Deux braquages
Devant une camionnette à la peinture écaillée, dans une banlieue cossue de Los Angeles, un homme en jeans à pattes d’éléphants se retourne vers Cliff Booth. Sur son visage anguleux, mangé par de longs cheveux bruns, les yeux dégagent une lumière sombre, inquiétante. Un rictus narquois achève de lui donner des airs de fou. Pour saluer le nouveau venu, le jeune homme lève trois doigts et lance un large sourire.
Dans cette scène de Once Upon a Time… in Hollywood, le dernier film de Quentin Tarantino, Cliff Booth croise le chemin de Charles Manson. Après cette rencontre inventée, le réalisateur reproduit une scène dramatiquement célèbre de l’histoire américaine. Tout à sa mystique psychédélique matinée de satanisme, Charles Manson demande aux membres de sa petite secte hippie de châtier la fine fleur du cinéma californien. Ainsi, le 9 août 1969, envoie-t-il quatre disciples faire un carnage dans la maison Roman Polanski. Au 10050 Cielo Drive, elles tuent sept personnes dont la femme du cinéaste, Sharon Tate, et l’enfant qu’elle portait.
Un demi-siècle après Woodstock, Tarantino se penche sur la face funeste de la vague hippie. Alors que des groupes de jeunes gens épris de liberté ébranlent l’ordre conservateur tant politique que cinématographique, d’autres sombrent, à grand renfort de drogues, dans le nihilisme. Avant de faire tuer Sharon Tate et ses amis, Manson a fréquenté une bande baptisée The Brotherhood of Eternal Love. Par un étrange effet de parallélisme, l’histoire de cette « mafia hippie », qui aurait tout aussi bien pu inspirer Tarantino, commence comme celle de Manson se termine : par l’assaut d’une villa luxueuse de la banlieue de Los Angeles.
En 1966, un jeune homme d’Anaheim, une ville ouvrière située au sud de la cité des anges, a l’idée folle d’aller chercher du LSD chez un fameux producteur de Hollywood. John Griggs travaille alors dans les champs de pétrole de Yorba Linda et vend du cannabis pour arrondir les fins de mois. C’est aussi le caïd d’un petit gang d’amateurs d’héroïne.
Avec deux comparses, Tommy Tunnell et Joe Buffalo, Griggs prend la route de Beverly Hills, un chapelet d’armes à feu sur sa moto. En pleine fête, le cinéaste et ses amis voient alors débarquer trois hommes en pardessus, chapeau et masque de ski. Le pistolet sur la tempe, ils sont plutôt heureux de constater que ces intrus sont seulement venus chercher de l’acide. « Bon trip les gars ! » aurait lâché le producteur en voyant tous ses buvards disparaître. Vers minuit, les malfrats avalent chacun 1 000 microgrammes de LSD, soit quatre fois la dose normale. « C’est ça, c’est ça ! » se serait alors exclamé Griggs en jetant ses armes au sol.
Quelques jours plus tard, alors qu’il est hospitalisé pour une hépatite contractée à cause d’une mauvaise seringue, Griggs fait une « expérience de mort imminente ». C’est une nouvelle révélation. Venu à son chevet, Chuck Mundell assiste à une scène étonnante. Devant lui, Griggs ordonne à un groupe d’héroïnomanes de partir, puis ferme les yeux en souriant. Est-il sur le point de succomber ? Loin s’en faut : « C’est Dieu », s’exclame-t-il soudain, « c’est Dieu ». Dans les semaines qui suivent, les deux hommes prennent l’habitude de se retrouver chaque mercredi avec d’autres adeptes du LSD. « Nous sommes devenus des guides sans vraiment nous en rendre compte », constate son ami, Edward Padilla. Dont acte, Griggs entreprend de donner un nom au groupe en 1966.
Le gourou en puissance a une idée. Lors d’une réunion, il pointe son doigt vers un sommet qui se découpe à travers la fenêtre, Saddleback Mountain, et psalmodie : « Il y a la silhouette d’un ange. La tête d’une femme, son corps et ses pieds. Donnons-nous le nom d’église de l’ange endormi. » Justement, un ange passe. Peu enjoué par cette référence chrétienne Mundell lance alors une autre proposition à l’encan : « Pourquoi pas la fratrie de l’amour éternel ? » Ainsi naît The Brotherhood of Eternal Love.
Mickey et les amphétamines
À 35 minutes de voiture de Laguna Beach, sur les marches de Los Angeles, les orangeraies disparaissent dans le brouillard de cheminées d’usines. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Anaheim est habitée par les immigrés mexicains et les ouvriers qui fuient le centre-ville. Ils sont vite rejoints par Walt Disney, qui installe son parc ici en 1955. La société de divertissement prête des costumes de Mickey aux jeunes dont les études ne décollent pas. Mais John Griggs a d’autres plans.
Avant de devenir gourou, Griggs est un lycéen trapu voire musculeux, aux cheveux noirs plaqués vers l’arrière et aux yeux bleus perçants. Doté d’un esprit vif, le jeune homme débite les insultes à toutes vitesse, dans un flot de paroles affecté par un léger bégaiement. Et les amphétamines qu’il prend comme d’autres avalent des bonbons n’arrangent ni ce défaut de prononciation, ni ses inclinations bagarreuses. Après avoir frayé avec les membres des Blue Jackets, il fait le coup de poing avec le gang des Street Sweepers.
« On s’entassait dans une voiture pour aller sauter par-dessus la clôture de Disneyland et chercher des mecs de la vallée de San Fernando à tabasser, car c’était notre secteur », raconte son ancien camarade Robert Ackerly. « Nous étions les gars d’Anaheim et Johnny [Griggs] était le patron. Il se chargeait de tout et tout le monde le suivait. » Avec Edward Padilla, l’adolescent ne rate pas un épisode des Incorruptibles, une série d’ABC qui raconte la traque d’Al Capone. « Je regardais la série religieusement chaque jeudi », indique Padilla. « Je voulais être un criminel à succès. Grâce à la weed et aux pilules, je m’étais mis en tête de régner sur le comté d’Orange. » Seulement, Griggs a un avantage : « C’était un petit manipulateur sournois. »
C’est donc lui qui est à la tête de the Brotherhood of Eternal Love au moment de son enregistrement comme église, en 1966, alors que le LSD est interdit en Californie depuis 15 jours. Son aura est telle que les adeptes lui prêtent des pouvoirs mystiques. Griggs parvient même à attirer une figure tutélaire du mouvement hippie, Timothy Leary.
En 1964, avec deux collègues de Harvard, ce professeur de psychologie s’est fait connaître en publiant un livre référence pour la communauté hippie en germe, The Psychedelic Experience: A Manual Based on The Tibetan Book of the Dead. Deux ans plus tard, au cours d’une conférence de presse, il lâche « Turn on, tune in and drop out ». Ce slogan répété comme un mantra, qui signifie à peu près « allume-toi, branche-toi, et lâche prise », « restera dans les mémoires pour toujours », juge Nicholas Schou, auteur du livre Orange Sunshine: The Brotherhood of Eternal Love and Its Quest to Spread Peace, Love, and Acid to the World.
Au bord du Pacifique, l’utopie du gourou est à l’étroit. Inspiré par les récits mordorés de ses amis surfeurs sur Hawaï ainsi que par le livre Island, publié en 1962 par Aldous Huxley, il se prend à rêver d’une île où répandre son culte. « Pour nous, l’île représentait la liberté », raconte Padilla. « Plus je vendais de l’herbe, plus je cherchais à m’échapper. Fallait-il se cacher en montagne ? Non, mieux valait prendre le bateau. »
Pour semer les graines de son autonomie, la communauté s’essaye à l’agriculture et à la couture. Elle ouvre aussi une boutique, Mystic Arts World. D’après le membre du groupe Glynn Lynd, le projet est financé par le trafic : « Nous faisions passer des kilos de cannabis à travers la frontière mexicaine. Et il y avait la vente de LSD. Plusieurs personnes se rendaient à San Francisco, achetaient de grandes quantités et vendaient à Laguna Beach. » Sur une opération rapportant 98 000 dollars, Lynd devait toucher 1 000 dollars. Mais il les refuse, trop content de les céder à la cause. D’autres n’ont pas sa grandeur d’âme, le trafiquant David Hall rechignant de son côté à céder une part du profit.
Fin 1967, Ron Bevan et Travis Ashbrook s’envolent pour l’Europe. De là, les deux membres de la fratrie louent une voiture et prennent la route de Katmandou, au Népal, où ils se procurent de grandes quantités de shit. « Mon but était de faire baisser le prix du hasch », soutient Ashbrook. « Nous nous moquions de faire de l’argent. » À leur retour, le groupe est endeuillé. En décembre 1967, un de ses membres, Peter Amaranthus, est abattu par l’adjoint du shérif J.D. Green.
À compter de ce jour, « j’ai fait un pacte avec moi-même », décrit Bevan. « J’allais m’impliquer dans ce trafic plus que jamais. Nous le faisions pour nous amuser mais j’allais maintenant devenir sérieux. Je pense que les autres pensaient pareil car les affaires n’ont fait que grossir. » Dans un entretien donné au Long Beach Press Telegram, Timothy Leary soutient qu’ « un million de doses de LSD ont été lâchées sur Haight-Ashbury », un quartier de San Francisco. « Nous ne sommes pas là pour amasser de grandes fortunes, nous avons seulement besoin d’assez pour travailler. Au besoin, c’est là, le Seigneur fournit. »
Le 26 décembre 1968, Leary est interpellé alors qu’il fumait dans une Plymouth noire avec sa femme. Pendant ce temps, Griggs trompe la sienne avec autant d’adeptes qu’il peut. « Tout le monde couchait avec tout le monde », sel souvient Janet Lynd, l’épouse de Glynn. Les membres de la fratrie sont dopés à l’Orange Sunshine. Ce type de LSD « un peu trop fort », admet le trafiquant Robert Stubby, est notamment très apprécié par Charles Manson.
Au camp, les sirènes des ambulances se font entendre de plus en plus souvent. Le 3 août 1969, Griggs en paye les frais. Assis autour d’un feu, ses amis le voient sortir en nage de son tipi. Certains lui conseillent d’aller à l’hôpital, mais le gourou refuse. Au lieu de cela, il s’assoit en lotus et récite un mantra pendant plusieurs minutes avant de s’effondrer. Tombé dans le coma, il s’éteint à l’hôpital à l’âge de 25 ans.
Pluies acides
Un avion à hélices survole les sommets de Laguna Canyon, au sud de Los Angeles. En ce jour de Noël 1970, l’appareil largue des buvards de LSD en guise de cadeaux. Il tombent sur la foule réunie entre deux flancs broussailleux, dans le vallon des Sycamore Flats. Venus « célébrer la naissance de Jésus », quelque 25 000 hippies écoutent la musique de Buddy Smiles, le batteur de Jimy Hendrix. Les pupilles dilatées et l’ego dissout, certains font l’amour devant des policiers complètement dépassés par la tournure dantesque des événements.
Bientôt, ils voient tomber du ciel des milliers de confettis gris. Sur ces cartons, « il y avait une phrase en amérindien, un ruban et un buvard de LSD », se souvient le policier John Saporito. « Ça disait quelque chose comme : “Paix éternelle tant que l’herbe pousse et la rivière coule.” » Ce message signé « The Brotherhood of Eternal Love » donne un surcroît de folie à une situation déjà puissamment hallucinée. On se croirait dans la scène torride de Zabriskie Point, le film sur les hippies californiens de Michelangelo Antonioni. L’événement rappelle aussi Woodstock, le mythique festival organisé du 15 au 18 août 1969.
La même année, Jimy Hendrix donne un concert sur l’île où se sont réfugiés certains membres de la communauté. Après la mort de Griggs, ils se sont installés à Maui, sur l’archipel d’Hawaï. « Nous vivions au paradis », se remémore Travis Hashbrook. « Je n’ai pas quitté l’endroit pendant 11 mois. Tout le monde avait de la weed et du LSD. Nous avons pris du bon temps pendant un an en surfant, en montant à cheval et en jouant au baseball. » La communauté monte même sa propre équipe, les Kula Oilers. Elle vend tellement de shit sur l’île qu’il devient presque une monnaie locale.
Lorsque Timothy Leary est condamné pour possession de cannabis, une cagnotte est montée séance tenante par ses amis, qui décident finalement de le faire évader avec l’aide des Black Panthers. Alors qu’il prend la direction de l’Algérie, en 1972, les autorités lancent lancent l’opération Brotherhood of Eternal Love. Bevan est arrêté en Afghanistan au mois de mai et un raid policier est lancé le 5 août 1972 à Laguna Beach, au nord de la Californie, dans l’Oregon et à Hawaï. 53 personnes sont arrêtées. Dans la maison de Johnny Gale, un laboratoire à hasch, deux jeunes filles, une demi-tonne de shit, de l’huile de shit et 1,5 million de tablettes d’Orange Sunshine sont retrouvés.
La Hippie Mafia, ainsi que la surnomme le magazine Rolling Stone, est en déroute. Son dernier mentor en liberté, Timothy Leary, a lui aussi été arrêté. Alors qu’il volait vers Kaboul, un passager l’a reconnu et, son fils ayant été victime du LSD, a averti à la police. Sorti de détention neuf mois plus tard à la faveur de sa coopération, il meurt en 1996 d’un cancer de la prostate. Juste avant son dernier souffle, Bevan et Ashbrook lui ont rendu visite dans sa villa de Beverly Hills.
« Nous avons payé un prix bien supérieur à ce que nous nous attendions », conclut Ron Bevan. « Des vies ont été perdues, des gens ont passé des années en prison, mais ça valait la peine car nous avons complètement réussi. Le changement, le shit, le rêve de communauté, les expériences sous LSD qui ont ouvert les gens sur leur âme, et le fait qu’il y avait quelque chose de beau et de spirituel. Sans cela nous ne serions pas présents aujourd’hui. Nous avons inauguré le monde actuel, un monde plus ouvert, et plus spirituel. »
Couverture : Jeff Divine.