Derrière le crâne chauve de Jeffrey Katzenberg, des portraits plus ou moins réputés apparaissent un à un sur l’écran géant, où ils viennent former un trombinoscope hollywoodien. Depuis la scène du Consumer Electronics Show (CES), la grande conférence des nouvelles technologies organisée chaque début d’année à Las Vegas, le cofondateur des studios Dreamworks, et ancien de Walt Disney, en présente quelques-uns. Il égrène les noms de Steven Spierlberg, Sam Raimi, Guillermo Del Toro, Bill Murray, Idris Elba ou encore Reese Witherspoon. Tous seront sur Quibi, un nouveau service de streaming pariant sur des contenus courts, qui sera disponible à partir du 6 avril 2020. Son catalogue de vidéos de moins de 10 minutes coûtera 5 dollars par mois, ou 8 dollars sans publicité, annonce Katzenberg ce mercredi 8 janvier 2020.

Avec des épisodes succincts, ou des films divisés en brefs chapitres, le fondateur de Quibi veut offrir un divertissement à regarder dans le métro, la salle d’attente ou à la pause déjeuner, aidé en cela par la pléiade de célébrités qui a accepté de prendre part à l’aventure. Il propose aussi Turnstile, une fonctionnalité permettant de garder l’image en plein écran lorsqu’elle glisse de l’horizontale à la verticale. « Parce que les gens veulent la qualité et la quantité, nous publierons trois heures de contenu original par jour », vante Katzenberg. Dans un marché déjà occupé par Netflix, Amazon, Disney et Apple, Quibi ne manque pas d’ambitions. Cela fait de longs mois que le projet est savamment préparé.

10 minutes à gagner

Le tapis rouge n’a pas le temps de prendre la poussière. Un mois après avoir été foulé par le meilleur du cinéma international, il est déroulé pour les créatifs du monde des médias et de la publicité. En ce mardi 18 juin 2019, deuxième jour des Lions de Cannes, le Palais des festivals reprend un bain de foule. Bientôt, vers 21 heures, les participants reflueront vers l’extérieur, où les derniers rayons du soleil luiront, entre les mains des lauréats, sur quelques statuettes en forme de lions.

Le lendemain matin, à 10 heures, Jeffrey Katzenberg montera sur la scène de l’auditorium Louis Lumière. L’ancien président des studios Disney et fondateur de Dreamworks, élu personnalité de l’année par les Lions, ne recevra pas de trophée mais il aura un projet prometteur à présenter. Avec l’ancienne PDG de Hewlett Packard, Meg Whitman, il s’apprête à lancer une plateforme proposant des films de moins de 10 minutes à regarder sur smartphones. Quibi va associer « le meilleur d’Hollywood et de la Silicon Valley », assurent-ils.

D’après une étude de la société eMarketer, les Américains passent près de 70 minutes par jour à regarder des vidéos sur leur smartphone, contre six minutes en 2012. « Chaque matin, vous quittez la maison avec une petite télévision dans votre poche », constate l’ancienne candidate Républicaine au poste de gouverneure de Californie. « Pendant la journée, vous avez ces moments de battement – dix minutes par-ci, 15 minutes par-là – où vous voulez voir quelque chose de bien. »

Or, ajoute Whitman, « il faut près de huit minutes pour trouver ce que vous cherchez sur Netflix, ce n’est pas possible. » Tandis que seuls 10 % des abonnés aux plateformes de streaming regardent du contenu sur leur téléphone, Quibi ne sera pas disponible ailleurs. Et les scènes auront été spécialement tournées pour être regardées dans le bus ou la salle d’attente.

« Si vous avez entre 25 et 35 ans, vous êtes sur votre smartphone cinq heures par jour », pointe Katzenberg. Au lancement, le 6 avril 2020, l’abonnement mensuel coûtera 4,99 dollars par mois avec publicité et 7,99 dollars sans.

Jeffrey Katzenberg à Washington
Crédits : Maison-Blanche

En attendant, le duo promet d’associer la qualité à la concision. Huit productions « super premium » compléteront une avalanche de séries, en sorte que 125 œuvres devraient être proposées chaque semaine, soit 7 000 par an. De grands cinéastes comme Guillermo del Toro, Sam Raimi et Steven Soderbergh (déjà auteur de la série pour portables Mosaic) sont déjà occupés à développer des programmes. Même Steven Spielberg est sur la brèche, a annoncé Katzenberg le 10 juin dernier au festival canadien Banff World Media.

Le réalisateur de Jurassic Park et de Minority Report a déjà écrit cinq ou six épisodes de sa série horrifique Spielberg’s After Dark sur la douzaine prévue. Ils ne seront visibles qu’après le coucher du soleil, l’horloge du téléphone permettant à l’application de voir venir le crépuscule. « Steven est arrivé et a dit : “J’ai une super histoire d’horreur à raconter” », raconte Katzenberg. « Il l’écrit lui-même, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, donc c’est fantastique. »

Opposé à la présence des œuvres de Netflix aux Oscars, le cinéaste milliardaire doit néanmoins s’adapter à l’écosystème en germe : au cours des 12 derniers mois, Apple, WarnerMedia, Disney, NBC Universal et Viacom ont annoncé le lancement de plateformes de streaming. Quibi peut-il se démarquer en diffusant de la vidéo ajustée au smartphone ? « Les opportunités économiques et créatives se rencontrent sans aucun doute », estime Katzenberg. « Depuis le début, je m’inspire de l’industrie de la télévision dans laquelle j’ai grandi. »

Un homme d’idées

À la sortie du Palais des festival, au seuil du crépuscule, la scène du mardi 18 juin 2019 va se répéter le jour suivant. Quelques heures après la présentation de Quibi, dans l’auditorium Louis Lumière, les participants reflueront vers l’extérieur, où les derniers rayons du soleil luiront, entre les mains des lauréats, sur quelques statuettes en forme de lions.

Cette fois-ci, Jeffrey Katzenberg portera un trophée. Le sexagénaire a été désigné « personne des médias de l’année » par les organisateurs du festival international de la créativité. Il doit recevoir le lion mercredi soir.

« Jeffrey Katzenberg concentre tout ce que cette récompense représente », affirme le président de l’événement, Philip Thomas. « Son leadership créatif et sa vision sans faille ont apporté de grandes transformations et des succès fracassants dans le paysage du divertissement, des médias et des technologies. »

Originaire de New York, Katzenberg fait ses armes en tant qu’assistant à la Paramount, où il participe à la renaissance de Star Trek en 1979. Le président du studio, Michael Eisner le prend dans ses bagages au moment d’intégrer Disney, en 1984.

Le multinationale du divertissement est alors « loin d’être en bonne forme financière », retrace-t-il. Alors « nous avons remplacé les dollars par la créativité et les grosses stars par des talents en qui nous croyions. Le succès a suivi. » Mettant l’accent sur les idées et le scénario, il accompagne la transition du propriétaire de Mickey vers le numérique et finit par cofonder DreamWorks en 1994. Visionnaire, il en fait le plus grand studio de films d’animation au monde, grâce aux succès de Kung Fu Panda ou Madagascar.

« Pendant ma carrière, j’ai eu l’honneur de travailler sur différentes formes de storytelling, du film pour la télévision à la pièce pour Broadway, mais le voyage dans lequel nous sommes embarqués aujourd’hui avec Quibi est le plus excitant car c’est une nouvelle forme de storytelling. Nous espérons inaugurer l’ère du divertissement sur mobile. »

Crédits : Cannes Lions

Katzenberg n’est pas le premier. En 2009, la réalisatrice Sally Potter a présenté le premier film conçu pour être vu sur un téléphone à la Berlinale. Malgré la présence de Jude Law, Judi Dench, Dianne Wiest et Steve Buscemi au casting, on ne peut pas dire que Rage ait connu un succès retentissant.

Après la sortie d’un long-métrage pour l’iPad, The Silver Goat (2012), et d’une œuvre à télécharger avec une application, APP (2013), Starvecrow (2016) se présente comme le « premier film selfie ». Les acteurs ont entièrement filmé les scènes avec leurs portables. Galvanisé par ces expérimentations avec les smartphones, et inspirés par les succès de Netflix et HBO, la chaîne française Canal+ lance Studio+ en novembre 2016.

Six mois plus tard, un ancien de la chaîne, aussi passé par Allociné, Patrick Holzman, s’associe avec le cofondateur de Deezer Daniel Marhely pour créer un média pour smartphone. Le patron de Free, Xavier Niel, les aide à financer Blackpills à hauteur de 5 millions d’euros.

Moins de trois ans plus tard, l’application de vidéos est arrêtée. Comme Quibi, elle pariait sur les contenus de moins de 10 minutes. Et comme Quibi, elle coûtait au départ 4,99 euros par mois. Pour vendre ses contenus, Blackpills a pour finir préféré s’associer à des opérateurs mobiles comme Orange, dont elle est aujourd’hui un fournisseur. Netflix lui a aussi commandé le développement d’une série baptisée Bonding. Autrement dit, la machine tourne mais le concept de plateforme proposant des vidéos pour mobile a fait long feu.

« Il y a de la place pour le cinéma sur smartphone », estime toutefois Philip Thomas. « Nous vivons dans à un âge numérique qui offre de nouvelles opportunités. Si Katzenberg et les autres ne repoussent pas les limites, rien ne change. C’est un visionnaire qui transforme l’industrie. »

Quibi a fondé un modèle flexible. Après deux ans de diffusion financés par la plateforme, les réalisateurs pourront récupérer leurs scènes pour en vendre les droits à une autre audience. Ils n’ont ainsi pas grand-chose à perdre. Whitman et Katzenberg, qui ont déjà levé plus d’un milliard de dollars, risquent plus gros de leur côté. Mais le risque, ça les connaît.


Couverture : Jeff Katzenberg lance Quibi.