Cette story est sponsorisée par le film Les Baronnes.
De part et d’autre d’un bureau couvert de classeurs, deux mondes se méprisent. « La plupart des employés n’aiment pas les mères, c’est un marché compétitif », lance un recruteur à Kathy, manteau et regard bleu acier. Autour d’elle, un homme en cravate tape sur une machine à écrire pendant qu’un second candidat présente son parcours. Il porte un pull à rayures brunes et un pantalon en velours évasé sur des Converse. Au mur, un calendrier de 1978 prend la lumière blafarde de lampes halogènes. Kathy empoigne alors son sac à main et se lève. « Vous ne savez pas qui je suis », enrage-t-elle.
En voyant cette scène, les spectateurs des Baronnes, le nouveau film d’Andrea Berloff en salles le 21 août 2019, pourront se réjouir. Car ce désaveu va conduire Kathy à reprendre les rênes de la petite entreprise familiale. Avec deux autres épouses de mafieux irlandais emprisonnés, elle s’apprête à devenir un des personnages les plus craints des milieux criminels new-yorkais, au point de ne plus vouloir lâcher la bride. Imaginée par Ollie Masters et Ming Doyle, cette histoire est issue du comic The Kitchen, édité en 2014 par DC Vertigo.
Mais comme souvent, la fiction est moins éloignée de la réalité qu’on l’imagine. Kathy et ses camarades de gâchette ont une lointaine devancière qui a véritablement vécu du crime et même régné à New York. Comme le trio, elle est parvenu à se hisser tout en haut d’un milieu particulièrement misogyne. Née il y a plus d’un siècle en Guadeloupe, Stéphanie St. Clair a quitté le sol français à 13 ans pour rallier l’Amérique du Nord. Alors qu’être une femme noire était tout sauf un avantage, elle a tenu tête aux grandes figures de la pègre, se forgeant ainsi une réputation inespérée.
Une femme déchaînée
Ce 17 mai 1963, à New York, une silhouette mince aux cheveux poivre et sel pénètre dans l’office de l’immigration. Un demi-siècle après être entrée aux États-Unis, Stéphanie St. Clair décline son identité en vertu de l’Alien Registration Act de 1940. Elle confie avoir vu le jour à Marseille en 1896, avant de partir pour Montréal en 1910 pour traverser la frontière l’année suivante. Tout est faux. Si, selon l’autrice Shirley Pamela Stewart, « St. Clair était une des premières à utiliser le pouvoir de la presse pour communiquer avec sa communauté à travers l’influent journal local New York Amsterdam News », elle n’hésitait pas en revanche à brouiller régulièrement les pistes.
En 2014, Stewart a publié le livre The World of Stéphanie St. Clair: An Entrepreneur, Race Woman and Outlaw in Early Twentieth Century Harlem. Elle y révèle enfin la véritable biographie de la mafieuse. Jusqu’ici, les différentes sources à son sujet allaient de contradiction en contradiction. Dans leur Histoire sociale du crime organisé afro-américain, Rufus Schatzberg et Robert J. Kelly situent sa naissance dans la cité phocéenne, au cours des années 1880. À rebours des écrivaines Helen Lawrenson et Katherine Butler Jones, qui citent la Martinique, le journaliste Henry Lee Moon rappelle que « Madame Queen » a selon lui toujours clamé venir de France continentale.
En réalité, Stéphanie St. Clair est née en 1897 à Le Moule, sur l’île de Grande-Terre, en Guadeloupe. Cet archipel en forme de papillon passe sous drapeau français en 1635, quand la Compagnie des îles d’Amérique y établit une colonie pour cultiver du tabac du café et de la canne à sucre. Moins d’une décennie plus tard, les premiers esclaves y sont débarqués. Au bout de quelques années, les femmes prennent l’habitude de quitter les champs pour vendre leurs produits au marché un jour par semaine. Une partie du profit revient à leur maître, mais elles acquièrent ainsi un sens certain du commerce.
Leur résilience force du reste l’admiration. Aboli dans la foulée de la Révolution française, l’esclavage est rétabli par Napoléon Bonaparte en 1802. À l’issue de la guerre qui s’ensuit, les Guadeloupéens qui refusent obstinément d’être à nouveaux enchaînés sont exécutés par le colon. En voyant les femmes la corde au cou, l’écrivain Antoine Métral est stupéfait. « Le sexe faible est devenu le plus fort », écrit-il dans Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue. « De jeunes femmes, sans exprimer une seule plainte, sont vaillamment montées sur l’échafaud. Leur exemple a encouragé ceux qui étaient hésitants à mourir pour la liberté. »
À la naissance de Stéphanie St. Clair, l’esclavage est interdit depuis près d’un demi-siècle. Mais les femmes « émancipées » ne peuvent prétendre au statut de citoyennes qu’à condition de se marier. La mort de son père, en 1908, représente donc une catastrophe : privée du patriarche, la famille ne compte plus aucun représentant officiel. Troisième enfant d’une fratrie de quatre, Stéphanie décide de partir en 1910, à seulement 13 ans. Plutôt que la France, où une épidémie de choléra vient de se déclarer, elle embarque pour le Canada. On y recherche des domestiques francophones.
Afin de prendre place à bord du SS Guiana de la Quebec Steamship Company, l’adolescente ment. Selon ses documents de voyage, elle est née en 1887 à Marseille, un vieillissement de dix ans obtenu avec la complicité des autorités douanières. Sans doute apprend-elle là à parvenir à ses fins en passant quelques billets sous le manteau. Arrivée le 30 juillet 1911 à New York, la migrante met le cap sur Montréal. Avec un Dominicain rencontré entre ses heures de ménage, elle retourne sur ses pas cinq ans plus tard.
La Reine des chiffres
Dans les années 1910, à la faveur de l’extension de la ligne de métro, le quartier de Harlem accueille une foule d’Afro-Américains en provenance des rues congestionnées de Tenderloin et San Juan Hill. On en dénombre ainsi 73 000 en 1920. Ils sont suivis par près de 40 000 Caribéens d’ici à 1930. Ce chambardement draine un vaste mouvement culturel : la Harlem Renaissance traduit les aspirations et les tiraillements de descendants d’esclaves en art, en littérature ou en mode.
Pleinement intégrée à l’atmosphère bouillonnante du coin, Stéphanie St. Clair se lance dans le monde lucratif des paris illégaux. De la même manière que la ruée vers l’or a plus enrichi les vendeurs de pelles que les chercheurs, cette activité remplit surtout les poches des prêteurs. Aussi devient-elle l’employée d’une de ces banques de rue avant de monter la sienne. En 1923, son affaire est lancée avec le coquet capital de 10 000 dollars. À en croire Helen Lawrenson, elle recourt à une cinquantaine de courtiers, une dizaine de contrôleurs et des hommes de main.
Engagé pour sa protection, Ellsworth « Bumpy » Johnson devient peu à peu son garde du corps personnel. Cette figure réputée de Harlem admire la personnalité et l’élégance de « Queenie », qu’il accompagne avec plaisir à des concerts de jazz. Elle « n’avait pas peur de lancer ses précieux talons hauts et de défier n’importe quel homme ou femme assez insolant pour insulter son éducation ou sa personne », apprécie-t-il.
Cela lui permet d’empocher autour de 200 000 dollars par an, selon les chiffres de Rufus Schatzberg et Robert J. Kelly, et d’occuper une belle maison au 409 Edgecombe. « Madame Stéphanie St. Clair traversait le hall avec son manteau en cuir qui traînait splendidement derrière elle », se souvient sa voisine, Katherine Butler Jones. « Elle avait une aura mystique et portait des robes exotiques avec un turban coloré autour de la tête. Quand je suis allée dans son appartement pour récupérer le loyer, elle m’a invité à voir sa collection de pépites d’or incrustées dans une table en verre. »
Le 30 décembre 1929, la « Reine des chiffres» est prise en flagrant délit de prêt illégal sur le 141e Rue. Lors du procès, elle admet avoir trempé dans ce genre de combines par le passé, mais estime cette fois être victime d’un abus policier. Condamnée à huit mois de travaux forcés sur Welfare Island, elle est entendue à sa sortie par les membres d’une commission sur la corruption du système judiciaire. L’enquête met finalement au jour une conspiration de juges, d’avocats, de policiers et de particuliers pour extorquer de l’argent aux accusés. St. Clair témoigne avoir versé de 100 à 500 dollars à un lieutenant.
Dehors, une nouvelle menace se présente à la Guadeloupéenne. Alors que le milieu des paris illégaux était jusqu’ici monopolisé par les minorités, la fortune amassée par certains appâte d’autres bandits, comme le fameux criminel d’origine allemande Dutch Schultz. En l’absence de syndicats ou d’organisations de prêteurs, la voie est libre, à ceci près que St. Clair s’interpose. « Je n’ai pas peur de Dutch Schultz, ni de n’importe quel homme », proclame-t-elle. « Il ne me touchera jamais. » Pour avoir lutté contre lui, le journaliste Ted Poston déplore avoir perdu « trois-quart d’un million de dollars » et avoir passé 820 jours en prison. « Je vais montrer à ces négros comment garder la main et contre-attaquer », plastronne St. Clair.
Madame Queen
Avec ce type de déclarations tapageuses, Stéphanie St. Clair s’attire les foudres de Schultz. Sa tête est mise à prix. Pendant un temps, en 1935, la Reine des chiffres se cache « dans la cave d’un ami, couverte de charbon », ainsi qu’elle le confiera à la presse. Mais le 23 octobre 1935, c’est finalement son ennemi qui disparaît, abattu devant le Palace Chophouse de Newark, dans le New Jersey. L’ordre a été donné par le parrain de New York Lucky Luciano, lui aussi versé dans les paris. St. Clair se range de son côté. À l’hôpital, mourant, le gangster reçoit un télégramme. « On récolte ce que l’on sème », est-il écrit. Il est signé « Madame Queen ».
Trois ans plus tard, St. Clair tire cette fois sur son mari, Sufi Abdul Hamid, épousé en août 1936. Elle voulait « juste lui faire peur », expliquait-elle au New York Amsterdam News. Suspecté de l’avoir trompée, ce militant de la cause afro-américaine s’en tire avec une grosse blessure, tandis qu’elle prend dix ans de réclusion. Depuis une cellule, la Française apprend sa mort un an plus tard, dans un accident d’avion. Tout le monde y perd : avec sa mise sous écrou, Harlem est orphelin d’une de ses figures tutélaires, qui ne ratait aucune occasion de défendre les droits des minorités.
En 1960, Stéphanie St. Clair reparaît dans une série d’article sur l’histoire des paris illégaux à Harlem. Désormais sexagénaire, elle continue de porter beau et de « mener une vie fastueuse », d’après le journaliste Ted Poston. Femme d’affaire prospère, Madame Queen habite dans un appartement de quatre étages de Sugar Hill, le quartier du 409 Edgecombe. Chaque fois qu’elle le peut, la vieille femme pousse ses voisins à aller voter et se bat pour qu’ils obtiennent des papiers. Le 17 mai 1963, certains d’entre eux voient une silhouette mince aux cheveux poivre et sel pénétrer dans l’office de l’immigration.
Ellsworth « Bumpy » Johnson est toujours là pour la protéger jusqu’au 7 juillet 1968. ce soir-là, le garde du corps succombe à une crise cardiaque alors qu’il dînait au Wells, un restaurant de New York. Stéphanie St. Clair s’éteint en décembre 1969 à Central Islip, sur Long Island, dans des circonstances inconnues. Elle allait avoir 73 ans.
Couverture : Bettmann