : les participants à l’étude cherchent apparemment un partenaire avec des qualités cognitives décentes sans toutefois porter leur choix sur un·e génie.
Ces résultats vont dans le sens d’une enquête menée en 2000 afin de savoir, grâce à la participation de 561 étudiant·e·s d’université, « quelles sont les caractéristiques que les hommes et les femmes désirent pour leurs partenaires sexuels de court terme et leurs romances de long terme ». Non seulement des différences similaires étaient mises en relief selon le genre, mais les scientifiques s’apercevaient aussi que « poussés à l’extrême, des traits désirables peuvent avoir un côté négatif ». Ces résultats étaient échafaudés grâce à l’échelle de préférence du partenaire, un outil bâti en 1986 par les psychologues américains David Buss et Michael Barnes.
Ces professeurs à l’université du Michigan et de Yale ont dégagé 13 qualités considérées comme désirables, à classer par ordre de préférence : gentil·le et compréhensif·ve, religieux·se, personnalité passionnante, créatif·ve et artiste, gère le foyer, capable de gagner de l’argent, veut des enfants, facile à vivre, bon patrimoine génétique, diplômé·e, attirant·e physiquement et en bonne santé. Elles ont depuis évolué mais restent « la base de la majorité des recherches dans le domaine », observe Gilles Gignac. Ce sont elles qui ont permis à Buss et Barnes de montrer, en interrogeant 9474 individus de 33 pays différents en 1990, que l’intelligence constitue généralement le deuxième critère pour choisir un partenaire.
Indirectement, elle pourrait aussi décider une personne à coucher avec une autre. En 2005, les psychologues Mark Prokosch, Ronald Yeo et Geoffrey Miller suggèrent que la vivacité d’esprit n’est pas seulement bien vue par ceux et celles qui veulent avoir des enfants, mais qu’elle est aussi associée à une plastique agréable. En tant qu’indicateur supposé de « bons gènes », l’intelligence peut laisser penser qu’un corps saint ne va pas sans un esprit sain.
Interrogés par des professeurs de l’université d’Indiana en 2008, certains hommes hétérosexuels déclarent que l’intelligence d’une femme suscite chez eux un attrait d’ordre sexuel. Wolfieboy n’est plus seul. Sur Internet, des internautes dont les fantasmes sont scandés de développements philosophiques plus ou moins verbeux s’identifient au mot qu’il a lâché. Et des sites de rencontre s’en emparent afin de ne manquer aucune déclinaison du désir.
Le cerveau est sexy
À l’été 2012, 14 ans après l’idée de wolfieboy, un utilisateur américain du site de rencontre OkCupid tombe sur le terme sapiosexuel. Une femme au profil fascinant se définit ainsi. Steve est intrigué. Peu à peu, il s’aperçoit que cette tournure d’esprit lui plaît, et qu’elle est d’ailleurs assez partagée parmi ses conquêtes. La même année, le mot est intégré au dictionnaire urbain élaboré par l’informaticien Aaron Peckham. Il gagne ainsi en popularité et arrive jusqu’aux écrans des dirigeants d’OkCupid, qui décident, en 2014, d’en faire un nouveau critère, aux côté de « non binaire », « a-sexuel·le » et « je ne sais pas ». Quelques mois plus tard, une application baptisée Sapio est créée pour favoriser les rencontres entre célibataires « intelligent·e·s ».
À l’image de la présentatrice de Good Morning Britain, Nichi Hodgson, les sapiosexuel·le·s peuvent indifféremment aimer les femmes, les hommes ou les deux. Les catégories classiques « hétérosexuel·le » ou « homosexuel·le » ne leur suffisent pas. Ils·elles s’y sentent à l’étroit et ne sont pas les seul·e·s. « La création de nouvelles catégories de l’identité sexuelle s’ancre dans plusieurs communautés en ligne », indique Noémie Marignier, docteur en science de langage à l’université Paris 13 qui s’intéressent aux questions de genre. « Tout d’abord, elle apparaît dans les communautés réunies autour des questions de non-binarité, c’est-à-dire les personnes qui se revendiquent d’une identité qui ne s’inscrit pas dans la division habituelle homme-femme. »
OkCupid avait été bâti pour « les hommes et les femmes ; et surtout les hommes qui recherchent des femmes », de l’aveu de son responsable de la technologie, Mike Maxim. Mais il doit s’adapter à son public jeune qui « aime l’idée de fluidité », glisse le psychologue Ritch Savin-Williams. Seulement, cette volonté de représenter une identité potentiellement instable présente un paradoxe : elle donne à voir une réalité jusqu’à présent innommée au moyen de mots figés, autrement dit de nouvelles cases. « Cette autocatégorisation et définition solitaire de l’identité ne se plaçant pas dans l’interaction, elle soulève des interrogations quant à l’accomplissement effectif de l’identité par l’auto-étiquetage », souligne Noémie Marignier.
Parmi les néologismes proposés par OkCupid, sapiosexuel·le est l’un des plus populaire. Il faut dire qu’il brasse large. Là où les expressions « non-binaire », « a-sexuel·le » ou encore « pansexuel·le » ont le mérite de ne varier qu’à la marge en fonction du contexte culturel, l’intelligence présente une infinité de visages. Elle ne renvoie pas à une catégorie sociale. Aussi, la sapiosexualité ne permet ni de décrire un genre, ni de construire une communauté. Faut-il alors un mot pour décrire ce dont chacun peut faire l’expérience, à des degrés divers, à savoir que l’intelligence est sexy ? Après tout, il y a bien des oiseaux qui se séduisent en faisant fonctionner leurs neurones pour construire un nid.
La sapiosexualité « est une orientation sexuelle pour les gens qui pensent qu’ils sont trop intelligents pour avoir une orientation sexuelle », raille la journaliste Samantha Allen. À moins que ce ne soit une façon de distinguer sa sexualité somme toute banale au milieu des nombreux termes nouveaux qui émergent « autour des questions de non-binarité », pour reprendre l’expression de Noémie Marignier. Cela n’enlève bien sûr rien au fait que l’intelligence compte plus pour certains que pour d’autres. Mais sont-ils·elles sapiosexuel·le·s ? En latin, sapere désigne la connaissance de quelque chose. Être sapiosexuel·le revient donc à être au courant de sa sexualité. C’est un bon début.
Couverture : Ulyces