Le retour du clown
Un voile de mélancolie se pose sur les yeux de Beverly Marsh. Dans ce salon aux murs anis, tout la ramène 27 ans en arrière. « Est-ce que c’est comme dans vos souvenirs ? » lui demande la vieille femme qui habite désormais la maison de son enfance. « Plus propre », répond-elle. En fouillant un peu, Marsh met pourtant la main sur une carte postale embrunie par les années. Certaines choses n’ont pas bougé à Derry. Alors qu’elle plonge dans le passé, absorbée par cette relique, son hôte file à la cuisine. À l’arrière-plan, l’ombre se tort étrangement avant de disparaître.
Quand elle revient avec le thé, la vieillarde est en sueur. « Il fait si chaud en cette saison, on a l’impression d’être sur le point de mourir. Mais vous savez ce qu’on dit sur Derry. Ceux qui meurent ici ne meurent jamais vraiment », lance madame Kersh, avant de prendre un rictus sardonique. Beverly Marsh n’a alors qu’une envie : déguerpir. Mais sur l’insistance de la grand-mère, elle reste encore un peu. « Ces photos sont charmantes, est-ce que c’est votre famille ? » meuble-t-elle. En effet : « Mon père travaillait dans le cirque », dit madame Kersh. Un frisson d’effroi saisit Marsh. Elle le sent, cette vieille femme est peut-être le dernier avatar de Grippe-Sou, le clown qui la terrorisait enfant.
Dans le film Ça : Chapitre 2, le monstre au nez rouge revêt de nouvelles panoplies. Comme dans la première partie, sortie en 2017, il prend différentes formes pour mieux hanter Beverly Marsh et les autres membres du Club des Ratés, maintenant adultes. Non seulement son sourire d’amuseur public est d’une duplicité sinistre, mais sa capacité à changer de visage ajoute de l’angoisse à l’angoisse. Si ça le chante, Grippe-Sou peut prendre les traits d’une retraitée ou d’un étudiant. Ce n’est pas un hasard : l’homme qui l’a imaginé cherchait justement un personnage susceptible d’incarner l’épouvante sous toutes les coutures.
Au sein d’une même histoire, Stephen King voulait rassembler autant de monstres que possible. « Je voulais mettre le vampire, le loup-garou et même la momie », raconte-t-il. « Mais ensuite, je me suis demandé s’il n’y avait pas une créature assez horrible, méchante et dégoûtante pour vous faire crier à sa seule vue. Donc j’ai cherché à savoir ce qui effrayait les enfants plus que tout. Et la réponse était les clowns. » En 1986, l’auteur américain a ainsi publié Ça, la saga horrifique dont sont tirés les deux films d’Andrés Muschietti.
Comme Grippe-Sou sait si bien le faire, le clown adopte une infinité de formes au cinéma. On lui trouve des airs de personnage de dessins animés tant dans Les Clowns tueurs venus d’ailleurs (1988) que chez les Simpsons (1992) ; il se confond avec le zombie dans La Maison des mille morts de Rob Zombie (2003), We All Scream for Ice Cream (2007), Bienvenue à Zombieland (2009) et Dark Clown (2012) ; et sert de masque aux criminels de The Dark Night (2008) et de Killer Clown (2009). Sans parler de Clown, le film de 2014 dans lequel un père de famille mue à son corps défendant en clown, comme d’autres deviennent loup-garou à la nuit tombée.
Pour plonger dans les tréfonds de l’horreur, le clown est donc le parfait guide. Mais bien sûr, certains vont plus loin que d’autres.
Triste pantin
Sous les applaudissements de la foule, une colonne d’arlequins en manteaux blancs entre dans l’arène d’un cirque. Une flûte entre les mains, ses membres font un tour de piste puis s’assoient. On leur amène alors un clown à la parure sombre. À chacune de ces phrases, les coups pleuvent et le public explose de rire. Dans le film Larmes de clown, sorti en 1924, Lon Chaney incarne Paul Beaumont, un chercheur reconverti en pitre après avoir été désapprouvé par ses pairs. Au cirque, l’humiliation se perpétue.
L’un des premiers clowns à apparaître au cinéma n’est donc guère joyeux. Il est privé de son honneur mais aussi d’identité : en anglais, le long-métrage s’appelle He Who Gets Slapped, soit celui qui est frappé. Son histoire est tirée d’un roman russe publié à la veille de la révolution soviétique par Leonid Andreyev, Tot, kto poluchaet poshchechiny. Ce titre signifie lui aussi « celui qui est frappé ». Mais au sens littéral, « Tot » se traduit moins par « celui » que par « ça ». Comme le livre de Stephen King.
Le clown de la première moitié du XXe siècle est donc moins effrayant que pathétique. « Depuis la Grèce antique, ceux qui sont chargés de faire rire les gens, de leur jouer des tours, portent en eux une certaine ambiguïté », observe l’écrivain américain Benjamin Radford, auteur du livre Bad Clowns. « Leur humour est si exagéré que le public s’intéresse à leur part d’ombre. C’est pour ça que l’Europe compte différents clowns tristes. Le mauvais clown, celui qui fait peur, est en revanche plutôt une invention nord-américaine. »
Aux États-Unis, une série de faits-divers glaçant font du clown un véritable monstre en puissance. En 1978, un chef d’entreprise respecté à Chicago, dont on loue l’engagement politique, est arrêté par la police. Pour récolter des fonds en faveur du Parti républicain, John Wayne Gacy a pris l’habitude de se déguiser en « Pogo le clown ». Ce n’est que le faux-nez de ses tourments : Gacy est condamné pour le viol et le meurtre de 33 jeunes hommes, dont la plupart travaillaient pour lui.
En prison, le criminel dessine des portraits hallucinés de Blanche-Neige, de Bambi, des Sept Nains et, surtout de clowns. « Comme il voulait être célèbre, Gacy a activement cherché à promouvoir son identité de clown effrayant », souligne Benjamin Radford. « C’est réussi puisque des photos de lui en déguisement peuvent être trouvées sur les pochettes de DVD de films d’horreur. » Pogo porte un bonnet à pompons noir, blanc et rouge, a les yeux recouverts de grands triangles bleus, et sa bouche est allongée par une demi-lune rouge. Il salue de la main gauche et affiche un sourire carnassier glaçant.
Le masque
Au sud de Chicago, à quelques encablures de la ville de John Wayne Gacy, un garçon approche du perron d’une maison blanche. En ce soir d’Halloween 1963, il contourne le bâtiment et entre par l’arrière. À l’étage, sa sœur le voit alors arriver un couteau de cuisine à la main et un masque de clown sur le visage « Michael ! » hurle-t-elle avant d’être lardée de coups.
Dès la première scène de La Nuit des masques (1978), le réalisateur John Carpenter donne au tueur un nez rouge. Pour commettre d’autres crimes, Michael portera un masque représentant le capitaine Kirk de la série Star Trek, avec des yeux élargis et des cheveux. « L’idée était d’obtenir un aspect très humain », confie le directeur artistique Tommy Lee Wallace. « Dans un premier temps, j’ai proposé un masque de clown mais nous n’étions pas totalement convaincus. »
Auréolé du succès de Massacre à la tronçonneuse (1974), Tobe Hooper travaille à la même période sur L’Effroyable chose, une adaptation de la nouvelle « Who Goes There ? », publiée en 1938 par John W. Campbell Jr. En désaccord avec leurs idées, le producteur Stuart Cohen finit par confier le projet à Carpenter. De son côté, Hooper prépare Massacres dans le train fantôme (1981). Le clown n’y a alors qu’un rôle secondaire. Il prend une place plus inquiétante dans Poltergeist (1982) : un démon baptisé « la Bête » se sert d’une poupée de clown pour emporter le jeune Robbie sous son lit.
En 1988, le personnage a encore des airs de marionnette dans la comédie d’horreur Les Clowns tueurs venus d’ailleurs. Il prend certes de l’épaisseur mais demeure trop irréel pour s’immiscer dans les cauchemars. En fait, les Américains frissonnent à l’époque devant de simples mots, couchés sur des pages blanches. Dans le livre de Stephen King Ça, sorti deux ans plus tôt, une scène marque notamment les lecteurs. On y voit un clown aux traits mal définis, Grippe-Sou, attirer un garçon innocent dans une bouche d’égout pour le mettre en pièces. Récompensé par une flopée de prix, l’ouvrage est le plus vendu de l’année aux États-Unis.
À partir de là, le clown entre de plain-pied dans l’horreur. En 1989, Victor Salva imagine trois fous qui enchaînent les massacres, un nez rouge au milieu de la figure, après s’être échappés d’un hôpital psychiatrique. L’année suivante, Ça est mis en image pour une série de la chaîne ABC. Avec sa face blanche de mime et sa perruque, derrière lesquelles se devine un visage d’homme, Grippe-Sou y ressemble à un clown traditionnel. Il est interprété par l’Anglais Tim Curry, dont le sourire démoniaque traumatise toute une génération.
« La peur produite par un clown dépend en partie de l’acteur », constate Benjamin Radford. « Le jeu de Tim Curry a été important et Grippe-Sou n’aurait pas eu le même retentissement s’il avait été incarné par quelqu’un d’autre. C’est la même chose pour le Joker avec Jack Nicholson. »
Rire éternel
Dans sa luxueuse demeure de Gotham, Carl Grissom s’apprête à savourer un whisky quand les portes s’ouvrent sur un inconnu. « Qui êtes-vous ? » lance le criminel. Face à lui, une silhouette se découpe dans l’embrasure de la porte. Son chapeau est noir, son pardessus aussi mais sa tête est blanche. « Jack ? » reconnaît alors Grissom. « Dieu merci tu es en vie. » Tombé dans une cuve d’acide, Jack Napier a maintenant la peau laiteuse, les cheveux verts et un étrange rictus. « Jack est mort, tu peux m’appeler Joker ! » s’exclame-t-il avant de tirer sur celui qu’il juge responsable de sa transfiguration.
Interprété par Jack Nicholson, le Joker du long-métrage Batman de 1989 est plus ou moins le même que celui du comic Batman #1, publié en 1940. Ce personnage a été imaginé à partir d’une photo de l’acteur Conrad Veidt, maquillé pour jouer Gwynplaine dans L’Homme qui rit, un film inspiré par le roman éponyme de Victor Hugo. « Âgé de deux ans », écrit Hugo, « [il] a été acheté […], mutilé et défiguré par un flamand de Flandre nommé Hardquanonne […] L’enfant était destiné […] à être un masque de rire […] À cette intention, Hardquanonne lui a pratiqué l’opération Bucca fissa usque ad aures, qui met sur la face un rire éternel. »
Près de deux décennies plus tard, le rire éternel s’affiche sur le visage de Heath Ledger, le bouffon maléfique de The Dark Knight. Affublé d’un costume violet et couvert d’un maquillage légèrement écaillé, il passe pour un gangster fou au réalisme confondant. Ses sarcasmes débités d’une voix nasillarde fascinent le public, impatient de le voir revenir à l’écran. Moins effrayant qu’envoûtant, ce joker-là passe à la postérité : Heith Ledger meurt le 22 janvier 2008 d’une overdose de médicaments.
Abstraction faite du Shiver de Fear of clowns (2004), qui joue sur la coulrophobie des personnages, le clown est ces années-là souvent difforme. Il ressemble à un démon dans Killjoy (2000) ou a un zombie dans We All Scream for Ice Cream (2007) et Dark Clown (2012). D’autres réalisateurs, dans La Maison des mille morts ou la série American Horror Story, font du nez rouge le costume parfait du tueur en série. Chacun le réinterprète comme il l’entend.
Pour la Warner, c’est donc le moment de redonner vie à Ça. Pressenti pour réaliser l’adaptation en 2009, David Kajganich veut « rendre hommage au livre et parle des traumatismes endurer par les personnages. » Mais en 2012, le projet est confié à Cary Fukunaga, avec l’onction de Stephen King, avant d’échoir dans les mains d’Andrés Muschietti en 2015. Pour jouer Grippe-Sou, l’Argentin choisi Bill Skarsgård, qui a montré sa motivation en venant maquillé en clown lors de l’audition.
Non seulement Skarsgård travaille le personnage bien avant le tournage mais il est capable d’abaisser sa lèvre inférieur pour dessiner un sourire diabolique. Stephen King apprécie. « Je n’étais pas impliqué mais je l’ai vu et c’est fabuleux ! » s’enthousiasme le romancier. Il n’est pas le seul à le penser : Ça : Chapitre 1 devient le film d’horreur le plus rentable de tous les temps avec 700 millions de dollars de recettes. Avant et après sa sortie, en 2017, des clowns maléfiques apparaissent dans les rues de différentes villes du monde.
Dès août 2016, un garçon de Greenville, en Californie, voit « des clowns qui chuchotent et font des bruits bizarres dans les bois ». Dans l’Ohio, un adolescent utilise des images de pantin pour menacer de mort les membres de son lycée. Et à New York, un clown armé d’un couteau poursuit un jeune dans le métro. Les cas sont tellement nombreux que certains se demandent s’ils ne font pas partie d’une opération de promotion… Rien n’est depuis venu confirmer cette hypothèse.
Si le phénomène s’est depuis calmé, le chapitre 2 risque en tous cas de faire ressortir les clowns de leur boîte. « Ils vont revenir comme Grippe-Sou revient », promet Benjamin Radford. « Les gens adorent les clowns effrayants. » Cette fois, Stephen King a soufflé quelques idées à Andrés Muschietti afin de rendre Bill Skarsgård encore plus abominable.
Le chapitre 2 a donc des chances d’être un nouveau succès. Quel que soit son scénario, il peut compter sur un des clowns les plus inquiétants jamais créés. À travers chaque oeuvre, Grippe-Sou s’est montré capable d’incarner des peurs plus ou moins avouées en prenant différentes formes. Avec lui, l’ambiguïté du clown est poussée jusqu’au bout. Il n’a maintenant plus qu’à plonger, au maquillage, dans la large palette de craintes à sa disposition.
Couverture : Warner