Marjolaine a attendu son tour pendant une éternité sur un banc. À l’annonce du speaker, son sang ne fait qu’un tour. La jeune femme attache sa jugulaire d’un geste absent, avant d’empoigner son bouclier et son fauchon. À son entrée en lice, la pression qui l’étreint depuis le réveil la prend soudain à la gorge. L’esprit vide, elle ne distingue plus rien et respire avec difficulté. C’est qu’il est difficile d’avancer avec tout cet attirail ! Et puis ce casque exhale la sueur, le fer et la rouille. « Ça sent comme le sang », marmonne-t-elle.
Alors qu’elle échange quelques dernières paroles avec ses sœurs d’armes, leurs adversaires s’alignent. De l’autre côté de ce carré de terre, on distingue la même pression dans leurs yeux cerclés de fer. « Combattants prêts ? » mugit l’arbitre à ces corps tendus comme des arcs. « Combattez ! » La clameur qui les enveloppe couvre presque le son des coups, qui pleuvent avec régularité. Son stress envolé, Marjolaine sent ses muscles se détendre sous l’action de l’adrénaline. Le corps enfermé dans une prison de métal, sa furie longtemps contenue se libère totalement. « Les limites physiques se font sentir rapidement ! » analysera-t-elle plus tard. « C’est la technique, la puissance, le cardio et le mental qui feront la différence. »
En ce mois de mars 2019, à Saint-Dizier (Haute-Marne), la capitaine des Dies Irae se débrouille plutôt bien avec tout ça. Grâce à une ultime victoire contre Le Pacte du Griffon, Marjolaine Martin remporte le championnat de France de béhourd féminin.
Depuis quelques années, des passionné·e·s se rassemblent en armure sur des carrés d’herbe ou dans des gymnases à travers le monde. Le béhourd n’est que l’une de ces nombreuses manifestations qui tentent de faire revivre un temps révolu. En raison du faible nombre de participantes, ce n’est qu’en 2018 qu’ont eu lieu les premières compétitions féminines par équipe. Cette pratique sportive de combat médiéval implique l’utilisation d’armes issues du Moyen-Âge, arrangées à la sauce contemporaine. Marjolaine et ses partenaires sont un peu les chevaliers·ères d’aujourd’hui.
Croiser le fer
Le béhourd rassemble tant des passionné·e·s de Moyen-Âge qui veulent ne plus « faire semblant de se battre », que des amoureux de sport de combat désireux·euses de se rapprocher de ses valeurs. « Il faut savoir que le béhourd est l’un des seuls sports de combat qui peut se pratiquer en équipe », souligne Marjolaine Martin. Parmi les différentes catégories de combat, les combats par équipe sont les plus populaires, en particulier le très traditionnel « cinq contre cinq ». Pour faire tomber tous les membres de l’équipe adverse en deux manches gagnantes, presque tous les coups sont permis, hormis les coups d’estoc (avec la pointe de l’épée), ou encore les coups derrière les genoux, à la nuque, aux pieds ou dans les parties génitales.
« Le béhourd existe depuis le XIIe siècle », explique Edouard Eme, président de la Fédération française et de la Fédération internationale de béhourd, qui a réalisé un mémoire de recherche sur la discipline en 2014. Au départ, c’était plutôt une sorte de tournoi équestre « plus petit et sans cérémonial », possiblement organisé pour des écuyers ou des chevaliers modestes pour leur permettre de pratiquer l’art de la guerre. Il est toutefois difficile de décrire avec plus de précisions le tournoi à l’époque car, pendant plusieurs siècles, il n’a eu aucune règle écrite. Il a fallu attendre le roi René d’Anjou et son Livre des Tournois – rédigé au XVe siècle – pour un compte-rendu plus détaillé.
Tombé en désuétude, le béhourd est réapparu en Russie dans les années 1990 et Edouard Eme n’est d’ailleurs pas étranger à sa réintroduction en France. Le trentenaire raconte avoir découvert la discipline au cours d’un rassemblement viking. Sous le charme, il a foncé en Ukraine pour jouer des poings et de la lame, avant de se faire « éclater par les Biélorusses et les Ukrainiens ». De retour en France, il a commencé par participer en 2012 à la création d’une association pour organiser des tournois. Cela aboutira à la Fédération française. Elle compte à ce jour 300 combattants inscrits, dont 12 femmes.
« J’ai toujours été attirée par le Moyen-Âge », raconte Marjolaine. « Ça a commencé pour moi avec le cycle arthurien et la quête du Graal. » Vers l’âge de 12 ans, la jeune fille se plonge dans des récits médiévaux fanstastiques. Avec ses ami·e·s, iels inventent des histoires et jouent à des jeux de rôle. Iels créent des mondes imaginaires où chacun·e possède un pays et se charge de son développement. Marjolaine choisit souvent d’endosser le rôle d’un·e chevalier·ère.
« En grandissant, j’ai rejoint une troupe de spectacles médiévaux, puis de reconstitution historique », se souvient-elle. Elle s’intéresse alors beaucoup au mode de vie à l’époque médiévale et à l’artisanat. Sa passion pour le combat n’arrive que plus tard, alors qu’elle avance à grand pas dans la vingtaine. En 2015, elle assiste à son premier combat de béhourd. Au début, elle est écuyère ; elle suit l’équipe Martel dans ses combats, assiste les combattants et leur apporte de l’eau. « Un jour, on m’a dit que je devrais aussi me battre », explique-t-elle. « On m’a montré une autre femme en exemple, on m’a donné une armure et c’est comme ça que tout a commencé. »
Aujourd’hui, les chevaux ont disparu dans le béhourd, mais les règles unifiées internationales « sont inspirées de celles de l’époque, tout en étant adaptées aux codes culturels, moraux ou sociaux actuels », ajoute Eme. Ce règlement définit à la fois les standards de sécurité, mais également les conditions d’authenticité. À celles et ceux qui ne voient dans le béhourd qu’un « défouloir brutal », la Fédération française leur oppose une rigueur historique approuvée avec vigueur de l’autre côté des Pyrénées.
L’acier de Tolède
Bâtie sur un piton rocheux, la ville de Tolède offre ses tuiles rousses au soleil. Le Tage s’écoule paresseusement à ses pieds et la légende raconte qu’Héraclès aurait dessiné son lit à la pointe de l’épée. Figée dans le temps, les impressionnants remparts de cette ville du centre de l’Espagne lui donnent des airs de ville-musée. Depuis le XVIe siècle, la cité castillane était considérée comme un centre de fabrication d’épées de qualité supérieure.
Mais cette tradition remonte à plus loin encore. « Les épées de Tolède étaient déjà connues et appréciées à l’époque de l’empereur Auguste et mentionnées dans les écrits du poète latin Grattius », explique José Luis Alía, armurier de l’association Baucan. Si désormais l’industrie de l’épée à Tolède est essentiellement tournée vers le tourisme, on peut encore trouver quelques maîtres artisans de la vieille école. Pendant des siècles, leur savoir-faire a été gardé jalousement, faisant des épées de Tolède des joyaux très recherchés, aussi flexibles que résistantes. « Une autre particularité de cette épée est le son harmonique qu’elle produit lors des chocs », ajoute avec passion l’armurier de Baucan.
Comme dans les lices des béhourdeurs·euses, on croise le fer à Tolède, renvoyant vers l’Alcazar qui surplombe la ville des échos d’avant. Vêtu d’une cotte de maille complète, un groupe d’hommes fend l’air d’un coup d’épée, les deux mains serrées sur la poignée. Mais l’objectif ici n’est pas de l’emporter à tout prix sur son adversaire. S’ils considèrent bien le maniement des épées comme un art martial, les combattants de l’association Baucan ne le voient nullement comme une compétition.
Non, ces hommes de tout âge se réunissent régulièrement pour pratiquer « le combat fraternel » et faire revivre cet art, « qui fait partie de notre histoire, de notre patrimoine, de notre culture et de nos signes distinctifs ». Association templière qui se concentre sur les XIIe et XIIIe siècle, Baucan se dédie tout entière à l’étude du maniement de l’épée médiévale.
Connaître avec précision les techniques d’emploi des armes par les chevaliers Templiers n’est pas chose aisée. « Le premier traité qui est arrivé jusqu’à nous est le Flos Duellatorum », raconte le président de l’association Baucan, Toño Ruiz. Rédigé par le maître d’armes italien Fiore dei Liberi, ce manuscrit date de 1409. On parle donc d’un traité qui est arrivé un siècle après la suspension de l’Ordre du Temple.
Mais Baucan pense toutefois que les techniques rapportées dans le Flos Duellatorum sont fidèles à celles des moines-combattants. Tout d’abord, parce que le maître Fiore a écrit ce traité à la fin de sa vie. Par conséquent, son activité sur le terrain a pris place au siècle précédent, ce qui rapproche son texte des Templiers. « Un autre facteur à prendre en compte est qu’à l’époque, l’évolution des armes était lente et que ça devait être pareil pour celle de leur manipulation », argumente Toño.
L’équipement des hommes de Baucan est simple. Ils utilisent des gants en cotte de maille et portent une coiffe de maille sur la tête. « En général, nous portons une veste et une sur-veste de couleur marron ou noire », précise Toño. « Mais nous portons aussi une cotte de maille complète, heaume et casque à l’occasion. » À cet attirail s’ajoute évidemment leurs épées, toutes forgées par José Luis Alía. Pour Toño Ruiz, « entendre ricocher le son de l’acier contre les pierres millénaires » de Tolède est magique. Décidément, la relation que cette ville possède avec l’épée a quelque chose d’émouvant et de presque mystique.
De la même façon, il est évident que les béhourdeurs·euses ne font pas leur entrée en lice en maillot de corps. Iels enfilent une armure complète d’une trentaine de kilos qui les recouvre de la tête aux pieds, et empoignent des armes en acier soigneusement émoussées. En France, iels se fournissent chez des forgeron·ne·s spécialisé·e·s, majoritairement russes ou ukrainien·ne·s. Les compétiteurs·euses ont l’embarras du choix pour s’équiper, mais doivent veiller à ce que leur équipement corresponde « à des sources historiques issues de l’archéologie ou de l’iconographie médiévale », précise Eme. Le XIVe siècle reste une période très appréciée des praticant·e·s du béhourd. Marjolaine a elle-même décidé de confier sa sécurité à ce siècle. « C’est à cette époque que le compromis entre poids et protection était le meilleur », renchérit Martin.
Détentrice du prix du meilleur respect de l’historicité en 2017, la Fédération française se montre intraitable sur ce point et sanctionne tout manquement aux règles établies par le Comité d’historicité à coup de cartons jaunes. « Cela ne plaît d’ailleurs pas toujours aux combattant·e·s », sourit Marjolaine, car certain·e·s veulent être plus libres dans l’élaboration de leur équipement. Si au Moyen-Âge, le béhourd permettait à la noblesse de jouer de la lame en conditions presque réelles, il va sans dire que les préoccupations des sportifs·ves du béhourd moderne sont toutes autres. Mais les valeurs chevaleresques sont encore et toujours portées haut.
Chevaleresques
Dans l’imaginaire collectif, la·le chevalier·ère est un personnage exemplaire sans peur et sans reproche. Chaque enfant européen a forcément baigné dans des histoires de chevaliers, mettant en avant des valeurs d’héroïsme et de pureté morale. Quand Paul-Georges Sansonetti (diplômé en sciences religieuses et chargé de conférences à l’école pratique Hautes-Études Sorbonne) fait allusion aux qualités du·de la chevalier·ière, « courage, droiture et humilité » sont les qualificatifs qu’il mentionne. « De fait, le chevalier est, par excellence, l’individu qui s’efforce d’avoir en toute circonstance une attitude juste. »
Il est vrai qu’au-delà de la technique, l’ « attitude au combat » – également mentionnée par le maître Fiore – est un aspect non négligeable. Différents traités, faisant également partie de l’idéologie du Temple, sont arrivés jusqu’à nous, dont L’Éloge de la nouvelle chevalerie, par le moine Saint Bernard de Clairvaux, considéré par l’association Baucan comme un vrai « traité philosophique sur le maniement des armes ». La simplicité de l’équipement des moines-guerriers y est par exemple acclamée : « Ils s’abstiennent de tout le superflu et ne s’occupent que de l’indispensable », écrit Saint Bernard de Clairvaux.
En définitive, en conjuguant la technique du Flos Duellatorum et la philosophie de Clairvaux, les membres de Baucan estiment être proches des moines-combattants. « En tout cas, toute activité que nous développons sous l’appellation “médiéval” doit respecter certains aspects de cette période historique, tant dans le matériel que dans l’esprit avec lequel on l’emploie », résume Toño.
Le respect des valeurs de cet héritage médiéval est également partagé par un millionnaire anglais bien original. Propriétaire d’une étincelante armure et de plusieurs chevaux, Jason Kinsgley a fait le choix d’embrasser pleinement sa passion pour la chevalerie, jusqu’à vivre comme un chevalier. Aujourd’hui, il est l’un des premiers représentants des arts martiaux médiévaux de Grande-Bretagne.
Ce chef d’entreprise prospère a débuté la joute il y a un peu moins de 15 ans et il a directement perçu les ponts qui existaient entre cette discipline et son travail. « Les joutes exigent de l’audace, une concentration sur l’objectif, [et] un travail d’équipe », explique le PDG du studio de jeux vidéo Rebellion. Cet état d’esprit lui a visiblement permis de recevoir les honneurs et d’être fait Officier de l’Empire britannique (OBE) par la Reine Elizabeth II pour ses services rendus à l’économie.
En 2016, il a même lancé la chaîne YouTube « Modern History TV » pour partager les préceptes de la chevalerie et les secrets de la vie au Moyen-Âge. Loin de vouloir présenter une simple reconstitution, il entend établir « des parallèles entre le passé et notre vie moderne », pour mieux comprendre le quotidien de nos ancêtres. De la même manière, par le béhourd, beaucoup de béhourdeurs·euses essaient de « renouer avec une certaine tradition chevaleresque intimement liée à l’identité de leur pays », confirme Edouard Eme.
Selon le béhourdeur, il y a depuis quelques années un intérêt grandissant de la part du public vis-à-vis de l’histoire et du Moyen-Âge, en témoignent le succès de séries comme Vikings ou Game of Thrones, ou encore « la fréquentation des châteaux médiévaux ». Il est indéniable que le Moyen-Âge continue d’exercer une fascination puissante bien des siècles plus tard.
« Quand on met une armure, on se sent puissant et invincible », approuve Marjolaine. « Le chevalier est le héros par excellence ». Si Marjolaine, Toño et les autres n’ont pas pour objectif de faire figure de chevaliers·ères des temps modernes, tou·te·s tentent de se rapprocher par leurs pratiques de ce que pouvaient expérimenter leurs lointain·e·s ancêtres.
Couverture : Bellathory