Royaume désuni
À l’entrée de la rue de Londres, dans le neuvième arrondissement de Paris, un bâtiment en vieilles pierres porte sur son fronton le nom de la « Société nationale des chemins de fer français ». Sa rénovation récente a conservé l’inscription sans la rehausser, en sorte qu’elle se dérobe aux regards négligents. Plus bas, sous une arche ornée d’un écusson, une cour digne d’un ministère s’étend derrière des barreaux colorés. Naguère propriété de la compagnie ferroviaire, l’hôtel de Vatry accueille désormais les bureaux français de Google. Le géant du numérique américain s’inscrit ainsi physiquement dans le paysage hexagonal. Il y trône même en noble place, au milieu des beaux quartiers.
Une partie de ses bénéfices échappe pourtant au territoire. Au lieu de prendre la rue de Londres, elle emprunte celle de Dublin, où le taux d’imposition des sociétés est un des plus faibles d’Europe (12,5 %), puis file vers les Bermudes grâce à un montage passant par les Pays-Bas. En 2017, près de 20 millions d’euros ont ainsi atterri dans ce paradis fiscal situé au milieu de l’Atlantique. Autrement dit, l’entreprise rechigne à financer les écoles qui ont formé ses plus de 600 employés.
La même année, le tribunal administratif de Paris a invalidé le redressement de 1,15 milliard d’euros d’impôts infligé par l’État français à Google, jugeant que les locaux de l’hôtel de Vatry ne constituent pas un « établissement stable ». Entre 2005 et 2010, la société a légalement déclaré les recettes de la publicité française en Irlande car ses salariés basés à Paris « ne pouvaient procéder eux-mêmes à la mise en ligne des annonces publicitaires commandées par les clients français, toute commande devant en dernier ressort faire l’objet d’une validation » au siège européen.
Jeudi 25 avril 2019, cette décision a été confirmée en appel. Rappelant qu’aux termes d’une convention fiscale entre les deux pays, un établissement ne peut être réputé stable si « une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins de publicité, de fourniture d’informations, de recherche scientifique ou d’activités analogues qui ont pour l’entreprise un caractère préparatoire ou auxiliaire », le juge a constaté que les employés franciliens n’ont pas autorité pour « conclure des contrats au nom de la société irlandaise ».
Microsoft, à qui l’État réclame 600 millions d’euros, peut espérer bénéficier d’un même verdict. S’il fait jurisprudence, Google France aura tranquillement pu déclarer 325 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017, alors que ses recettes tourneraient autour de deux milliards d’euros selon le Syndicat des régies Internet (SRI). Les 14,1 millions d’euros d’impôts acquittés ici représentent une goutte d’eau dans les 94,7 milliards gagnés partout dans le monde.
Le cas est loin d’être isolé. Installé le très chic XVIe arrondissement de Paris, Apple a versé à la même période 19,1 millions d’euros au Trésor sur les 800 millions d’euros de rentrées déclarés. En additionnant le fruit des iPhone, iPad et Mac vendus sur le territoire en 2018, on atteint 3,3 milliards d’euros. De même, sachant qu’un utilisateur européen de Facebook rapporte une moyenne de 27,41 dollars, au moins 850 millions d’euros devraient abonder dans les locaux derniers cris de la rue Ménars, dans le quartier de la Bourse, et non 56 millions. À en croire le cabinet d’analyse Kantar, Amazon a pour sa part glané 5,7 milliards d’euros en 2017 et non les 380 millions affichés.
En dehors des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), Uber s’est délesté de 1,4 million et Twitter de 0,3 million d’euros. Faute de siège en France avant fin 2018, Netflix a même pu vendre ses services sans donner un centime au fisc. Lundi 8 avril 2019, l’Assemblée nationale a fini par voter une loi visant à taxer la publicité, la vente de données et l’intermédiation des géants du numérique, dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros, à hauteur de 3 %. L’État espère récolter 500 millions d’euros en attendant que l’Union européenne ou l’OCDE prennent des mesures concertées. « La France ouvre la voie », a félicité la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager sur France Inter.
Des accords
À peine installé dans l’hôtel de Vatry, Google reçoit la visite de la Direction nationale d’enquêtes fiscales et des Douanes. Le 30 juin 2011, une perquisition tente d’éclairer les conditions dans lesquelles la filiale française du groupe a pu déclarer un chiffre d’affaires de 68,7 millions d’euros en 2010, alors qu’elle opérait dans le quatrième plus grand marché du groupe et que ce montant était 37 fois plus important au Royaume-Uni. Un an plus tard, des saisies sont opérées dans les locaux parisiens de Microsoft et Facebook. Le Canard enchaîné écrit à l’automne 2012 que le Trésor réclame « près de 1 milliard d’euros » à Google, dont le PDG Eric Schmidt aurait été averti par le président François Hollande, lors d’une rencontre le 29 octobre. Le groupe dément.
D’après une enquête publiée par le quotidien économique Bloomberg un mois plus tard, il place alors 80 % de ses profits aux Bermudes, de manière à économiser deux milliards de dollars de taxes, soit plus que la somme revenant aux pouvoirs publics (1,5 milliard). Les fonds transitent par Dublin puis par les Pays-Bas avant d’arriver dans les caisses d’une filiale irlandaise, dont le centre de management se trouve sur l’île à la fiscalité avantageuse. Architecte d’un semblable mécanisme aboutissant au Luxembourg, Amazon reconnaît à la même période faire l’objet d’un redressement de 202 millions d’euros de la part du Trésor.
Dans un rapport sénatorial, le parlementaire Philippe Marini constate déjà qu’ « on assiste à un déplacement de la matière imposable des grands pays de consommation du e-commerce d’où proviennent les flux de richesses (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Espagne) vers les pays d’établissement des GAFA : Luxembourg et Irlande. » Ainsi, les géants américains d’Internet abondent-ils le budget de l’État à hauteur de 4 millions d’euros au lieu des 500 millions dus. Le document plaide donc pour « une feuille de route aux niveaux national, européen et international ». La fiscalité numérique revient sur la table de l’OCDE et de la Commission européenne, qui a créé un groupe de travail dédié en 2014.
Dans un article publié cette année-là, la revue Après-demain affirme que « les GAFA paient 2 à 3 % d’impôt sur les sociétés, alors que les entreprises du CAC 40 en paient 8 % et les PME et TPE plus de 20 %. Plusieurs études estiment que la localisation au Luxembourg et en Irlande ont privé les grands pays européens de 5 milliards d’euros de TVA en 2012. » En France, le 16 juin 2015, le Parquet national financier ouvre une enquête à l’encontre de Google pour « fraude fiscale aggravée » et « blanchiment en bande organisée » qui débouche sur de nouvelles perquisitions en 2016. Pendant ce temps, le Commission européenne intime à Apple de rendre 14,3 milliards d’euros à l’Irlande au titre d’avantages fiscaux illégaux. L’État et l’entreprise contestent cette décision.
Selon ses estimations, dans l’Union européenne, les grands acteurs de la Toile reversent en moyenne 9 % de leurs bénéfices contre plus de 20 % pour les sociétés traditionnelles. Et dans une étude publiée en 2017, effectuée par l’eurodéputé Paul Tang et l’économiste Henri Bussink, l’évasion fiscale de Google et Facebook a privé la France de 741 millions d’euros. Quelques mois après son élection à l’Elysée, Emmanuel Macron caresse l’espoir d’instaurer une taxation européenne des Gafam. Sous la pression de ce projet, Amazon solde son contentieux avec le fisc par un accord amiable en février 2018 et Apple en fait de même un an plus tard pour un montant de 500 millions d’euros.
Dans un entretien daté du 27 avril 2019, le PDG de Facebook France, Laurent Solly, promet que « tous les revenus générés par les équipes commerciales de Facebook en France ser[ont] déclarés en France, à partir de 2018 et soumis à l’impôt sur les sociétés françaises ». Si sa société n’a versé que 1,9 million d’euros au Trésor en 2017, « vous allez voir » qu’elle « va payer de plus en plus », ajoute-t-il. Les Gafa plient. Seulement, la décision du juge administratif favorable à Google et l’achoppement des négociations pour une taxe au niveau de l’Europe (l’Irlande, la Finlande, le Danemark et la Suède s’y opposent) et de l’OCDE affaiblissent l’offensive des États pour récupérer les impôts dus.
Or, avec sa taxe de 3 %, la loi votée par l’Assemblée nationale est d’ampleur limitée et n’enraye en rien les mécanismes d’évasion fiscale. En 2017, Google transférait encore 20 milliards d’euros aux Bermudes, d’après des documents déposés à la Chambre de commerce néerlandaise et publiés par le quotidien financier local FD début 2019. En Irlande, ce montage sera interdit en 2020. Et peut-être que d’ici là, les Vingt-Huit se seront enfin entendus sur un impôt européen.
Couverture : HBO/Ulyces.