Les gentils et les méchants
Le long du trottoir des Champs-Élysées, sur les murs et les portes cochères, trois silhouettes glissent côte à côte, dans le théâtre d’ombres joué par les passants. Sous les platanes, elles sont avalées par une bouche de métro. Une galerie de panneaux publicitaires mène à la rame de la ligne 1. Il y a des marques partout. Dans le wagon, en ce jour de 2017, Anthony Zwiebel, Rafi Haladjian et Ugo Dessertine filent vers la gare de Lyon avec un billet de train pour les vacances en poche. Comme tant d’autre choses, il a été acheté sur Internet. De quoi animer la conversation. Comment être sûr que les produits en ligne ne sont pas conçus à l’autre bout du monde, dans des conditions déplorables ? « On ne sait jamais vraiment ce qui se cache derrière », constate amèrement le trio. Alors, germe l’idée de créer une plateforme où les entreprises seraient évaluées en fonction de critères moraux. Il y en a « franchement marre de toutes ces sociétés immorales qui ne respectent ni la planète, ni leurs salariés, ni même la fiscalité ».
Prenez Uber. Avant de partir en vacances, Rafi Haladjian a lu une interview de son ancien patron, Travis Kalanick. Il y a découvert un « odieux personnage », d’ailleurs acculé à la démission par les scandales en juin 2017. Dans le monde des start-ups, a alors réalisé le patron de la société d’objets connectés Sens.se, une génération d’entrepreneurs arrogants gagne des millions au mépris de leurs employés et de l’environnement. Lui qui n’a cessé de monter des affaires trouve cela intolérable. « Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour arrêter cette espèce de mystification de ces entreprises qui, sous couvert de modernité et de technologie, pratiquent l’asservissement des travailleurs », raconte-t-il.
Uber n’est pas prête de disparaître. Mais avec Moralscor, Rafi Haladjian et ses deux acolytes espèrent que les consommateurs seront en position d’opérer des choix plus respectueux et, partant, d’infléchir le comportement des patrons trop arrogants. Pour cela, la plateforme note différents vendeurs de produits technologiques, de téléphones portables et des baskets selon une batterie de critères. Elle compare aussi les pratiques des compagnies aériennes, des taxis et VTC et des coursiers. La question mise en exergue sur le site, « qui est gentil, qui est méchant ? », en appelle d’autres : « Qui paye ses impôts en France ? Qui agit pour l’environnement ? Qui traite correctement ses employés ? » Pour chaque secteur, un utilisateur peut donner plus d’importance à celle qui l’intéresse. Le degré de transparence, l’exploitation des données personnelles ou les aides publiques reçues sont aussi passées au crible.
Moralscore cible en particulier les start-ups, souvent moins scrutées que les grandes entreprises. C’est une manière d’être « observateur des problèmes éthiques de demain », explique Rafi Haladjian. « Nous nous intéressons à la place de l’intelligence artificielle et de la robotique pour voir à quel point les salariés peuvent être changés en zombie par les algorithmes mais également à ce qui a trait aux données personnelles. » Les résultats sont souvent nuancés. « Il n’y a pas d’un côté les immenses crapules et de l’autre les gens fondamentalement bons », constate le PDG. Le diable est dans les détails. La compagnie irlandaise Ryanair obtient par exemple un bon score écologique grâce à des économies de bouts de chandelle mises en place pour réduire les coûts. Elle utilise moins de kérosène, mais ses employés n’ont pas le droit de recharger leurs téléphones portables sur les prises d’un avion.
Avec son système de notes, Moralscore ressemble à Yuka, cette application qui évalue l’impact des produits de grandes surfaces pour la santé. « Nous sommes proches de sa logique », reconnaît Rafi Haladjian. « Elle n’est pas parfaite car l’idéal reste d’aller au marché, mais elle est pragmatique car beaucoup de gens n’en ont pas le temps. » De même, « nous ne cherchons pas la perfection mais voulons rendre plus éthiques des comportements quotidiens sur des marques ». En ce sens, Moralscore explique ne pas être très loin de l’économie sociale et solidaire. La solidarité et l’utilité sociale sont au cœur du projet. Et le profit ?
En 2009, une professeure de l’université de Berkeley, Dara O’Rourke a créé un site renseignant les impacts d’aliments, de jouets et de produits ménagers sur la santé et l’environnement. Racheté en 2012, GoodGuide s’est ensuite associé avec des marques, ce qui n’a pas manqué d’éroder sa popularité. Dans le même temps, le bloqueur de publicité Adblock Plus est devenue une affaire commerciale. Repris par des hommes d’affaires, l’extension laisse désormais filtrer les contenus de certaines sociétés moyennant finance. Ainsi, peut-on faire confiance au capitalisme pour se réformer ? À Moralscore, Rafi Haladjian avoue s’être vraiment intéressé à cette question sur le tard. Il avait alors déjà monté une vingtaine d’entreprises.
Ancien combattant
Pour décrire la genèse de Moralscore, Rafi Haladjian a une formule heureuse : « Je suis tombé dans l’Internet quand il était petit. » À l’époque, Windows 95 n’était pas encore né et lui avait déjà 33 ans. À l’occasion de son anniversaire, dans une cave du 15e arrondissement de Paris, l’entrepreneur a offert aux Français leur premier fournisseur d’accès à la Toile, FranceNet. Cet « ancien combattant gâteux de l’époque dite de la “nouvelle économie” », comme il aime se dépeindre, est depuis longtemps à l’affût, prêt à sauter sur la première innovation pour gagner de l’argent. Chez le petit-fils de marchand de tapis et fils d’un gérant d’une boutique de textile, « le commerce est un peu génétique », plaisante-t-il.
Issu d’une famille arménienne qui a fui le génocide de 1915-1917, Rafi Haladjian grandit à Beyrouth, où il est né en 1961. Il a 14 ans quand la guerre civile éclate en 1975, l’emportant dans son vertige. Avec des amis, il prend les armes au sein d’une fédération anarchiste. La période charrie de « très bon souvenirs ». L’adolescent aime être au cœur de l’action. Mais quand il se retrouve menacé par une milice fasciste, sa mère, entre deux visites à l’hôpital où dort son père, l’envoie finir ses études en France. Entré en fac de cinéma, Rafi Haladjian se projette vers l’avenir à travers la science-fiction et les livres du futuriste américain Alvin Toffler. Le « hasard » l’aide finalement, alors qu’il poursuit des études de sémiologie, à s’inscrire à un cours de télématique à l’université Paris-III.
« J’avais l’impression qu’Internet avait été notre Mai-68 à nous, et que c’était fini »
De là, après un passage aux Publications nouvelles, l’Arménien investit l’univers fabuleux du Minitel. « C’était très réglementé », se souvient-il. « En tant qu’éditeur, j’étais soumis au même droit que la presse et on m’a donc rendu responsable de tout ce qui était publié. » Pour atteindre la rentabilité, Rafi Haladjian se positionne notamment sur la part rose du service, à l’instar de Xavier Niel. Car l’érotisme présente l’avantage de répondre à « un besoin fréquent, étalé sur la journée et addictif ». À son corps défendant, le réseau FranceNet lancé en 1994 héberge des contenus plus sulfureux, partagés par des négationnistes et des pédophiles. Le Parisien d’adoption est arrêté. L’État surveille Internet. Mais il sera bientôt dépassé.
Alors que FranceNet grandit, Eve Chiapello et Luc Boltanski publient Le Nouvel esprit du capitalisme en 1999. Pour ces économistes, la critique sociale a manqué le tournant du « néocapitalisme » né dans les années 1970 et 1980, « restant rivée aux vieux schémas de la production hiérarchisée ». Sous le poids de la « critique artiste » produite par Mai-68, l’organisation pyramidale du travail a bien explosé. Les travailleurs sont en apparence plus autonomes, mais c’est « au prix de leur sécurité matérielle et psychologique ». Ainsi de ces chauffeurs Uber qui, plus tard, seront en principe libres de prendre des clients quand ils voudront. Mais sans contrat de travail, leur marge de manœuvre sera de fait assez limitée.
Selon Eve Chiapello et Luc Boltanski, « le capitalisme est une forme ordonnatrice de pratiques collectives parfaitement détachées de la sphère morale au sens où elle trouve sa qualité en elle-même ». L’ « éthique protestante » qui lui a servi de berceau, d’après le sociologue allemand Max Weber, a pour finir peu d’importance. En un siècle, elle s’est évaporée. « La justification du capitalisme », poursuivent les deux économistes français, « suppose donc la référence à des constructions d’un autre ordre d’où dérivent des exigences […] différentes de celles imposées par la recherche du profit. » Il n’y a qu’à interroger un entrepreneur d’aujourd’hui sur son objectif pour le voir escamoter la question de l’argent derrière quelques valeurs.
Capitalisme et communauté
Internet est maintenant adolescent et Rafi Haladjian vient d’entrer dans la quarantaine. À la tête d’une entreprise de 300 personnes en 2001, le patron s’ennuie ferme. Tout fonctionne mais il a besoin d’être sur la brèche. Alors FranceNet est vendu à British Telecom, qui exige de lui qu’il se tienne à distance du secteur pendant deux ans. « J’avais l’impression qu’Internet avait été notre Mai-68 à nous, et que c’était fini », remet-il. L’Arménien lit, voyage et, à travers les pages de l’ouvrage de Marshall McLuhan qu’il consulte au Brésil, naît le sentiment que le futur est aux objets connectés. Coup sur coup, il lance les sociétés Violet et Ozone dans ce domaine. En 2006, cette activité accouche du lapin WiFi Nabaztag.
Si l’importance des réseaux va se confirmer, ils continuent surtout de se développer sur Internet et non par l’intermédiaire d’animaux en ligne. Cette année-là, Mark Zuckerberg lance Facebook et Jack Dorsey Twitter. « Les pouvoirs publics ont regardé avec beaucoup d’ingénuité ces plateformes », juge Haladjian. « Les nouvelles technologies étaient considérées comme un truc de geek, rigolo, qui étaient traitées au même titre que le golf ou la philatélie. Il y a eu une sous-estimation manifeste et on s’est ensuite rendu compte que ces groupes étaient plus grands que les États eux-mêmes. » Tandis que les réseaux sociaux récoltent les données personnelles de leurs utilisateurs, ouvrant la voie de scandales comme celui de Cambridge Analytica, Uber est lancé en 2009.
Deux ans plus tard, à San Francisco, la société de Travis Kalanick reçoit une montagne de plaintes de la part des conducteurs de taxis auxquels elle fait de la concurrence. En Pennsylvanie, les employés d’Amazon travaillent dans des entrepôts où il fait 38 degrés, révèle alors la presse.
Encore guère consciente des travers de ces nouvelles entreprises, la France est toutefois touchée de plein fouet par la crise de 2008. Avec du retard, elle réalise qu’il y a eu un « recul des capacité de régulation des États-nations du fait de la financiarisation », indique Nicolas Postel, chercheur en économie à l’université de Lille. Lors de la conférence internationale « Nouveau monde, nouveau capitalisme », organisée l’année suivante à Paris, le président Nicolas Sarkozy plaide pour une moralisation du capitalisme qui permettrait de le « refonder » afin de « ne pas rompre avec lui ». À Davos, en janvier 2010, il déclare même que « le capitalisme purement financier est une dérive qui bafoue les valeurs du capitalisme. » Ce n’est pas non plus au marché que s’en prend directement François Hollande pendant la campagne de 2012 mais au « monde de la finance », qu’il traite en « ennemi » – par les mots plus que par les actes. Lors de ses vœux le 31 décembre 2018, Emmanuel Macron déclarera que « le capitalisme ultra libéral et financier, trop souvent guidé par le court terme et l’avidité de quelques uns, va vers sa fin ».
En 2013, Nicolas Postel publie avec Richard Sobel et Frédéric Chavy un Dictionnaire critique de la responsabilité sociale des entreprises. Le terme est maintenant si courant qu’il figure sous son acronyme : RSE. Il s’agit, selon un Livre vert publié par la Commission européenne, d’un « concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire ». Pour les sociétés qui manient le terme, il s’agit aussi de se parer de ses vertus, à tort ou à raison. Via des labels, on se vante d’échapper à la dérive de toute une industrie. « La question ne peut pas être de moraliser le capitalisme », nuance Nicolas Postel. « La question, c’est de le réguler ou de lui trouver une assise, une forme de stabilité sociale et environnementale. »
Seulement, de l’avis de Rafi Haladjian, certaines start-ups grossissent trop vite pour s’inscrire dans le cadre d’un développement durable. Comment l’empêcher sans s’ériger en arbitre des élégances ? Moralscore recourt à une approche individualisée : chacun peut prendre en compte les critères qu’il veut. Cela peut poser problème, considère Nicolas Postel. « Plus on s’adresse à des individus, plus on est dans la moralisation puisque d’une certaine manière on évite de constituer un collectif. Or l’enjeu, c’est de retrouver au sein du capitalisme des positions éthico-politiques collectives. » À ce jour, les « cinq à six personnes » qui travaillent à améliorer la plateforme disent voir le nombre d’utilisateurs grimper en flèche. Mais il ne font pas communauté.
Comme les autres entreprises qui se saisissent de questions éthiques, Moralscore s’érige en garant de l’intérêt général. C’est une façon de devenir un sujet politique plus qu’un objet. Or ce rôle a traditionnellement été exercé par l’État, dont les décideurs ont le mérite d’être élus. L’économiste Anne Salmon décrit ce processus de captation de la politique par les groupes privés dans le livre Moraliser le capitalisme, paru en 2009. Pour les patrons, se montrer responsable, peut être un moyen d’être en position de définir les choix de société sans entrave. « Cela doit nous alerter », réagit Nicolas Postel. « Il faut trouver des moyens de réarmer des contre-pouvoirs qui ne soient pas forcément portés par l’État. »
Moralscore peut-il être de ceux-là ? Contrairement aux pouvoirs publics, la société est appelée à grandir en faisant du profit. « Pour le moment, nous avons un tas de choses à apprendre donc l’argent ne nous intéresse pas », assure Rafi Haladjian. « Nous nous donnons un an pour que notre service soit plus étoffé et efficace. » Ensuite, viendra le moment de chercher des revenus. Les marques, promet-il, ne pourront pas payer pour figurer sur la plateforme. Mais elles pourraient être associées d’une autre manière. À condition qu’elle soit morale ?
Couverture : Victoriano Izquierdo.