Gertrude frotte son groin contre la paille qui recouvre le sol de son petit enclos à la recherche de nourriture. À chaque fois que le museau du cochon entre en contact avec la paille, de curieuses notes électroniques retentissent dans la salle. « Les bips que vous entendez sont des signaux en temps réel qui proviennent du Neuralink dans la tête de Gertrude », explique Elon Musk.

Vendredi 29 août, le PDG de Tesla et SpaceX a présenté le tout premier prototype fonctionnel d’implant cérébral de son entreprise Neuralink. Ce petit condensé de technologie de la taille d’une grosse pièce est inséré dans le crâne du cochon. Invisible sous la peau, les électrodes filaires qui en sortent viennent délicatement frôler le cerveau de Gertrude sans lui causer de dommages. D’après le milliardaire, l’opération – réalisée par un robot-chirurgien – est si bénigne qu’elle ne nécessite pas d’anesthésie générale, et le porteur de l’implant Neuralink n’en est pas perturbé.

Crédits : Neuralink

Pour preuve, les trois petits cochons conviés ce soir-là semblent en parfaite santé, qu’ils soient pourvus d’un implant, de deux implants, ou que le Neuralink ait été retiré plusieurs semaines après avoir été inséré dans leur crâne. Elon Musk promet que les tests cliniques humains commenceront très bientôt. Car évidemment, le but de Neuralink n’est pas de créer des cochons cyborgs.

Selon Musk, son but premier est de permettre de « résoudre d’importants problèmes cérébraux », à commencer par rendre leur mobilité aux personnes paraplégiques ou tétraplégiques. Mais à terme, l’implant Neuralink pourrait faire de nous de véritables ordinateurs humains, capables notamment de sauvegarder nos souvenirs hors de notre corps, pourquoi pas dans un androïde. « Le futur va être bizarre », promet Elon Musk.

Et la lumière fut

Assis devant une table ronde du Baylor College of Medicine, à Houston, Benjamin James Spencer pose une paire de lunettes sur son nez. Un voile sombre recouvre les deux lunes blanches qui filtrent derrière ses paupières mi-closes. Pour lui, ça ne change rien. À sept ans, ce Texan a commencé à avoir d’intenses maux de crâne. Puis, en septembre 1992, alors qu’il était à l’école, le garçon a perdu la vue. En ce mois de juin 2019, il la retrouve en partie.

Lorsqu’un carré lumineux apparaît à l’écran en face de lui, Benjamin Spencer est capable de pointer le stylet au bon endroit. De l’autre côté, sur un ordinateur portable, une chercheuse aligne les observations positives. Afin de se repérer, le patient utilise la petite caméras fixée sur ses lunettes. Envoyées le long d’un câble vers un boîtier dans sa poche, les images sont transformées en signaux électriques, eux-mêmes réexpédiés vers une antenne des lunettes. De là, ils aboutissent (sans fil) à 60 électrodes implantées dans le cerveau de Benjamin Spencer. Une stimulation du cortex visuel est alors enclenchée de manière à lui donner une cartographie lumineuse du paysage.

« Quand je regarde quelque chose avec les lunettes, je suis capable de savoir où elle se trouve et quelle est sa taille approximative », se réjouit-il. « Mon cerveau la voit comme elle est censée apparaître. » Avec lui, cinq autres personnes malvoyantes ont testé la prothèse visuelle Orion, dont les résultats ont été publiés le 27 juin 2019 par le Baylor College of Medicine, en collaboration avec l’université de Californie et la société Second Sight.

« La vision est communément associée aux yeux, mais une grande part du travail est effectuée par le cerveau », explique le neurochirurgien Daniel Yoshor. « La lumière projetée sur la rétine est convertie en signaux neuronaux qui sont transmis à des parties du cerveau par le nerf optique. » Jusqu’ici, certains aveugles fondaient leurs espoirs sur un hypothétique œil bionique, susceptible de fonctionner à condition que le nerf optique soit opérationnel. En le contournant, les implants cérébraux changent le paradigme et élargissent le champ des possibles.

La prothèse Orion laisse toutefois les personnes atteintes de cécité à la naissance dans le noir, leur cortex visuel ne pouvant pas être activé aussi aisément. Pour ceux dont il est seulement en sommeil, « nous pourrions produire une image riche au moyen de centaines de milliers d’électrodes dans le cerveau », suggère Yoshor. « Pensez au pointillisme, qui dessine une image à partir d’une foule de petits points. Nous pourrions faire la même chose en stimulant le lobe occipital du cerveau. » Mais cette description ne donne qu’une partie du tableau dessiné petite touche après petite touche par cette technologie.

Les électrodes placées au contact d’un cerveau ne sont pas seulement capable de le stimuler, elles peuvent aussi en interpréter l’activité. Pour communiquer entre eux, les neurones modifient leur charge électrique par un mécanisme appelé dépolarisation. Ils libèrent ainsi un « potentiel d’action » qui se traduit par des échanges d’ions. En utilisant les capteurs que représentent les électrodes, l’électroencéphalographie permet de mesurer cette activité électrique depuis les années 1920.

Crédits : Neuralink

Un siècle plus tard, nous sommes désormais capables de les interpréter avec une certaines finesse. Le 24 avril dernier, des chercheurs de l’université de San Francisco ont présenté dans la revue Nature une interface cerveau-machine assez habile pour produire une voix synthétique contrôlée par l’activité cérébrale. Elle pourrait donc donner la parole à ceux qui en sont privés. Et il y a déjà plusieurs années que ce type de dispositif offre aux paralysés le moyen de commander des membres robotiques. En juin, il a même fonctionné sans implant, d’après des chercheurs de l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh et de l’université du Minnesota à Minneapolis.

Le potentiel de ces appareils dépasse de loin le cadre médical. « Je pense que ce sera important à l’échelle de la civilisation », juge Elon Musk, jamais avare de superlatifs. En juillet 2016, le milliardaire a lancé Neuralink, une start-up de nano-biote­ch­­no­­lo­­gies vouée à « conce­­voir des inter­­­faces cerveau-machine pour connec­­ter les êtres humains aux ordi­­na­­teurs ». À notre enveloppe corporelle, il entend ajouter une « couche numérique » associant l’intelligence humaine à celle des machines (IA). Mardi 16 juillet 2019, il a présenté son premier modèle.

Le singe et les électrodes

Avec le ton saccadé d’un programme informatique, Elon Musk donne d’emblée la raison de sa venue sur la scène de l’Académie des sciences de San Francisco. « Je fais cette présentation avant tout pour recruter », annonce-t-il devant une grande toile de projection. « Nous voulons vraiment avoir les meilleurs talents au monde chez Neuralink », preuve que le patron de SpaceX et Tesla croit encore au génie humain.

Il est cependant très préoccupé par la montée en puissance de l’intelligence artificielle, dont la force de calcul menace en premier lieu des emplois, et en seconde instance la civilisation. « Je m’intéresse de près à l’IA de pointe et cela me fait très peur », alerte-t-il. « Elle est capable de faire beaucoup plus que ce qu’on imagine et ses perspectives d’amélioration sont exponentielles. » Afin d’éviter que l’être humain se retrouve sur le bas-côté, distancé par sa propre création, Musk formule donc le souhait étrange de fusionner avec. « Sans le savoir, les gens sont déjà des cyborgs », argue-t-il en faisant référence à l’appareillage technologique (smartphones, ordinateurs) qui nous seconde. Neuralink va donc les en rapprocher.

Dans un premier temps, la société californienne veut mettre les ordinateurs et les téléphones à la portée des paraplégiques. Grâce aux polyimides, un matériau appartenant aux polymères, elle a conçu des électrodes plus fines qu’un cheveu, ce qui réduit le risque de dommage pour le système nerveux central au contact d’implants. Ces 37 072 mini-capteurs sont groupés en 96 threads ou « fils d’exécution » au sein desquels ils partagent une « mémoire virtuelle ». Il peuvent ensuite être implantés par un robot développé par Neuralink, sous le contrôle d’un neurochirurgien.

Crédits : Neurailnk

Ça a déjà été fait, lâche Musk à l’Académie des sciences de San Francisco : « Un singe a été capable de contrôler l’ordinateur avec son cerveau. » Cerveau qui présente d’ailleurs tant de similitude avec celui de l’être humain que les primates ont été les premiers, à leur corps défendant, à expérimenter les interfaces cerveau-machine. En 1969, un chercheur de l’université de Washington, à Seattle, a montré qu’un singe pouvait contrôler une aiguille par la force de l’esprit. Eberhard Fetz a ensuite étudié le contrôle des muscles de l’avant-bras par le cortex moteur et élaboré des implants cérébraux à même de détecter l’activité neuronale.

En 2008, son laboratoire est parvenu à enclencher le mouvement d’un poignet de macaque paralysé en utilisant des électrodes logées dans le cerveau de l’animal. Avec ce procédé, des bras robotiques ont été actionnés à la même période. Inspirée par ces travaux, la National Science Foundation, une agence publique de santé américaine, a mis 18,5 millions de dollars sur la table en 2011 pour créer un centre de recherche sur les prothèses robotiques auquel Fetz a été associé. Les promesses du secteur n’ont pas tardé à attirer l’attention et l’argent du milliardaire Elon Musk.

Coup sur coup, en 2015 et 2016, l’entrepreneur a lancé un projet pour démocratiser l’intelligence artificielle, OpenAI, et une société qui veut l’utiliser pour augmenter l’être humain, Neuralink. Aujourd’hui, il assure que son interface « préser­vera et amélio­rera votre cerveau » et, à terme, « réali­sera une sorte de symbiose avec l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle ». Cet horizon est-il proche ? Pour Nima Mesgarani, professeur en neuro-acoustique à l’université de Columbia, il va falloir attendre un peu. En janvier dernier, le chercheur a décrit le fonctionnement d’un appareil qui transforme les pensées simples en texte dans la revue Nature.

Crédits : Neuralink

« Un des objectifs est de créer une interaction alternative entre l’homme et l’ordinateur, qui pourrait engendrer une interface entre un smartphone et son propriétaire », indique-t-il. « Mais c’est loin d’être possible car il va nous falloir mieux comprendre la représentation du langage par le cerveau pour raffiner nos méthode de décodage. » Le Baylor College of Medicine va également devoir améliorer la sensibilité de ses lunettes s’il veut que ses patients voient des formes claires et non des rayonnements lumineux.

De son côté, Musk assure faire un grand pas vers l’humain augmenté par l’intermédiaire de son robot, qui permet une implantation rapide et sans faille, ainsi que ses électrodes d’une grande finesse. Mais si Neuralink obtient l’autorisation de tester sa technologie sur un être humain en 2020, elle ne fera encore que l’appliquer dans un cadre médical. Une première étape sur la voie de l‘extension cérébrale dont rêve le patron de SpaceX.

Ce « casque de magicien » relève pour l’heure d’une hypothèse séduisante : pourquoi une interface cerveau-machine ne pourrait-elle pas nous connecter directement à Google et aux calculs d’une IA ? La question deviendra brûlante lorsque les rues seront remplies de singes coiffés d’électrodes.


Couverture : Neuralink