Le serviteur du peuple
Dans un salon de Kiev, le caviar circule d’un oligarque à l’autre entre les carafes dorées et les montagnes de fruits. Pour ajouter un plat au festin, une serveuse blonde passe devant l’écran d’où émane un discours heurté. Le nouveau président ukrainien manque d’assurance. Peu importe, tout le monde se repaît ici de son élection. « Notre pays aime le populisme Mikhaïl Semenovitch, vous avez bien manœuvré », lance un convive d’un air entendu. « Je n’ai rien à voir avec ça », rétorque le second. Devant l’insistance de son hôte, Semenovitch se montre sincèrement incrédule : « Non, j’étais sûr que Goloborodko était votre homme ! »
Dans cet épisode de la série ukrainienne Le Serviteur du peuple (Sluga Naroda), diffusé en 2015 sur la chaîne 1+1, Volodymyr Zelensky joue Vasily Goloborodko, un historien devenu président à la faveur d’une vidéo où il fustige la corruption dans son pays. Fait improbable dans cette ancienne république soviétique, un homme intègre a réussi à renverser la table des oligarques par un ressort que seule la fiction peut activer. Une fable : depuis l’indépendance, en 1991, une élite se dispute les prébendes dans d’inlassables intrigues, au point de saturer l’espace politique.
Excédés, les Ukrainiens se sont soulevés en 2005. Hélas, leur révolution orange a mis au pouvoir un banquier dont le mandat a abouti à une « explosion de la corruption », constatait Radio Free Europe. Viktor Iouchtchenko n’était pas encore mort politiquement qu’on tentait de le tuer avec du poison. Son successeur, Viktor Ianoukovytch, a été chassé par une autre révolte en 2010, au terme de laquelle sa faste villa a dévoilé l’ampleur des détournements commis. Puis les réformes défendues par le magnat du chocolat Petro Porochenko se sont retrouvées encalminées dans des jeux d’influence entre le Bureau anti-corruption (Nabu), l’agence de prévention de la corruption (NAPC) et le procureur.
Alors, devant ce tableau noir comme une œuvre de Malevich, Volodymyr Zelensky s’est mis à rêver d’un vrai Vasili Goloborodko et, aussi improbable que cela puisse paraître, les Ukrainiens l’ont suivi. Après avoir créé le parti Serviteur du peuple en mars 2018, il a mené une campagne présidentielle centrée sur la lutte contre la corruption et dépourvue de programme. Son projet s’est révélé suffisamment rassembleur pour rompre la dichotomie géographique qui scinde séculairement l’Ukraine. Alors qu’en 2004 et 2010, l’ouest du pays a massivement voté pour le candidat le plus proche de l’Europe et que l’est s’est inversement mobilisé pour le plus russophile, Zelensky a conquis des électeurs de part et d’autre.
À la veille du 1er avril 2019, l’humoriste est arrivé en tête du premier tour avec 30 % des voix, assez loin devant Petro Porochenko (16 %) et Ioulia Tymochenko (13 %). Comme de juste, il l’a emporté dimanche 21 avril. Beaucoup de ses électeurs viennent de Kiev et ses alentours, tandis que ses plus faibles scores sont à l’ouest (Ivano-Frankivsk, Lviv et Ternopil) et à l’est (Donetsk et Lougansk). Près de la Russie, une guerre de position qui a fait plus de 10 000 morts oppose toujours les séparatistes appuyés par Moscou à l’armée. La plupart des partisans du comédien proviennent du sud et notamment de sa ville natale de Kryvyï Rih, dans la région de Dnipropetrovsk.
De là aussi vient le plus décisif de ses soutiens. Contrairement au candide Vasili Goloborodko, Volodymyr Zelensky a été adoubé par un oligarque, Ihor Kolomoïsky. Même s’il se défend bien sûr d’être un homme-lige, il est conseillé par son avocat, Andriy Bogdan, et lui a rendu visite pas moins de 13 fois à Genève et Tel Aviv, où est exilé cet ancien maire de Dnipropetrovsk. Maintenant qu’il est au pouvoir, le comédien semble adopter la même ligne que son riche parrain vis-à-vis de Poutine. Mardi 28 avril, il a rejeté la proposition du président russe d’offrir des passeports aux populations des régions séparatistes et de la Crimée, annexée en 2014.
Et jeudi 2 mai, il a déclaré sur Facebook que « la seule chose » que la Russie et l’Ukraine « ont désormais en commun est une frontière ». Pour que leurs relations s’améliorent, « le Kremlin devrait rendre le contrôle de chaque millimètre de territoire ukrainien ».
Cher Vladimir
Devant un large parterre de journalistes, le visage de Volodymyr Zelensky s’étale sur un écran géant et, du même coup, disparaît de la scène. En ce dimanche 21 avril, le nouveau président ukrainien plonge dans les mains de sa femme, Olena Zelenska, alors que les confettis pleuvent. La fête a aussi lieu à Moscou, si l’on en croit quelques articles aux titres trompeurs. « Regardez les célébrations au Kremlin à l’occasion de cette élection », tweete alors Petro Porochenko. « Ils pensent qu’avec un président ukrainien inexpérimenté, l’Ukraine va vite revenir dans l’orbite de la Russie. » La réalité est plus contrastée. Sur Facebook, le Premier ministre russe, Dmitri Medvedev s’est contenté d’espérer une amélioration des relations en dépit de la « rhétorique habituelle » de Zelensky à l’égard de la Russie.
Quand, au printemps 2014, Moscou profite de la révolte dans les régions de Donetsk et de Lougansk pour envahir la Crimée, le comédien annonce dans un premier temps sa volonté de jouer sur la péninsule, puis se ravise « tant qu’il y a des gens armés ». Son inquiétude est d’autant plus grande que l’armée ukrainienne n’a aucune chance de résister à une offensive d’ampleur. « J’aimerais m’adresser à M. Poutine », déclare-t-il en mars 2014. « Cher Vladimir Vladimirovitch, ne laissez pas surgir ne serait-ce qu’un début de conflit. La Russie et l’Ukraine sont des nations sœurs. Si vous voulez, je peux vous prier à genoux mais s’il vous plaît, ne mettez pas notre peuple à genoux. »
Plutôt que d’envahir directement leurs voisins, les Russes soutiennent les républiques sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk. Une guerre de position s’installe, dont la ligne de front ne bougera guère. Alors, avec son collectif Kvartal 95, Zelensky fait un don d’un million de hryvnia (33 775 euros) aux faibles troupes de Kiev. Chacun contribuant à l’effort de guerre selon ses moyens, l’actionnaire de la chaîne 1+1, qui diffuse une de ses émissions, va plus va plus loin en levant sa propre armée moyennant plus de dix millions de dollars. Cet homme c’est Ihor Kolomoïsky. Tout juste nommé gouverneur de la région de Dnipropetrovsk, le fondateur de PrivatBank est devenu la troisième fortune du pays en 2012, d’après Forbes.
Qualifié d’ « exceptionnel escroc » par Vladimir Poutine, selon lequel il aurait arnaqué l’oligarque russe Roman Abramovitch, Kolomoïsky se fait aussi des ennemis à Kiev. Lorsque son allié Oleksandr Lazorko est démis de ses fonctions de directeur d’UkrTransNafta, l’homme d’affaires envoie des hommes armés et cagoulés dans les locaux de la compagnie pétrolière nationale. Là-dessus, en mars 2015, le président Porochenko le renvoie. « C’était une des décisions les plus difficiles mais aussi les plus honnêtes que Porochenko a prises en matière de personnel », déclare alors Sergueï Lechtchenko, un député issu de la révolution du Maïdan, en 2014.
Une fois PrivatBank nationalisée, Kolomoïsky s’envole pour la Suisse puis pour Israël, redoutant d’être arrêté comme un de ses bras droits, Gennadiy Korban. Dans le même temps, Volodymyr Zelensky devient la vedette de la série Le Serviteur du peuple sur 1+1. Lui aussi a bâti un petit empire. Selon une enquête de Radio Free Europe, le comédien possède un trust basé à Chypre, Green Family Ltd. L’une de ses filiales en Russie, Green Films, aurait gagné 13 millions de dollars entre 2014 et 2017. Ses bureaux russes on fermé dès 2014, répond Zelensky, qui explique que cet argent a été engrangé grâce aux biens immobiliers qu’il possède à plusieurs endroits du monde. « Kvartal 95 ne produit pas de contenu sur le territoire russe », précise son service de presse.
Flou artistique
En 2015, Ihor Kolomoïsky reçoit à l’hôtel Président Wilson de Genève, sur les bords du lac Léman. Dans pareil décor, le milliardaire madré à la barbe blanche ressemble à un méchant de James Bond. Si la rumeur dit vrai, c’était encore plus le cas à Dnipro, où un requin de cinq mètres décorait son bureau. Depuis l’étranger, il crie à la « persécution » et accuse le président Porochenko, cet homme « complètement immoral », d’être « un esclave du pouvoir ». Ces critiques se retrouvent sur 1+1, où un documentaire relaie des allégations selon lesquelles Petro Porochenko est derrière le meurtre de son propre frère, décédé dans un accident de voiture en Moldavie en 1997.
Le comédien propose de simplifier l’administration, d’attirer des investissements et de combattre la corruption.
Les téléspectateurs de la chaîne peuvent aussi voir Volodymyr Zelensky évoluer dans la deuxième saison du Serviteur du peuple. Au fil des épisodes, deux oligarques conspirent afin de présenter son personnage, Vasily Goloborodko, comme l’homme de l’un d’eux, un certain M. Menchuk. C’était sans compter la sagacité de l’historien devenu président, qui finit par démontrer qu’il n’est stipendié par personne. Zelensky n’exerce alors aucun rôle politique et Kolomoïsky fait vivoter le petit parti patriotique Ukrop qu’il a créé en juin 2015. Aux élections législatives de 2016, la formation n’obtient que deux sièges au parlement.
L’oligarque n’est pas prêt de sortir de son exil. En 2017, une enquête de la banque centrale documente un schéma de blanchiment d’argent mis en place au sein de PrivatBank, permettant à 95 % des prêts aux entreprises d’abonder les comptes liées aux anciens propriétaires de la banque, Kolomoïsky et Gennadiy Boholjubow. Et à la fin de l’année, un tribunal londonien gèle 2,5 milliards de dollars de leurs avoirs. Alors que ces verdicts font les gros titres, le parti Serviteur du peuple est enregistré dans un relatif anonymat en mars 2018. Cette année-là, certaines de ses œuvres sont censurées parce qu’y figurent des acteurs russes « qui menacent la sécurité de l’Ukraine », d’après le ministère de la Culture.
Mais sur 1+1, les longs et courts métrages où il apparaît sont diffusés plus qu’à leur tour, de même que les sketchs du Kvartal 95. Profitant de l’impopularité de la classe politique, Zelensky se contente de timides déclarations d’intention lorsque démarre sa campagne officielle en décembre 2018. Il peut ainsi se dire ouvert aux négociations avec la Russie sur le statut de la Crimée, sans se résoudre à l’abandonner à un État qui la contrôle de fait. À la surprise d’à peu près personne, le comédien propose de simplifier l’administration, d’attirer des investissements et de combattre la corruption, dont la classe oligarchique profite. Tout juste promet-il d’organiser un référendum sur une intégration à l’OTAN.
À trois jours du deuxième tour de la présidentielle, le 18 avril 2019, Volodymyr Zelensky présente enfin son équipe. On y retrouve l’ancien ministre des Finances Oleksandr Danylyuk, l’ex-ministre du Commerce Aivaras Abromavičius et le colonel Ivan Aparshyn. Cet entourage penche clairement à l’ouest. Il comprend également le député Sergueï Lechtchenko, celui-là même qui appelait Porochenko à prendre des mesures contre Kolomoïsky. Aujourd’hui, l’élu considère que l’élection de son « candidat du futur », à savoir Zelensky, « est la continuation du Maïdan ». Le spectre de Kolomoïsky est pour lui un pis-aller : en Ukraine, personne ne peut gagner sans le soutien de grands médias.
Entre les deux tours de la présidentielle, Kolomoïsky a annoncé son retour prochain sur ses terres. Quelques jours plus tôt, la nationalisation de PrivatBank était jugée illégale par un tribunal de Kiev. L’oligarque « n’a jamais eu d’influence sur moi », se défend Zelensky, rejouant son personnage du Serviteur du peuple. « Zelensky n’est pas Goloborodko », tempère sa femme, Olena Zelenska. « Il est beaucoup plus malin. Bien sûr, ils partagent des qualités comme l’honnêteté et l’éthique, et parfois, un amour irrationnel pour les gens. » Est-ce à dire qu’il est populiste ?
Couverture : Volodymyr Zelensky au soir de sa victoire.