Cargo de nuit
Avant l’embouchure du Hollands Diep, sur la côte des Pays-Bas, l’Arsianco allonge ses 85 mètres de rouille dans la rade du petit village de Moerdijk. Immobile au-dessus de l’eau verdâtre, le cargo néerlandais grouille de l’intérieur. Ce samedi 11 mai 2019, peu après minuit, une brigade policière et quelques scientifiques en combinaisons blanches inspectent la cargaison. Autour des bidons et des sacs plastiques entreposés par paquets dans les cales, le sol se couvre soudain de flaques d’ombre. L’eau fait tâche d’huile. L’Arsianco coule.
Sans attendre, les experts remballent, tournent les talons, et pourchassent la lumière de leurs lampes torches, braquées vers l’extérieur. Piégé par des flots qui « montent à vive allure », dixit le porte-parole de la police Alwin Don, le navire s’enfonce d’1,5 m. Puis, comme si la brèche avait été colmatée d’un coup, il se stabilise. « L’enquête a révélé qu’une espèce de piège a été actionné », poursuit Alwin Don. « Une pompe a manifestement été mise en marche à distance pour couler le bateau. » L’Arsianco ne pouvait pas risquer de tomber entre n’importe qu’elles mains : il est truffé de drogue.
La veille, en l’arpentant, un policier a inhalé tant de produit chimique qu’il a dû être conduit à l’hôpital. Le cargo venait d’être arrêté lors d’un contrôle de routine, à Rotterdam. Quelque 300 litres d’huile de méthamphétamine y ont finalement été saisis, pour une valeur d’environ 4 millions d’euros à la vente. Il y avait aussi, dans certaines pièces transformées en véritables laboratoires, du matériel de cuisine et sept kilos de matières premières. « La découverte est unique aux Pays-Bas », souligne le porte-parole. « C’est la première fois qu’un laboratoire de drogue est trouvé dans un cargo. En général, on en débusque dans des péniches, mais jamais dans d’aussi gros bateaux. »
Aux côtés du capitaine de l’Arsianco, un Néerlandais de 65 ans, trois mexicains de 23, 26 et 37 ans qui se trouvaient à bord ont été arrêtés. Quelques semaines plus tard, le dimanche 2 juin, la police de La Haye a été appelée par des habitants du quartier de Scheepmakersstraat, où flottait une forte odeur chimique. Sur place, elle a découvert 25 kilos de meth. « Un seul gramme coûte environ 150 euros mais ce prix est en baisse, on peut maintenant en trouver autour de 100 voire 80 euros », explique le chercheur en toxicomanie Ton Nabben, de l’université de sciences appliquées d’Amsterdam.
En février, pour 90 millions de dollars de la même drogue a été mise au jour dans le village voisin de Wateringen. Deux Mexicains, dont un issu de la région de Sinaloa, ont été arrêtés à cette occasion. « Ils essayent de vendre leur crystal meth sur le marché européen », constate le policier Jan Struijs. « Ils ont d’abord ciblé l’Europe de l’Est. Là-bas, vous pouvez voir des zombies sous meth partout. Maintenant, ils tentent de faire la même chose à l’ouest. » Alors que le Vieux continent était jusqu’à présent plutôt abreuvé d’amphétamines et d’ecstasy (MDMA), les cartels de la drogue entreprennent désormais d’y injecter la drogue de Breaking Bad, plus cher mais aussi plus dangereuse. Elle a l’avantage d’être indolore.
Cette meth interceptée aux Pays-Bas ne vient pas du Nouveau-Mexique, comme dans la série américaine, mais bien, pour une large part, du Mexique. Mercredi 5 juin 2019, une patrouille a démantelé un laboratoire de Sinaloa capable de produire 17 millions de doses. Cette année, 20 installations de ce type ont été repérées dans le pays. Pendant longtemps, leur production traversait simplement la frontière pour être vendue aux États-Unis. Mais depuis que l’ancien chef du cartel de Sinaloa, El Chapo, y est détenu, elle prend de plus en plus la route de l’Europe.
Meth monde
À l’arrière de l’Arsianco, du côté droit de la poupe, une bande blanche ourlée de bleu donne un indice sur son origine : Duisbourg. Le navire vient d’Allemagne. Si on ignore où devait filer sa cargaison, une partie de la meth mexicaine traverse le Rhin dans l’autre sens pour être distribuée entre plusieurs régions. Dans un rapport paru en mars 2019, l’European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction (EMCDDA) explique que « la méthamphétamine est historiquement consommée en République tchèque et en Slovaquie, mais qu’elle apparaît aussi aujourd’hui à Chypre, en Espagne, dans le nord de l’Europe et dans l’est de l’Allemagne. » Elle circule notamment près des clubs de Berlin.
La capitale allemande a partie liée avec l’histoire de la meth. C’est ici que son créateur, le Japonais Nagai Nagayoshi a étudié de 1871 à 1883. De retour à Tokyo, cet aîné d’une famille d’aristocrates est marié à une Allemande, catholique, et il décide d’étudier la chimie plutôt que la médecine, comme il l’envisageait initialement. C’est ainsi qu’il se met à observer un composé cristallin extrait du ma huang (ou éphédra chinois), une herbe médicinale qui sert à traiter l’asthme en Chine. Ainsi isole-t-il pour la première fois l’éphédrine. La meth est synthétisée à partir de ce stimulant en 1893. Certains pensent que Nagayoshi a copié la méthode du neurologue autrichien Sigmund Freud pour produire de la cocaïne en 1883.
Toujours est-il que la drogue se retrouve dans les viatiques des militaires nippons et américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Le stimulant est aussi administré chez leurs alliés, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Les stocks restant à la fin du conflit alimentent un usage récréatif qui inquiète à Washington et Tokyo. De chaque côté du Pacifique, elle revient à la mode par vagues : les Américains s’en servent dans les années 1960 et 1970, les Nippons au cours des deux décennies suivantes. Finalement, sa propagation à l’Asie du Sud-Est et à l’Océanie intervient dans les années 1990. Des laboratoires sont ainsi établis en Chine, en Indonésie, en Malaisie et en Thaïlande mais aussi au sud de la frontière étasunienne, au Mexique.
Dopée par la puissance des cartels, la production de meth explose au pays d’El Chapo. « Le Mexique a maintenant des installations massives et très sophistiquées », constate l’agent de la Drug Enforcement Administration (DEA) Elizabeth Kempshall en 2009. « Nous les appelons les super-labs. » La quantité saisie par la douane américaine double de 2008 à 2011. Or, dans le même temps, le nombre de consommateurs passe d’1,8 million à 1 million aux États-Unis, selon les Nations Unies. Envoyée vers l’Asie, la drogue fait alors escale en Europe. « Depuis la fin des années 2000, l’Europe est utilisée comme une zone de transit pour la méthamphétamine destinée à la région Asie-Pacifique », détaille un rapport de l’EMCDDA. « En 2011, une opération des autorités bulgares, roumaines et turques a abouti à la saisie de 55 kg de méthamphétamine qui devait être revendue au Japon. »
La même année, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime répertorie 350 démantèlements de sites de production de meth en Europe, pour la plupart en République tchèque (328). Ce sont en général de petits laboratoires sans commune mesure avec ce qui se fait au Mexique. Là-bas, les narcotrafiquants décident justement de ne pas se contenter de passer par le Vieux continent mais d’y disséminer leur production. En 2013, un des responsables du cartel de Sinaloa, José Rodrigo Aréchiga Gamboa, alias El Chino Ántrax, est arrêté à l’aéroport Schiphol d’Amsterdam. Un an plus tard, Europol publie une note pour alerter les autorités européennes d’une tentative d’intrusion mexicaine.
En 2014, l’EMCDDA note aussi « une augmentation de l’implication de groupes criminels sur le marché de la méthamphétamine et une possible augmentation de la production. Dans certains pays, des éléments suggèrent que son utilisation est en hausse, tandis que de nouvelles tendances ont été constatées parmi des groupes de jeunes hommes homosexuels dans des grandes villes (Londres, Paris). » Par où entre la meth ? Rotterdam ? Valence ? Barcelone ? Marseille ? Il était encore assez difficile de le dire à l’époque. On sait maintenant que les Mexicains ont ouvert une porte aux Pays-Bas.
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