La ligue

Après un carrefour hérissé de palmiers, la Route 604 descend vers le nord de Las Vegas, étendue brumeuse couvée par les sommets du Nevada. Au début de cette cinq voies, de l’autre côté d’un mur en escalier, les vitres d’un grand entrepôt décolorent sous les rayons du couchant. Le parking est clairsemé en ce vendredi 28 décembre 2018. Peu après 17 heures, une vingtaine de personnes slaloment entre les poutres en bois qui encadrent les rayonnages du NuWu Cannabis Marketplace. Morne plaine : en moyenne, l’établissement accueille près de 3 000 clients par jour. La recette sera pourtant très bonne.

À la caisse patiente un chauve en costume marine. Ses mains couvertes de tatouages sont remplies de liasses de billets de banques ceintes par des élastiques jaunes. Brandon Hawkins s’apprête à se délester de 11 000 dollars en cash pour acheter un cigare de 24 grammes de weed, roulé avec une feuille en or d’autant de carats. En s’emparant de ce Leira Cannagar disposé sur un lit de velours violet dans une caisse en bois, le trentenaire est sûr de « passer une sacrée soirée du Nouvel An ». « Honnêtement », ajoute-t-il, « j’ai toujours été un partisan de cette industrie et je suis heureux qu’elle en soit là aujourd’hui. »

Crédits : Leira Cannagar

Propriétaire du Hudson, un restaurant de West Hollywood, Brandon Hawkins a eu l’idée de ce luxueux joint rempli de Pure Haze avec un associé, en entendant parler d’un spécimen vendu 10 000 dollars à Seattle, au mois de juin. Selon Benny Tso, un des gérants de la boutique de Las Vegas, ce type de services VIP va devenir monnaie courante dans le coin. Afin de vendre ses modèles sans métal précieux, roulés à la main à partir de fleurs biologiques, la société Leira Cannagar vante son « art » en la matière. Elle n’est pas la seule : la vague de légalisation aux États-Unis mais aussi au Canada ou en Uruguay a mis en lumière la culture des joints au dressage éclatant.

La boutique de Las Vegas n’est d’ailleurs pas la seule à proposer des cônes dorés. « En utilisant des graines de maïs ou du papier en or de 24 carats, je crée une expérience à fumer unique », s’enorgueillit Dawn Doan sur son site, Grasshoppa. Cette Californienne a passé trente heures à coller des feuilles pour réaliser une tige en forme de Wall-E, le robot de Disney. « Je le montre toujours dans les festivals mais les gens refusent de l’allumer », rapporte-t-elle. « En le voyant ils s’écrient : “Oh mon Dieu, c’est de l’art, je ne peux pas le fumer.” » Après avoir réalisé un premier joint cubique, Doan a été contactée par la National Joint League (NJL), une organisation d’orfèvres qui se cooptent. Depuis, elle a conçu une batterie, une raquette de tennis et même une station essence, rivalisant d’audace avec les 18 autres membres du groupe.

Créée en 2013, la NJL rassemble des spécialistes de Pennsylvanie, de Floride, d’Arizona, du Colorado, de Californie, de Washington et du Canada. Chacun publie des photos de ses roulages sur Instagram, où sont régulièrement organisés des votes. 2Chainz, The Game et Rihanna comptent parmi les abonnés, de même que « l’acteur et musicien Tommy Chong », témoigne le fondateur, Alex Theodos. « Beaucoup de requêtes sont faites à l’occasion d’anniversaires ou d’événements. Nous n’avons jamais eu de problème avec la justice. Ce que nous montrons sur Instagram est purement artistique. »

Crédits : Dawn Doan

Si les comptes des membres de la NJL regorgent d’œuvres impressionnantes, l’un d’eux a plus de succès que les autres. Tony Greenhand est un pionnier. C’est lui qui a inspiré Dawn Doan. « J’ai vu qu’il avait fait un Spider-Man et j’étais estomaquée », se souvient-elle. « Je me suis demandée comment ça pouvait exister. Depuis je me suis dit que je pouvais faire n’importe quoi. Pourquoi devais-je m’en tenir à des formes basiques ? »

Aube verte

Las Vegas est loin. Malgré son succès, Tony « Greenhand » vit anonymement dans une petite rue d’Albany, ville sans histoire de 50 000 âmes située dans l’Oregon, au sud de Portland. Il reçoit les visiteurs avec sa compagne, ses deux pitbulls et un large sourire avant de se remettre au travail. À 7 heures du matin, sans avoir pris de petit-déjeuner, l’homme de 28 ans assemble des papiers à rouler tout en faisant luire le joint entre ses lèvres. Devant lui, sur une table basse, une somme d’outils à rouler voisine avec un cendrier aux taches noires comme un léopard. « Je commence à rouler au saut du lit », admet-il. Et ce travail maniaque, ponctué par de rares pauses, ne cessera qu’au coucher.

« En général je fume un joint », indique ce châtain aux cheveux longs qui aime aussi randonner ou jouer avec ses chiens. « Si je ne suis pas en train de le faire, je suis probablement occupé à chercher de la weed. » Son expertise repose d’ailleurs sur des années de pratique intense. Alors qu’il pensait s’en tirer facilement lors de sa première tentative, en copiant ses amis, Tony s’est d’abord cassé les dents, pendant 30 minutes, sur un joint finalement impossible à fumer. Plus personne n’était disposé à le laisser faire. Mais il n’est pas du genre à se décourager.

Crédits : Tony Greenhand/Instagram

Un an après ses débuts, le jeune homme a découvert les quelques variantes qui existaient au cône basique. Rien de très excentrique n’était alors roulé, mais lui qui était habitué à sculpter avec de l’argile ou du bois a eu l’idée d’en faire de même avec des feuilles. « Je voulais juste appliquer ce que je savais de la sculpture aux joints, sans jamais envisager d’en faire un métier », fait-il remarquer. Aujourd’hui, il juge sa première pièce, une fusée spatiale, « pas spectaculaire ». L’alligator et le petit dragon qui ont suivi étaient eux aussi assez basiques. La pipe qu’il a ciselée en 2013 avait en revanche suffisamment d’allure pour qu’un ami lui suggère de la montrer sur le réseau social Reddit, où la Toile s’est vite enflammée pour son travail.

Au départ, bien qu’ayant quitté le lycée en chemin, Tony Greenhand refusait toute compensation financière. Il n’avait toutefois rien contre l’idée d’exposer ses productions dans divers salons ou en parler lors de conférence. Ainsi a-t-il rencontré sa compagne à la High Times Cannabis Cup du Coloraro, en 2014. Lors de leur premier rendez-vous, Courtney a reçu un joint en forme de rose de sa part. Finalement, « parce que les gens le voulaient », c’est devenu un métier. Le plaisir n’en est pas pour autant parti en fumée : au lieu de vendre la pastèque de près de 20 kilos de weed qu’il avait assemblée, Tony Greenhand a préféré la cramer.

À la tombée de la nuit, ces jours-ci la lumière reste éteinte dans la petite rue d’Albany. L’artiste s’est promis de ne plus travailler à l’heure où l’Oregon dort. Il préfère garder son énergie pour des journées bien remplies entre le roulage, la culture et les ventes. Une série de blunts en forme d’armes lui a par exemple rapporté 7 000 dollars. Ses clients s’appellent notamment Flatbush Zombies et B-Real de Cypress Hill. Comme eux, cela ne fait plus de doute, Tony Greenhand est un artiste. Ses œuvres ne sont peut-être pas encore légales partout, mais elles suscitent la convoitise de riches amateurs prêts à débourser des milliers de dollars pour les acquérir.


Couverture : Quelques œuvres de Tony Greenhand. (Tony Greenhand/Instagram)