2019, année progressiste
Une rumeur dévale des gradins du Moda Center, à Portland. Bernie Sanders s’interrompt en plein discours. « Quoi ? » demande-t-il incrédule. Dans un accès de rire, la foule pointe l’oiseau qui vient de se poser sur scène. Alors que le sénateur, hilare, considère l’animal, un deuxième atterrit carrément sur le pupitre. Ce roselin du Mexique est une aubaine. « Je pense qu’il faut y voir un symbole », en profite-t-il. « Je sais que ça n’y ressemble pas mais cet oiseau est vraiment une colombe qui réclame la paix mondiale. »
À la primaire Démocrate de 2016, le socialiste finit pourtant par s’incliner face à l’aile droite du parti. La candidate investie, Hillary Clinton, perd à son tour quelques mois plus tard. Avec l’élection de Donald Trump, la Maison-Blanche redevient un nid de faucons, comme on surnomme les diplomates va-t-en-guerre.
Les États-Unis sont désormais dirigés par « le président le plus dangereux de l’histoire moderne américaine », juge aujourd’hui le sénateur du Vermont. « Nous défions un menteur pathologique, un escroc, un raciste, un xénophobe, quelqu’un qui tire la démocratie américaine vers l’autoritarisme », blâme-t-il dans une vidéo annonçant sa volonté de participer à la présidentielle de 2020.
Alors qu’il avait organisé une conférence de presse à l’extérieur du Capitol, trois ans auparavant, Bernie Sanders prend cette fois ses marques chez lui, dans le Vermont. Ce 19 février 2019, il s’exprime d’abord seul, devant la bibliothèque, avant de recevoir les équipes de la chaîne CBS dans le salon. Par-dessus son épaule, on peut voir un alignement de photos de familles. Elles reposent sur une commode ancienne ornée d’un oiseau coloré.
« Qu’est-ce qui sera différent cette fois ? » demande le journaliste John Dickerson. « Nous allons gagner », répond le septuagénaire. Ses promesses n’ont pas changé : la sécurité sociale pour tous, un meilleur système éducatif, un environnement propre et des emplois payés décemment. Comme en 2016, il entend avant tout s’attaquer aux inégalités de plus en plus vertigineuses.
En 1988, alors qu’il n’était que le maire de Burlington, Sanders rêvait déjà d’un président capable de « reconnaître que nous avons une disparité extrême entre les riches et les pauvres et que les élections sont achetées ». Endurci par les défaites de ses débuts et grisé par son irruption surprise au Sénat, l’élu s’est peu à peu mis à penser qu’il pourrait être cet homme. Il ne lui manquait plus que les moyens suffisants et une conjoncture favorable. Puis 2019 est arrivé.
Autour de Bernie Sanders, résolu à poursuivre son chemin coûte que coûte, des files de jeunes se sont mises à marcher pour le climat. Surtout, le thème des inégalités a tant progressé qu’il s’est retrouvé sur la table de ce raout de millionnaires qu’est le Forum économique mondial de Davos. On y a même évoqué l’idée émise par la députée de New York, Alexandria Ocasio-Cortez, de taxer 70 % des revenus annuels au-delà de 10 millions de dollars. Accusée d’être une radicale par les conservateurs, la femme de 29 ans assume. « Si vous voulez me taxer de radical, c’est d’accord », a aussi tweeté Sanders le 21 février.
If somebody wants to call me a radical, okay, here it is: I believe that people are inherently entitled to health care. I believe people are entitled to get the best education they can. I believe that people are entitled to live in a clean environment.
— Bernie Sanders (@BernieSanders) February 21, 2019
Quelques heures avant l’officialisation de sa candidature, l’institut Gallup rendait un rapport démontrant la progression des idées de gauche au sein du parti Démocrate. Ses électeurs sont devenus plus favorables au socialisme qu’au capitalisme en 2016, pointe-t-il. À ce titre, Bernie Sanders y a acquis un certain magistère.
D’autres candidats aux primaires, tels Kamala Harris, Cory Booker, Kirsten Gillibrand et Elizabeth Warren, soutiennent sa proposition de sécurité sociale (Medicare for all). Même Hillary Clinton, dans son livre Ça s’est passé comme ça, reconnaît que le projet a l’avantage de la simplicité. Seulement, en 2016, l’ex-secrétaire d’État de Barack Obama avait davantage de moyens que lui. Sanders a retenu la leçon.
En 24 heures, quelque six millions de dollars ont abreuvé son compte de campagne, une somme plus importante que celles récoltées par n’importe quel autre candidat. Fort des structures échafaudées en 2016, et d’une vaste liste d’e-mails, le sénateur du Vermont dispose d’une plus grande capacité de mobilisation que ses adversaires. Il jouit notamment de petits dons récurrents.
« C’est comme Netflix mais pour les membres du Congrès qui n’ont pas été achetés », compare Ocasio-Cortez. À la différence de Clinton, Sanders refuse l’aide des comités d’action politique (Super PAC). En 2016, il a accepté l’appui d’un seul de ces groupes privés qui dispensent des aides considérables, car il avait été formé par des syndicats d’infirmiers.
L’argent est le nerf de la guerre pour lui, mais surtout pour ses électeurs. « Bernie Sanders considère que la question fondamentale est économique pour les Américains », glisse un de ses amis, le professeur Huck Gutman. « Ses positions en faveur de l’avortement, du mariage homosexuel et d’un tas d’autres choses sont positives et progressistes, mais il ne voit pas cela comme la question centrale. Pour lui, l’essentiel est de savoir si les gens s’en sortent ou si un petit nombre de personnes les arnaquent. »
Sanders n’a pas besoin qu’on lui rappelle l’importance des finances comme le conseiller James Carville l’avait fait avec Bill Clinton en 1992 : « It’s the economy, stupid. » Il dit avoir ça en lui depuis longtemps.
Faire ses preuves
Sanders a bien retenu la leçon. S’il veut avoir une chance à l’élection présidentielle, le parlementaire a tout intérêt à combattre sa nature pudique. Il reçoit désormais chez lui, dans le Vermont, et accepte à contrecœur de revenir sur ses débuts. « Je comprends », souffle-t-il en réponse à une question personnelle. « Les gens ont besoin de connaître la personne pour laquelle ils mettent un bulletin dans l’urne, de lui faire confiance. »
Avant de passer à table, le septuagénaire tient tout de même à relativiser l’importance de son parcours : « Quand je parle d’une révolution politique, de créer des millions d’emplois payés décemment, de réduire le chômage des jeunes, de donner des congés payés et des arrêts maladie, je sais que ces questions ne sont pas aussi importantes que ma vie privée. » Elle n’en est pas anecdotique pour autant.
Né en en 1941 à New York, Bernard Sanders est le fils d’un juif polonais devenu vendeur de peinture à son arrivée aux États-Unis. Sa mère s’occupe de lui et de son frère, Larry, avec peu de moyens. Dans un trois pièces au loyer régulé, « il y avait des tensions à propos de l’argent », se souvient-il.
« Le problème n’était pas de trouver à manger mais d’acheter telle chose plutôt que telle autre. Je me souviens d’une dispute pour savoir si vous avions les moyens d’acheter un type de draps. Nous sommes passés par 15 boutiques différentes pour trouver les moins chers, ou plutôt la meilleure affaire. Je sais ce que c’est quand la compagnie d’électricité coupe le courant et que l’opérateur de téléphone débranche le réseau. Donc pour moi, parler des travailleurs n’est pas très dur. »
Parler politique n’est en revanche pas courant, si ce n’est pour rappeler qu’une élection, en 1932, a abouti au massacre de millions de personnes. Scolarisé au lycée James Madison, Bernard Sanders vit une première grande déception lorsqu’il est recalé de l’équipe de basket de l’école. Il est plus doué avec les concepts. Passé de la fac de Brooklyn à l’université de Chicago au bout d’un an, l’étudiant rejoint la Ligue des jeunes socialistes et une association luttant pour les droits civiques, le Congress on Racial Equality.
Jim Rader, rencontré dans l’Illinois, se souvient qu’il faisait partie des « leaders du mouvement sur le campus ». En revanche, Sanders admet avoir été un « étudiant médiocre » qui préférait la rue aux amphithéâtres et les « communautés » au foyer. Il passe ainsi un an dans un kibboutz (un village collectiviste israélien).
Lorsque Bernie obtient son diplôme en 1964, ses parents sont morts et son frère vit en Angleterre. Plus rien ne le retient à New York. Tout juste devenue son épouse, Deborah Shiling le suit alors dans le Vermont. Le couple y achète un terrain de 35 hectares moyennant 2 500 dollars et vit notamment grâce aux articles écrit à la pige par le jeune homme.
Invité par Jim Rader à une réunion du Liberty Union Party, un mouvement de gauche, Sanders propose de le représenter aux élections sénatoriales. Il s’incline lourdement mais ne désarçonne pas. Après quatre autres échecs à des scrutins fédéraux, sa candidature est présentée à la mairie de Burlington. Non seulement le socialiste l’emporte cette fois, mais il redresse si bien la ville que ses voisines la prennent en modèle.
Remarié à Jane O’Mera Driscoll en 1988, Sanders accède à la Chambre des représentants en 1991 et au Sénat en 2006. Au sein du groupe Démocrate, il fait entendre une voix discordante, critiquant la politique menée par Barack Obama à partir de 2009. Le socialiste veut un candidat plus à gauche à la primaire de 2012. À quoi certains lui répondent d’y aller lui-même. Sa candidature est finalement déposée en 2016.
« Mes enfants sont frustrés qu’on entende toujours dans les médias qu’il ne peut pas gagner », confie sa femme, Jane. « Je leur dis : ils le répéteront jusqu’à ce qu’il prouve qu’il peut le faire. C’est toujours ce qui arrive avec Bernie. »
La cote
Sur son bureau de président du Parti communiste chinois, ce 29 octobre 1981, Hu Yaobang trouve une lettre en provenance des États-Unis. Elle a été postée à Burlington, dans le Vermont. « Par une force inconsciente et incontrôlable, notre planète semble être sur le point de s’auto-détruire », prévient la missive. Elle demande au dignitaire de désarmer « aussi vite que possible » pour commencer à négocier avec les autres dirigeants mondiaux. Le même message est reçu au siège du Premier ministre britannique, à Downing Street, à l’Élysée et à la Maison-Blanche. Il est signé par le nouveau maire de Burlington, Bernard Sanders. « Les habitants de ma ville ne peuvent pas rester assis calmement en regardant notre planète être détruite », explique-t-il. L’édile veut déjà peser sur les questions mondiales.
Malheureusement, une grande partie de la presse ne lui accorde aucun crédit pour ça. Alors que Politico assure en décembre 2015 qu’il « ne peut pas gagner », le Washington Post rappelle un mois plus tard qu’il n’est pas Obama et Forbes explique que ses électeurs « risquent de rester à la maison ». De toute façon, tranche The Atlantic, il ne « pourrait pas gouverner » car son agenda est trop ambitieux. En effet, comment convaincre les parlementaires américains de voter en faveur de la sécurité sociale, des études gratuites et de la réforme du système électif ? Tout cela est bien sympathique, mais « Bernie Sanders ne sera jamais élu président », enfonce ABC. Et effectivement, c’est Hillary Clinton qui remporte la primaire.
Mais le sénateur du Vermont « a gagné à la fin », estime Vanity Fair ; car il a renouvelé le fonctionnement du parti Démocrate. En outre, il a « réintroduit la politique de la classe travailleuse aux États-Unis grâce à un message simple : vous travaillez dur, vous aurez la dignité et la sécurité que vous méritez et nous allons nous battre contre les millionnaires et les milliardaires qui se mettent sur notre chemin », ajoute le journaliste Bhaskar Sunkara. « Autrement dit, il a créé un récit de lutte dont les protagonistes sont les personnes qui essaient de s’en sortir dans un pays inégalitaire et inéquitable. » Ce récit a servi à imposer des projets qui sont devenus omniprésents dans le débat public, tels le « Green New Deal » et la sécurité sociale. Ainsi tente-t-il de conquérir d’abord l’hégémonie culturelle – théorisée par le philosophie italien Antonio Gramsci – avant le pouvoir.
Le rhétorique de Sanders s’oppose nettement à celle de Donald Trump, quoi qu’en disent les éditorialistes qui renvoient dos à dos leur « populisme ». Elle aurait même pu permettre de le battre, ont réalisé quantité de médias après coup. « Il jouit d’une très bonne cote de popularité, de dix points supérieure à celle d’Hillary Clinton », note le Washington Post. « Cela aurait pu constituer un atout important » à la présidentielle. Lors des primaires, le sénateur a largement battu l’épouse de l’ex-président dans les États du Wisconsin et du Michigan, qui ont été déterminants à la présidentielle. Même si cela fait longtemps qu’il fréquente les couloirs de Washington, il apparaît du reste beaucoup moins comme un membre de l’establishment qu’elle.
Cela lui confère-t-il pour autant un avantage sur l’outsider Trump ? En novembre 2018, la prise de la Chambre des représentants par les Démocrates, au cours d’élections de mi-mandats, est pour lui signe d’espoir, bien que le Sénat soit toujours aux mains des Républicains. « Quand les gens sont inquiets, les démagogues jouent avec ces peurs », déclare-t-il à cette occasion. Mais voilà « un message très clair que les Américains réprouvent la politique menée par Trump, son comportement et son fanatisme ». Pour l’heure, Sanders dit « parler à beaucoup de gens et beaucoup analyser la situation » pour savoir qui, à gauche, a le plus de chances de défaire l’actuel locataire de la Maison-Blanche. En février 2019, il finit par se convaincre d’y aller lui-même. Une trentaine d’autres personnes y prétendent.
D’après une enquête d’opinion conduite par l’institut SSRS pour CNN en décembre 2018, l’ancien vice-président de Barack Obama, Joe Biden, est en tête des intentions de vote (30 %) devant Bernie Sanders (14 %) et le parlementaire Beto O’Rourke (9 %). Les autres candidats ne passent pas la barre des 5 %. Alors que Biden n’a pas encore annoncé officiellement qu’il se présenterait, le sénateur du Vermont ne cesse de progresser dans les sondages. D’ici le début des primaires en février 2020, cette dynamique pourrait lui permettre de coudoyer son principal adversaire. Sa personnalité pourrait faire le reste.
« Il est particulièrement bien placé pour défier Trump car il plaît plus aux électeurs ruraux et ouvriers que les candidats Démocrates conventionnels », juge Ben Tulchins, qui était son responsable des sondages en 2016. « Il est aussi très populaire et a obtenu de bons scores dans des États du Midwest comme le Michigan et le Wisconsin, qui sont essentiels. » Il lui reste donc à convaincre les Démocrates les moins à gauche de se masser derrière lui.
Couverture : Bernie Sanders par Gage Skidmore.