Tout est prêt. Mais ce jeudi soir, un groupe de conseillers diplomatiques tente de ramener Donald Trump à la raison. Sur la suggestion du secrétaire d’État Mike Pompeo, du conseiller à la Sécurité nationale John Bolton et de la directrice de la CIA Gina Haspel, le président américain a décidé d’envoyer des avions frapper des radars et des batteries de missiles iraniens. Quelques heures plus tôt, les Gardiens de la révolution ont commis « une énorme erreur », a-t-il dit, en abattant un drone espion américain d’une valeur de 130 millions de dollars. Il est 19 heures à Washington, 4 heures en Europe et 6 h 30 à Téhéran. Il est minuit un peu partout dans le monde si l’Iran réplique.
Averti par les conseillers, le milliardaire finit par lâcher la gâchette : les États-Unis ne tireront pas, en tout cas pas aujourd’hui. Le souffle de soulagement est international. Mais la pression reste. Une semaine auparavant, le 13 juin, un immense brasier se déclarait dans le golfe d’Oman. Sur une mer d’huile aux contours vagues, le tanker norvégien Front Altair se retrouvait presque coupé en deux par une explosion, dont les flammes rejetaient de grands panaches de fumée noire. Au même moment, un autre navire, le Japonais Kokuka Courageous, subissait lui aussi une attaque. Pour le Pentagone, seul l’Iran peut être responsable.
Lundi, l’agence de l’énergie atomique perse déclarait qu’elle allait dépasser, dans dix jours, le plafond d’uranium enrichi autorisé par l’accord sur le nucléaire de 2015. Donald Trump, qui veut absolument forcer la République islamique à le renégocier, annonçait de son côté le déploiement de 1 000 hommes au Moyen-Orient, en plus des 1 500 déjà envoyés en mai. Autrement dit, les États-Unis n’ont pas tiré, mais ils pointent toujours leurs canons vers l’Iran.
Sabotage
À l’horizon, une étendue bleue point derrière les cols arides d’Asaluyeh, dans le sud de l’Iran. En ce mois de mai 2019, un convoi exceptionnel se dirige vers la côte. Sur plusieurs remorques des camions, on devine sans mal deux longs projectiles recouverts d’un treillis. Partagée par la chaîne saoudienne Al-Arabiya le 20 mai 2019, ces images ont été relayées par le Mouvement de lutte arabe pour la libération d’Ahvaz, un groupe séparatiste placé sur la liste des organisations terroristes par Téhéran et soutenu par Riyad.
Le régime iranien est en état d’alerte depuis que, le 5 mai 2019, les États-Unis ont envoyé des bombardiers B-52, un intercepteur de missiles Patriot, le porte-avion USS Abraham Lincoln et d’autres unités navales dans le golfe Persique. Ce déploiement « représente un repositionnement prudent en réponse à des indications d’une menace crédible par les forces du régime iranien », justifiait le secrétaire d’État à la Défense, Patrick Shanahan. « Nous l’appelons à cesser toute provocation et nous le tiendrons comptable d’une attaque sur les forces américaines ou nos intérêts. »
Une semaine plus tard, les Émirats arabes unis dénoncent le « sabotage » de quatre navires au large de Fujaïrah, près de détroit d’Ormuz. Le premier appartient au royaume pétrolifère, tandis que deux viennent d’Arabie saoudite et le quatrième de Norvège. D’après l’analyse balistique d’un assureur du pays nordique, il est « très probable » que le Corps des Gardiens de la révolution ait orchestré l’attaque. Trois officiels américains cités par la chaîne CBS sont parvenus aux même conclusions. L’un d’eux assure même qu’il existe des photos liant l’Iran ou ses alliés à l’attaque.
Dans un article publié le 15 mai, le New York Times révèle que Washington a intensifié sa présence dans la région après avoir mis la main sur des photos de missiles transportés sur de petits navires dans le golfe Persique. Ce matériel aurait été monté à bord par « des forces paramilitaires iraniennes ». Selon des sources officielles, la flotte américaine craint d’essuyer des tirs. Le porte-parole du centre de commandement, Bill Urban, affirme même posséder des « éléments indiquant que l’Iran ou ses forces supplétives préparent potentiellement une attaque des forces américaines dans la région ».
Une évacuation partielle de l’ambassade américaine à Bagdad et du consulat au Kurdistan a donc été organisée mercredi 15 mai dernier. « Si l’Iran veut se battre, il signera son arrêt de mort », tweete même Donald Trump le 19 mai. « Ne menacez plus jamais les États-Unis ! » Quatre jours plus tard, le Pentagone présente un plan d’envoi de 10 000 soldats au Moyen-Orient. Ce chiffre « n’est pas correct », rétorque Donald Trump. Quoiqu’il en soit, en plaçant ses canons dans la région, Washington « joue un jeu très dangereux », estime le ministre des Affaires étrangères de Téhéran, Mohammad Javad Zarif. « Le fait d’avoir toutes ces unités militaires dans une petite zone est en soi susceptible de provoquer des accidents. »
À en croire le New York Times, le secrétaire à la Défense, Patrick Shenahan, a un autre plan, qui prévoit l’envoi de 120 000 soldats au Moyen-Orient en cas d’attaque, soit à peu près autant que lors de l’invasion de l’Irak. Il pourrait même être enclenché si l’Iran accélère son programme nucléaire. Or justement, la production d’uranium du pays semble repartie à la hausse. Au mois de février, elle respectait encore l’accord international signé en 2015 pour l’encadrer, quand bien même Donald Trump s’en est désengagé en mai 2018. Depuis, « les Américains mettent une pression maximum sur les Iraniens afin de les forcer à renégocier », observe Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et auteur du livre Iran, la révolution invisible.
Dès novembre, Washington a rétabli toutes « les sanctions levées dans le cadre de l’accord sur le nucléaire iranien », ciblant notamment ses échanges bancaires ainsi que dans les domaines de l’énergie, de la construction navale et du transport maritime. En avril, le gouvernement américain a carrément défendu à huit pays (Chine, Inde, Turquie, Japon, Corée du Sud, Taïwan, Italie et Grèce) d’acheter du pétrole à la république islamique, en violation complète du droit international. Et le 8 mai, il a adopté de nouvelles sanctions ciblant les secteur du fer, de l’acier, de l’aluminium et du cuivre. Tout est fait pour tordre le bras de Téhéran et lui imposer un accord plus contraignant. Mais cela a-t-il une chance de marcher ?
Dernier anniversaire
La Maison-Blanche a accueilli des anniversaires plus joyeux. Ce 11 février 2019, John Bolton célèbre les 40 ans de la révolution islamique par une sobre allocution depuis le siège de la présidence américaine. Pendant ces quatre décennies, le régime qui a renversé le chah, destituant ainsi un allié des États-Unis, « a terrorisé son peuple et terrorisé le monde », accuse le conseiller à la sécurité de Donald Trump. « L’Iran continue de chercher à se procurer des armes nucléaires » et « reste le banquier central du terrorisme international ». Puis, Bolton s’adresse directement à l’ayatollah Ali Khamenei : « Je ne pense pas que vous aurez beaucoup d’autres anniversaires à fêter. »
Au sein de l’administration Trump, ce moustachu de 70 ans est aujourd’hui le plus belliqueux à l’égard de l’Iran. Diplômé de Yale en 1974, cinq ans avant la révolution iranienne, il rejoint Washington alors qu’une autre révolution y prend forme, emmenée par le très libéral Ronald Reagan. Aux côtés de son ancien professeur de droit Ralph Winter, il plaide lors du procès « Buckley v. Valeo » en faveur de l’abolition des plafonds de dépenses lors des campagnes électorales. La justice lui donne raison pour le grand plaisir, bien plus tard, du milliardaire Donald Trump.
Lorsque Bolton rejoint le département de la Justice de Reagan, en 1985, l’Iran vient non seulement d’être envahi par son voisin irakien, mais subit aussi un embargo sur les ventes d’armes. Jamais Washington n’acceptera cette république islamique qui conteste son hégémonie. Les sanctions américaines s’étendent aux biens et services en 1987, puis au pétrole en 1995. Les liens commerciaux sont carrément rompus deux ans plus tard. Le gouvernement de Bill Clinton accuse la nation perse de faire assassiner ses opposants à l’étranger, d’avoir commandité des attentats à Beyrouth et Buenos Aires, et surtout de tenter de posséder la bombe nucléaire.
Téhéran se retrouve même dans « l’axe du mal » peu après la nomination de John Bolton au poste de sous-secrétaire d’État au contrôle des armes et aux affaires internationales de George Bush, en 2001. Selon le journaliste d’investigation Gareth Porter, Bolton se rend alors à plusieurs reprises en Israël entre 2003 et 2004 sans l’aval de sa hiérarchie. Ses rencontres avec le chef du Mossad, les services de sécurité de l’État hébreux, « portent clairement sur la définition d’une stratégie commune pour qu’émergent les conditions politiques favorables à des frappes contre l’Iran », détaille Porter. Pour l’heure, la Maison-Blanche se contente de maintenir des sanctions dont « les effets économiques sont significatifs mais les effets politiques minimaux », juge un rapport publié par le chercheur Akbar Torbat en 2005.
Elle aussi dans l’axe du mal, la Corée du Nord subit de lourdes sanctions américaines à partir de 2005. Afin d’éviter la prolifération nucléaire, Washington interdit à ses ressortissants d’échanger avec le royaume ermite. Malgré ces efforts de plus en plus soutenus, Pyongyang y parvient par de moyens détournés. « En Iran, Trump applique ce qu’il a fait avec la Corée du Nord en mélangeant sanctions et menace », analyse Thierry Coville. Dans les deux cas, le succès est tout relatif.
L’impasse
C’est une cérémonie très américaine. Dans la salle Benjamin-Franklin du bâtiment Harry-Truman, devant la bannière étoilée, John Bolton avance vers le pupitre avec une cravate rouge et bleue. Tout juste nommé représentant aux Nations Unies, ce 7 mars 2005, il reconnaît avoir été « critique » envers l’institution internationale. L’année précédente, lors d’une conférence organisée à New York, il soutenait qu’il « n’existe pas de Nations Unies. Il y a une communauté internationale qui peut de temps en temps être dirigée par le seul vrai pouvoir de ce monde, c’est-à-dire les États-Unis, quand cela correspond à nos intérêts. Alors nous pouvons être accompagné par d’autres. »
Le nouveau représentant des États-Unis à l’ONU « a essayé de manipulé les renseignements pour justifier ses opinions », juge l’ancien directeur du comité du Sénat dédié aux relations internationales, Tony Blinken. « C’est arrivé à de multiples reprises, toujours de la même manière : il défendait une position et sur les informations n’allaient pas dans son sens, il essayait de les exagérer et de marginaliser ceux qui les rapportaient. » Sitôt son poste d’ambassadeur quitté fin 2006, Bolton apparaît régulièrement sur la chaîne conservatrice Fox News pour plaider en faveur du bombardement de l’Iran, comme il s’était engagé en faveur d’une attaque de l’Irak.
« Si nous ne répondons pas, les Iraniens le prendront comme un signe de faiblesse », défend-il, inquiet par la poursuite du programme nucléaire iranien sous le président Mahmoud Ahmadinejad.
À son arrivée au pouvoir, en 2009, Barack Obama impose de nouvelles sanctions. Ces mesures « sont différentes de celles adoptées par l’administration Trump car il y avait à l’époque un certain consensus international », compare Thierry Coville. Même si l’Iran est aussi condamné par les Nations Unies, son attitude ne dévie guère qu’à partir de l’arrivée au pouvoir du « modéré » Hassan Rohani en 2013. Deux ans plus tard, Téhéran signe un accord avec les États-Unis, l’Union européenne, la Chine et la Russie qui lève une partie des sanctions en échange d’un contrôle de son programme nucléaire.
Tout juste candidat à la Maison-Blanche, Donald Trump désapprouve l’issue des négociations. Lui qui fait campagne pour que les États-Unis cessent de se disperser à l’étranger, pense que leurs intérêts auraient pu être mieux défendus. Selon lui, Obama a cédé trop tôt, en sorte que les Iraniens s’en tirent très bien. Alors, dès son accession au Bureau ovale, il fait tout pour les contraindre à renégocier, en commençant pas réemployer la vieille arme des sanctions. Seulement, cela marche rarement, juge Thierry Coville. « Elles ont peut être favorisé la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1994, mais auraient-elle vraiment eu un effet sans Nelson Mandela ? » interroge-t-il.
En Iran, l’embargo a surtout pour effet de compliquer la vie des plus modestes. En recul de 3,9 % en 2018, le PIB pourrait se contracter de 6 % en 2019, selon des prédictions du Fonds monétaire international qui ne prennent pas en compte les dernières sanctions. L’inflation s’élevait déjà 31 % l’an passé, faisant augmenter les prix de la viande rouge de 57 %, ceux du lait du fromage et des œufs de 37 % et ceux des légumes de 47 %. « Près de 40 % de la population est maintenant sous le seuil de pauvreté », s’inquiète Thierry Coville. Mais si les Américains se figurent qu’elle va descendre dans la rue pour réclamer un changement de régime, ils se trompent. « Cela ne va faire que renforcer sa haine des États-Unis. »
Parce qu’ils respectent leur engagement, les Iraniens disent de leur côté n’avoir aucune raison d’accepter de nouveaux pourparlers. Personne ne veut entamer une discussion avec un pistolet sur la tempe. Alors, les Américains sont-ils prêts à tirer ? Contrairement à John Bolton, Donald Trump « n’est pas partisan d’une guerre », estime le chercheur français. « En revanche, sa stratégie confuse fait grimper les tensions et on n’est jamais à l’abri d’un accident. » Même si, sous pression, les Iraniens ont tout intérêt à maintenir leur soutien aux Houthis au Yémen et au Hezbollah au Proche Orient pour ne pas laisser le terrain aux Saoudiens et aux Israéliens, les moyens manquent.
Alors que chaque armée se positionne au cas où, le dialogue est pour le moment rompu. Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo « fait en sorte de m’insulter à chaque fois qu’il parle de l’Iran », souffle son homologue iranien, Mohammad Javad Zarif. « Pourquoi est-ce que je répondrais à ses coups de téléphone ? » Faute de dialogue, les États-Unis communiquent en sanctionnant, sans que cela ait vraiment l’air de faire changer l’Iran.
Couverture : US Army.