Ils l’ont fait. La remontada 2019 a bien eu lieu, et le cru livré par Liverpool contre le FC Barcelone était sensationnel. L’absence de Roberto Firmino et Mohamed Salah n’a rien changé pour Lionel Messi et ses hommes, terrassés par des Reds en forme de tsunami dont l’audace – ce quatrième but ! – a fait chavirer leur stade d’Anfield comme jamais. Comment un tel scénario a-t-il pu advenir ? À voir le visage désolé de Drake arborant son maillot du Barça, la réponse est peut-être à chercher du côté du rappeur canadien.

O3

Un voile blanc tombe devant la scène du Dôme du millénaire, sur les bords de la Tamise. Curieux lever de rideau. Prise dans cette nasse, où quelques palmiers sont projetés de proche en proche, une ombre marche en cercle. Sous la constellation des téléphones portables allumés en tribune, elle bondit lorsque le cocon prend feu. Les éléments et la foule se déchaînent autour de Drake. Dans le morceau « God’s Plan », paru en juin 2018, il avait promis de transformer l’O2 Arena en O3. Ainsi placée sous le sigle de l’azote plutôt que de l’oxygène, la salle londonienne cherche sa respiration dans les fausses flammes et la fumée des canons.

Au centre, en ce mardi 2 avril 2019, le rappeur foule un espace de la taille d’un terrain de basket, prend parfois son élan pour sauter, accélère et lève le bras. On peut s’attendre à ce qu’avec son gilet gris digne d’un arbitre NBA, il reproduise le dribble mimé dans le clip de « Hotline Bling ». Mais mieux vaut honorer le football de ce côté de l’Atlantique. Alors au bout de 14 minutes, le chanteur Afro B le remplace pour entonner le titre « Drogba », du nom de l’ancien attaquant ivoirien de Chelsea.

Crédits : Instagram

Après le concert, l’artiste canadien pose avec le joueur du Paris-Saint-Germain Layvin Kurzawa dans les loges. La photo apparaît sur le compte Instagram du défenseur français le 13 avril. Alors qu’elle n’est plus qu’à une victoire du titre, son équipe s’incline le lendemain sur la pelouse de Lille, 5 buts à 1. Fait improbable, le riche club de la capitale est « piétiné » ou « humilié », raille la presse, par une formation qu’il devance de près de 20 points au classement. Trois jours plus tard, il est battu par le quatorzième, Nantes. Le PSG n’est sacré que dimanche 21 avril.

Depuis, les commentaires moqueurs ont fleuri par dizaines sous le cliché. Drake est qualifié de « rappeur poissard », porteur d’une étrange « malédiction ». Lui aussi présent à la O2 Arena, le buteur d’Arsenal Pierre-Emerick Aubameyang a perdu le 7 avril contre Everton puis le 21 contre Crystal Palace. Au mois de mars, déjà, le musicien avait reçu la visite de Romelu Lukaku, Jesse Lindgard, Marcus Rashford et Paul Pogba. Là-dessus, les quatre joueurs de Manchester United s’étaient faits éliminer de la FA Cup par Wolverhampton. Et leur dernière chance de remporter un titre s’est envolée le 16 avril quand Barcelone les a étrillés 3 à 0 en Ligue des champions (C1). Dimanche 21 avril, ils ont carrément perdu 4 à 0 contre Everton.

Le même drame s’est produit du côté de City. En C1, l’autre grande formation mancunienne aurait pu vaincre Tottenham si Sergio Agüero n’avait pas raté un penalty au match aller. Hélas, sur une série de photos diffusées un mois auparavant, il posait fièrement aux côtés de Drake. Lequel Drake porte un maillot de l’autre grand perdant des quarts de finale, la Juventus de Turin, sur un cliché de juin 2016. Pour ajouter au trouble, Jadon Sancho et Wilfried Zaha ont ces dernières semaines subit d’importants revers après l’avoir rencontré. Drake semble porter la poisse à l’instar de Francis Lalanne ou La Fouine. Sauf que ces grands supporters de l’équipe de France peuvent se targuer de l’avoir suivie jusqu’au titre de champion du monde en 2018, là où le Canadien collectionne les fiascos.

La régularité avec laquelle son nom est associé à une défaite est d’ailleurs si déroutante que Manchester United avait partagé une photo du rappeur vêtu du maillot de Barcelone avant le match contre l’équipe catalane, pour lui porter l’œil. Même s’il n’a pas atteint son but, ce geste érige un peu plus Drake au rang de chat noir. Et comme si cela ne suffisait pas, les dirigeants de l’AS Rome ont affirmé via Twitter, le 15 avril, qu’ils interdisaient à leurs joueurs de prendre des photos avec lui pour le reste de la saison.

Deux jours plus tard, Drizzy est aperçu au Scotiabank Arena, où il est venu supporter l’équipe de hockey sur glace de sa ville, les Maple Leafs de Toronto. Évidemment, celle-ci perd face aux Bruins de Boston (6 à 4), preuve qu’il n’a pas eu besoin du football pour se tailler une sale réputation. En Amérique du Nord, cela fait des années qu’on le craint aux abords des terrains.

Parquet glissant

À l’est de Los Angeles, derrière un poste de contrôle qui filtre les voitures de luxe, Aubrey Graham passe souvent quelques paniers avec Kanye West. Depuis 2012, dans le ghetto pour riches de Hidden Hills, il possède une villa d’une valeur de 7,7 millions de dollars, dotée d’une piscine avec grotte arti­­fi­­cielle, d’un taureau méca­­nique, d’une salle de cinéma de 25 places et surtout d’un terrain de basket. Quoique loin d’avoir le niveau pour en faire son métier, Drake voue une véritable passion pour ce sport qui l’accompagne depuis ses débuts.

En musique comme en sport, malgré les blessures, Drake marche à l’affectif.

Fils d’une éducatrice juive et d’un musicien, le jeune homme est élevé par sa mère à Toronto, où il a la chance de fréquenter la Vaughan Road Academy. Dans ce lycée du centre-ville, raconte-t-il, on trouve parmi les parents d’élèves des « des acteurs, des skieurs ou des rappeurs », et même un agent de cinéma. « S’il y a quelqu’un qui vous fait rire, amenez-le moi pour une audi­­tion », répète-t-il aux jeunes. Auditionné, Aubrey Graham joue dans des pièces comme Les Misé­­rables et Le Magi­­cien d’Oz, avant de débuter à la télévision dans la série Degrassi : The Next Gene­­ra­­tion.

Alors qu’ils cherchaient au départ « un joueur de football américain caucasien », les producteurs l’engagent pour endosser le rôle d’ « un joueur de basket métis ». Déjà, dans le scénario de 2004, le sort n’est pas de son côté : touché dans une fusillade, la star de l’équipe du lycée doit mettre un terme prématuré à sa carrière. Celle qu’il entend développer en vrai dans la comédie ne dure guère plus. Deux ans plus tard, aidé par sa famille et le producteur DJ Smallz, il sort sa première mixtape Room for Impro­­ve­­ment. Son succès est tel qu’en 2009, Drake partage le micro avec des artistes qui l’ont inspiré, Kanye West et Eminem.

« Last name Ever—first name Greatest / Like a sprained ankle, boy, I ain’t nothin’ to play with », chante-il sur leur morceau commun, « Forever », en référence à la blessure au genou qu’il s’est infligée au basket et qui a empiré sur scène. Pour le clip, Drake convoque rien de moins que la star de la discipline, LeBron James. Sa passion rebondit aussi dans la vidéo de « Best I Ever Had », où on peut le voir entraîner une équipe féminine. De là, elle éveille la curiosité du coach des Wildcats du Kentucky, John Calipari, qui l’invite à Lexington à l’occasion d’un événement appelé Big Blue Madeness. Le rappeur accepte d’en devenir l’ambassadeur, malgré son amour des Toronto Raptors.

« Quand je suis venu dans le Kentucky je ne voulais pas repartir, j’étais prêt à échanger ma vie pour jouer au basket », explique-t-il, ajoutant que Calipari est devenu son « mentor ». Au cours d’un entretien donné en août 2010, Aubrey Graham se dit aussi proche de LeBron James, dont il soutient la franchise d’alors, les Sacramento Kings. « Damn, I swear sports and music are so synonymous / Cause we want to be them, and they want to be us », scande-t-il sur le morceau « Thank Me Later », paru la même année.

Loyale débâcle

En musique comme en sport, malgré les blessures, Drake marche à l’affectif. Aussi peut-il s’enticher d’une nouvelle équipe dès lors qu’il apprécie l’un de ses éléments. Il n’a donc aucun problème à vanter tour à tour les mérites de United et City, frères ennemis de Manchester. « Contrairement à ce que tout le monde croit sur Internet, je ne change pas d’équipe comme de chemise », rétorque-t-il. « J’ai toujours supporté des joueurs et non des institutions, mis à part les Kentucky Wildcats et les Toronto Raptors, dont je ne me détournerai jamais. Mais en football, football américain ou basket, j’ai beaucoup de potes qui jouent pour beaucoup d’équipes. Je suis un ami loyal. »

Après avoir cité l’avant-centre de Manchester United, Ruud van Nislterooy, dans un titre de 2007, « The Presentation », le Canadien fraye avec son défenseur Rio Ferdinand en 2011. « J’ai l’impression de faire un sport », compare-t-il en parlant de son travail sur scène. « Si je n’étais pas footballeur, je serais à sa place », ajoute l’international anglais. Mais chacun est où il faut : cette année-là, les Red Devils remportent la Premier League pour le plus grand plaisir de Drake. Puisque sa passion n’a pas de limite, ce dernier fréquente l’année suivante Johnny Manziel, un joueur de football américain en pleine ascension. Seulement, peu après s’être tatoué le nom de la marque de Drizzy, OVO (October’s Very Own), le quaterback se perd dans l’alcool et la drogue.

Johnny Manziel avant la descente aux enfers

La bonne étoile sportive du Canadien pâlit. Après avoir remporté le championnat en 2012, les Wildcats du Kentucky se retrouvent dans le dernier carré en 2014. À cette occasion, Champagne Papi rend visite aux joueurs et leur adresse un discours d’avant-match. Résultat, ils empilent les défaites. Persévérant, l’artiste parie 6 000 dollars sur leur victoire contre l’université du Wisconsin l’année suivante. Là encore, c’est un échec. Pire, son amie, la tenniswoman Serena Williams, perd la finale de l’US Open sous ses yeux en 2015. Entre-temps, son aide à un des favoris du Slam Dunk Contest, l’arrière des Raptors Terrence Ross, s’est avérée tout aussi stérile. Et la franchise dont il est officiellement ambassadeur depuis 2013 reste éloignée du titre NBA.

En 2018, elle atteint les playoffs avec les meilleurs résultats de son histoire et de la conférence Est. Dans le premier match des demi-finales, Toronto parvient à renverser les Cleveland Cavaliers de LeBron James. Les caméras de télévision filment alors Drake en pleine embrouille avec un joueur adverse, Kendrick Perkins. C’est le début de la fin. À partir de là, la défaite poursuit les Raptors, sèchement battus lors de toutes les autres rencontres. Quelques mois plus tôt, Drizzy avait été vu dans une enceinte de football américain avec un t-shirt des Alabama Crimson, qui restaient sur une série de 16 victoires d’affilée. Eh bien ils se sont cette fois inclinés face aux Clamson Tigers.

Il suffit également, en octobre 2018, que Drake affiche publiquement son soutien à Conor McGregor pour que l’ancien champion de MMA soit battu par Khabib Nurmagomedov lors de l’UFC 229. Le mauvais sort de Drake est fait. En janvier 2019, il s’en amuse en publiant une photo de lui, portant un pull où sont imprimés les logos de participants aux playoffs de la NFL, la ligue de football américain : Kansas City Chiefs, New England Patriots, New Orleans Saints et Los Angeles Rams. « À ceux qui croient en la malédiction Drake, bonne chance demain », écrit-il en légende.

Drake le chat noir
Crédits : Ulyces

Depuis, à la faveur des défaites de ses sportifs préférés, ils sont de plus en plus nombreux. Le 14 avril, le Canadien a assisté impuissant à la défaite des Raptors contre le Magic d’Orlando. Les joueurs de Toronto l’ont emporté dans la deuxième manche, jeudi 18, tandis que les organisateurs de la Coupe Rogers, une compétition de tennis de la ville, profitaient du buzz pour inviter l’artiste sur Twitter : « Drake, tu es plus que bienvenu pour assister à notre tournoi. Les malédictions n’existent pas au royaume du tennis. » Après tout, l’avant-centre lyonnais Memphis Depay a bien marqué contre Angers le 19 avril après s’être rendu à un concert de Drake.


Couverture : Drake le chat noir. (Ulyces/@champagnepapi)