En marge

Dans un concert de percussions ponctué par les vivats, une figure sobre s’avance devant 1 500 personnes. Cet homme aux cheveux ras, vêtu d’un simple pull bleu et de jeans, fait une entrée royale sur la scène de la Porte de Versailles, au sud de Paris. À ses côtés se tient le célèbre publicitaire français Maurice Lévy, président du conseil de surveillance de Publicis Groupe. Le public est debout. « Mark c’est un grand plaisir, c’est cool de vous accueillir ici à Paris », lance-t-il familièrement en se tournant vers Mark Zuckerberg. Les deux hommes se renvoient les amabilités mais le patron de Facebook est évidemment la star ici. Comble du luxe, il a « insisté » pour parler du scandale Cambridge Analytica.

Pour sa troisième édition, ce 24 mai 2018, le salon français des technologies VivaTech mettait en vedette le fondateur du géant américain. Les deux années précédentes, les têtes d’affiches venaient aussi de l’étranger : Eric Schmidt représentait Google, Tim Armstorng AOL et Jimmy Wales Wikipedia. Ce dernier sera de nouveau présent ce jeudi 16 mai 2019. Mais le nom le plus clinquant cette année est celui de Jack Ma. Quatre mois avant de quitter ses fonctions, le fondateur du géant du commerce en ligne Alibaba ne pourra échapper à des questions sur les tensions commerciales entre les États-Unis et son pays, la Chine.

Dans ce choc des titans, l’Europe se retrouve donc en marge, ce qui ne devrait pas manquer d’agacer la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, elle aussi présente pour l’édition 2019 du salon des nouvelles technologies. Washington a les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), Pékin les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), mais il n’y a aucun acronyme pour rassembler les acteurs internationaux du numérique sur le Vieux continent. « Bien sûr on veut notre champion », a-t-elle reconnu le 8 avril dernier sur l’antenne de France Inter. Seulement, cela ne se décrète pas.

Avec les élections européennes des 25 et 26 mai prochains et le feuilleton du Brexit, l’Europe est justement « le thème majeur de VivaTech », avance Maxime Baffert, qui en assume la direction avec Julie Ranty. Cet ancien responsable du groupe Publicis promet de nombreuses conférences pour chercher à comprendre « comment l’Europe peut se positionner face aux États-Unis et à la Chine », de façon à créer « de grandes entreprises des technologies ». Regroupées derrière le manifeste « United Tech of Europe », les fédérations française et allemande de start-ups France Digitale et Deutsche Startups plaideront notamment pour une harmonisation de la fiscalité.

Jack Ma, président et fondateur d’Alibaba
Crédits : World Economic Forum

« Créer une entreprise d’envergure européenne, c’est courir un 110 m haies, quand les concurrents chinois ou américains courent un 100 m sur leur marché national », fait valoir Frédéric Mazzella, coprésident de France Digitale. Le dirigeant de la plateforme de covoiturage BlaBlaCar et ses collègues proposent d’étendre le statut de « société européenne » aux entreprises disposant d’un petit capital, afin de leur ouvrir l’accès vers l’univers des licornes, ces start-ups si performantes qu’elles sont valorisées à plus d’un milliard de dollars. « Beaucoup de leurs patrons seront présents à VivaTech », promet Maxime Baffert.

Premier concepteur de logiciels en Europe, du reste enregistré sous le statut de société européenne, l’Allemand SAP comptera par exemple plusieurs représentants. De son côté, « la France tient très bien son rang », assure Maxime Baffert, qui vante d’importantes levées de fonds ces derniers temps. Si l’éditeur de jeux vidéo Voodoo a récolté 167 millions en 2018, alors que Deezer et BlaBlaCar amassaient respectivement 160 et 101 millions, les dix plus grosses enveloppes européennes ont atterri hors de l’Hexagone. Alors, pour être celui qui mettra la fusée européenne en orbite, le gouvernement français a un plan.

Nouveau monde

Avec sa lavallière nouée autour du cou, d’où émerge une broche en forme d’araignée, Cédric Villani ne fait pas vraiment « nouveau monde », pour reprendre une expression chère à son parti, La République En Marche. Comme le député de l’Essonne, la France entend néanmoins s’appuyer sur ses traditions pour se projeter dans le futur. C’est grâce à une expertise très ancienne en mathématiques qu’elle veut devenir un des meilleurs acteurs de l’intelligence artificielle (IA). Villani le présente en tout cas ainsi dans son rapport sur le sujet rendu le 28 mars 2018 et sous-titré « pour une stratégie nationale et européenne ».

Cédric Villani le 26 novembre 2018 au Japon
Crédits : Syced

Paris veut concentrer ses moyens sur l’IA car elle « est en train d’impacter l’ensemble des domaines de recherche », note-t-il. « Et se heurte à la faiblesse de la recherche française en termes d’interfaces entre disciplines, puisqu’avoir de brillants chercheurs en mathématiques ou en informatique d’un côté et, par exemple, en physique-chimie ou en médecine de l’autre, ne suffit pas à faire prospérer les recherches interdisciplinaires. » Après avoir publié ce texte, le mathématicien tourne une vidéo dans laquelle il rappelle que les États-Unis, la Chine, le Canada, l’Angleterre et Israël sont les cinq États les plus avancés dans le domaine. « La France est loin derrière, on va changer ça », poursuit-il.

Au Collège de France, devant les drapeaux français et européens, Emmanuel Macron présente le 29 mars 2018 la stratégie qui découle du rapport. Le Président a pour ambition « de construire ou je dirais plutôt de conforter en France et en Europe l’écosystème de l’intelligence artificielle et, en particulier en ce qui concerne les talents, un véritable réseau de recherche et l’expérimentation ». Seulement, regrette-t-il, l’Hexagone souffre d’un « retard dans la construction ou le parachèvement d’un écosystème adapté ».

Maxime Baffert ne dit pas autre chose : « La priorité est de créer un écosystème européen pour faire face aux titans américains et chinois. Il faut qu’il y ait plus de fonds suédois dans les start-ups espagnoles, que le continent fasse masse plutôt que de jouer chacun dans son coin. »

Yann LeCun
Crédits : Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay

À cet effet, Emmanuel Macron aimerait voir émerger une « agence euro­­péenne pour l’in­­no­­va­­tion de rupture, à l’ins­­tar de ce qu’ont su faire les États-Unis avec la DARPA au moment de la conquête spatiale ». Cette JEDI (pour Joint Euro­­pean Disrup­­tive Initia­­tive) devrait selon ses promesses mettre en place un fonds doté d’un milliard d’eu­­ros afin de lancer des projets de recherche dans la tech­­no­­lo­­gie de pointe en matière de biote­ch­­no­­lo­­gies, d’éner­­gie, d’in­­for­­ma­­tique, d’IA et de cybersécu­­rité. En attendant la création d’une telle organisation, Paris s’est doté d’une Agence de l’innovation de défense – qui sera également présente sur le salon – et a promis une enveloppe d’1,5 milliard d’euros de crédits publics pour le développement de l’IA, dont près de 400 millions d’appels à projets et de défis d’innovation de rupture.

Huitième pays mondial en nombre d’études publiées sur les algorithmes ces dix dernières années, d’après l’Index IA de 2018, la France va donner 100 millions d’euros aux instituts interdisciplinaires de Grenoble (MIAI@Grenoble-Alpes), Nice (3IA Côte d’Azur), Paris (Prairie) et Toulouse (Aniti). Le groupe aérospatial Thales prévoit de soutenir plusieurs projets académiques dans ce dernier. L’occasion est belle puisque, à en croire l’ex-secrétaire d’État chargé du Numérique Mounir Mahjoubi, « on a les meilleurs chercheurs sur l’intelligence artificielle, on est un des pays qui diplôment le plus de personnes sur ces sujets ».

Mercredi 27 mars 2019, un an après le rapport Villani, le chercheur en IA français Yann LeCun a même reçu le prix Turing, qui honore les meilleurs informaticiens internationaux. On pourra le croiser dans les allées de VivaTech cette semaine, mais il portera le logo de Facebook sur son badge. Depuis 2013, il travaille en effet pour le géant américain, qui dispose d’un centre de recherche sur l’IA à Paris. Les organisateurs du salon espèrent bien sûr que la personne qui l’emploiera plus tard sera française. Elle pourra ainsi succéder à Eric Schmidt, Mark Zuckerberg et Jack Ma sur la scène de la Porte de Versailles.


Couverture :