Mercredi 11 novembre, le Japon a annoncé qu’il allait remettre en service une centrale nucléaire gravement endommagée par un tsunami et un tremblement de terre en 2011, dans le nord de l’archipel. Le réacteur de la centrale d’Onagawa, à 340 kilomètres au nord de Tokyo, répond visiblement aux normes de sécurité mises en place après la catastrophe de Fukushima cette année-là. Jusqu’à la prochaine catastrophe naturelle ?
Le retour de la tempête
Au fond de la baie de Tokyo, une vague immense se brise sur le quai de Chiba. Comme un nuage poussé par le vent, ce spectre d’écume s’étend au-dessus de le jetée, où il vient former un papillon blanc suspendu dans le ciel brumeux. En ville, quelques mètres plus loin, ses embruns filent dans les rues désertes à plus de 200 km/h. Aussi vite qu’un bon service de tennis, les rafales nettoient le sol pour laisser place à une trombe d’eau.
Ce lundi 9 septembre, le typhon Faxai frappe la côte est du Japon, tordant ça et là les revêtements métalliques d’immeubles. Le lendemain, 864 000 maisons se retrouvent privées d’électricité. Elles sont encore 400 000 dans ce cas un jour plus tard, d’après Tokyo Electric Power (Tepco). Laissées sans climatisation alors que les températures montaient en flèche, deux personnes sont mortes d’un arrêt cardiaque, tandis que la tempête a fait une victime.
Pendant quelques heures, l’agence météorologique nationale craignait des glissements de terrain à Chiba mais aussi plus au nord, dans la région de Fukushima. La catastrophe de mars 2011 pouvait-elle se reproduire ? Heureusement, le site a cette fois été épargné. En avril dernier, le Premier ministre s’était rendu sur place pour rassurer les Nippons et leurs voisins.
« J’ai finalement pu profiter de la vue en portant un costume normal et sans vêtement ou masque de protection », avait-il déclaré après être monté sur une plate-forme située à une centaine de mètres des réacteurs endommagés. « Les travaux de déclassement ont sérieusement progressé. » Autant dire que « la situation est sous contrôle », comme il avait assuré il y a six ans, lorsque son pays était candidat aux Jeux olympiques et paralympiques de 2020.
Les autorités japonaises continuent pourtant de surveiller la centrale comme le lait sur le feu. Chaque jour, depuis que trois réacteurs ont explosé sous la pression du tsunami Tōhoku, elles les aspergent de 200 m3 d’eau afin d’éviter de nouvelles fuites. Ainsi chargée en particules radioactives, cette eau est ensuite conservée dans un millier de grands réservoirs bleus et gris. Il y en a aujourd’hui pour un million de tonnes et, d’ici 2022, la place risque de manquer.
« La seule option sera de la drainer dans l’eau et de la diluer », a donc affirmé le ministre de l’Environnement, Yoshiaki Harada, lors d’une conférence de presse organisée mardi 10 septembre. « Le gouvernement va en discuter mais j’aimerais simplement partager mon opinion. » Ces propos sont « irréfléchis », s’agace le président de la fédération de pêcheurs de la région, Tetsu Nozaki. En Corée du Sud voisine, on espère « avoir plus de détails sur les discussions en cours à Tokyo pour ne pas avoir de mauvaise surprise », selon un diplomate. Inquiet, le ministre des Affaires étrangères en poste à Séoul demande au Japon de prendre « une décision prudente et avisée sur le sujet ».
À l’occasion d’un remaniement organisé le lendemain par Shinzo Abe, Yoshiaki Harada est remplacé par Shinjiro Koizumi. Cet homme-là, dit vouloir « éliminer » les réacteurs nucléaires du pays plutôt que de chercher un moyen de les conserver. « Si nous permettons qu’un autre accident nucléaire se produise, nous serons condamnés. Or nous ne pouvons pas prévoir un nouveau tremblement de terre. »
Annoncé comme un concurrent potentiel de Shinzo Abe au poste de Premier ministre, cette figure montante du Jiyū-Minshutō, un parti conservateur, semble ne pas partager ses vues en matière de politique énergétique. Selon Abe, certains des 54 réacteurs de l’archipel qui ont été arrêtés après la catastrophe de 2011 doivent être relancés afin que le nucléaire compte pour 20 à 22 % de la production énergétique d’ici 2030.
Mais avant toute chose, les décideurs doivent s’entendre sur ce qu’ils vont faire de Fukushima. Il leur reste à prendre des mesures pour extraire le combustible issu des réacteurs qui ont fondu et trouver un moyen de gérer l’eau contaminée. Or, le rejet dans le Pacifique est pour le moment l’option la plus avancée.
Embarras
Au-dessus des réacteurs éventrés de Fukushima Daiichi, quelques corbeaux émettent un cri strident en tournoyant. Indifférents à leur manège, des dizaines d’hommes en combinaisons blanches et casques jaunes déplacent de gros câbles entre les grues et les tours écaillées. Avec leurs masques à gaz, ils ressemblent à des mouches. En ce mois de décembre 2011, les employés de Tepco préparent l’acheminement de l’eau contaminée vers des cuves. Mais pour combien de temps ? Jeudi 8, la société étatique a annoncé qu’elle envisageait de déverser de l’eau « traitée » dans la mer faute de place. Cela ne plaît déjà pas aux pécheurs. Même si sa nocivité a été réduite, l’eau contient encore des particules radioactives.
Finalement, après des discussions avec les coopératives de pêche, cette option est écartée. Alarmée par les taux de radioactivité retrouvés sur des épinards, des feuilles de thé, du lait, du poisson et du bœuf dans un rayon de 320 km autour de la centrale, une large part de la population appréhendait les conséquences d’une telle opération. En avril, elle s’était déjà élevée, en vain, contre la diffusion de 10 000 tonnes d’eau peu contaminée, pour faire de la place à de l’eau au taux de radioactivité supérieur. Alors, en ce mois de décembre 2011, Tepco fait marche arrière. Sachant que la quantité d’espace augmente de 200 à 500 tonnes par jour, et menace de ne plus suffire en mars 2012, la société décide de construire davantage de cuves.
« En réalité », observe le chercheur en physique nucléaire Kenji Sumita, professeur émérite de l’université d’Osaka, « le stockage semi-permanent est la seule solution disponible eu égard aux contraintes technologiques. Tepco va devoir trouver de l’espace et trouver des innovations permettant de réduire considérablement le volume d’eau contaminée. » Malheureusement, l’expertise de la société nippone n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Non seulement elle n’a pu empêcher « le plus important apport ponctuel de radionucléides artificiels pour le milieu marin jamais observé », d’après l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, mais il reste d’importantes fuites.
En août 2013, on découvre qu’un des réservoirs a laissé s’écouler près de 300 tonnes d’eau par jour, ce qui suffit à remplir une piscine olympique tous les huit jours. Quelques mois plus tard, une enquête de l’agence Reuters montre que les réservoirs de Fukushima ont été construits par des travailleurs mal payés, engagés illégalement dans les régions les plus pauvres du Japon. Pointé du doigt, le gouvernement crée alors une autorité indépendante de régulation du nucléaire et s’engage dans l’extraction du combustible du réacteur 4, qui sera entièrement retiré fin 2014.
Mais dans le même temps, le prix des hydrocarbures augmente en flèche, creusant le déficit japonais de 227 milliards de dollars entre avril 2011 et mars 2014. Dans son plan stratégique d’énergie, le gouvernement continue donc de considérer le nucléaire comme une industrie vitale à son économie, quoique puisse en dire la population. Selon une enquête menée par l’Organisation japonaise pour les relations dans l’énergie atomique en 2015, 47,9 % des Nippons sont favorables à une abolition progressive du nucléaire et 14,8 % estiment que les centrales devraient être arrêtées immédiatement. Enfin, seuls 10,1 % des sondés tiennent à maintenir le complexe nucléaire.
Face à cette défiance, Tepco est embarrassé. En juin 2016, son PDG, Naomi Hirose, admet que ses équipes ont reçu pour consigne de ne pas parler de « fonte » des réacteurs. Deux ans plus tard, il reconnaît que l’eau traitée sur le site contient des particules radioactives que la société assurait avoir nettoyées jusqu’ici. « Cela pourrait gâcher ses chances de déverser l’eau dans l’océan », écrit alors Reuters. « Nous filtrerons l’eau des réservoirs une fois de plus pour les amener à des niveaux inférieurs aux limites réglementaires avant la relâche dans l’océan, si nous choisissons cette option », indique le porte-parole de Tepco.
Ainsi, ses dirigeants ne semblent pas voir d’autre alternative. À en croire le biochimiste marin Ken Buesseler, la diffusion de l’eau radioactive dans l’océan Pacifique finirait par devenir inoffensive au large. Sa présence près des côtes risque en revanche d’avoir des conséquences difficilement maîtrisables sur l’écosystème japonais, voire sud-coréen. Si le Japon décidait finalement de stocker l’eau pendant des décennies, sa radioactivité déclinerait avec le temps et les opérations de filtrage. Mais, inversement, les risques de fuite augmenteraient d’autant plus que l’archipel n’est pas à l’abri d’une nouvelle tempête, comme le souligne le nouveau ministre de l’Environnement, Shinjiro Koizumi.
D’après la feuille de route du gouvernement, Tepco devrait avoir fini le travail d’ici 30 à 40 ans, une estimation jugée bien ambitieuse par les experts. Quoi qu’il fasse, le Japon est donc loin d’en avoir fini avec le nucléaire.
Couverture : Frédéric Paulussen