Un air d’austérité
Le ciel est pour tout le monde. Au lendemain de son arrivée à la présidence mexicaine, dimanche 2 décembre 2018, Andrés Manuel López Obrador (Amlo) se mêle aux inconnus d’un vol classique entre Mexico et Veracruz. Rien ou si peu ne doit le séparer de ses 130 millions de concitoyens, paraît penser ce petit homme à la chevelure grise comme un nuage. Après son élection, le 1er juillet 2018, l’ancien maire de la capitale avait mis en vente le jet privé réservé au chef d’État. Il en avait même fait la promotion : « Ce n’est pas seulement un avion moderne et efficace, c’est un espace confortable, avec une chambre, un restaurant, très spacieux », avait-il dit au sujet du Boeing 787-8 Dreamliner. Désormais intronisé, López Obrador se retrouve engoncé dans un siège aux côtés d’un moustachu.
Quelques heures plus tôt, le président est arrivé à l’aéroport à bord de son habituelle Volkswagen Jetta blanche. Une haie d’honneur improvisée, jalonnée de demandes de selfies l’attendait jusqu’au terminal 2. Il a donc fallu improviser quelques banalités. Une fois les portiques de sécurité passés, ce fils de commerçants originaire de l’État de Tabasco, à l’entrée de la péninsule du Yucatan, a même parlé football : « Les Pumas [un club de Mexico] jouent en ce moment. Ils ont déjà gagnés ? Combien ? 3 à 1 ? Très bien, c’est une bonne nouvelle. » Il pouvait monter à bord l’esprit tranquille, suivi de quatre conseillers, dont trois femmes, et quelques journalistes.
Sitôt l’avion arrivé à 1000 mètres d’altitude, un reporter de la chaîne Noticiero Telemundo déboucle sa ceinture et enclenche la caméra de son téléphone. « La journée d’hier a été historique et ici, dans un vol commercial, se trouve monsieur le président Andrés Manuel López Obrador », récite-t-il, l’appareil dans une main, un petit micro dans l’autre. Pour donner la parole au président, le correspondant en altitude passe le bras devant le moustachu qui, imperturbable, mâche un sandwich. Éludant la question rhétorique à propos de sa « grande responsabilité », Amlo salue d’un geste de la main la caméra.
« C’est un moyen de communication très suivi par les paysans en Amérique latine et aux États-Unis », pense-t-il tout haut. Comme s’il parlait à sa famille, le chef d’État secoue de nouveau la main. « J’espère que vous allez bien parce que la corruption va s’arrêter », bricole-t-il. « Au Mexique, vous ne verrez plus de luxe au gouvernement, plus de gouvernement riche avec un peuple pauvre. Nous allons mettre en place une politique d’austérité. C’est pourquoi les avions et les hélicoptères seront vendus. Il n’y aura plus d’avion présidentiel. Nous allons voyager comme tous les citoyens, sur une ligne commerciale, sans problème. »
Il souhaite même créer un nouveau corps militaire, la Guardia Nacional.
Pour ce qui est de la flotte gouvernementale, on voit bien ce qu’entend López Obrador par austérité. Il a d’ailleurs décidé de baisser son salaire de 60 % et de plafonner celui des autres responsables publics. Mais le mot a-t-il une portée plus générale ? Du temps de la campagne, le candidat de gauche avait expliqué vouloir réduire la corruption gouvernementale et ses dépenses dispendieuses pour financer des programmes sociaux et s’engager vers une nationalisation des industries du pétrole et du gaz. Aussi, n’envisagerait-il pas d’austérité économique. Cela dit, il y a bien un autre domaine dans lequel le pouvoir semble aussi austère, quitte à dépenser plus : la sécurité.
À la veille de son vol pour Veracruz, Amlo rendait hommage aux forces armées qui « font partie des meilleures institutions du Mexique ». Alors qu’il les a plusieurs fois critiquées par le passé, le président compte désormais sur elles pour faire la guerre aux cartels. Il souhaite même créer un nouveau corps militaire, la Guardia Nacional. Selon l’écrivaine mexicaine Denise Dresser, son plan de sécurité « est le même que ceux de [ses prédécesseurs] Calderón et Peña Nieto, mais sous stéroïdes. [Il veut] plus de soldats, moins de contrôles civils ; plus de soldats, moins de policiers. » On ne peut pourtant pas dire que la tactique ait réussi jusque là.
Enfant de la balle
À un mois de prendre ses fonctions et l’avion pour Veracruz, Andrés Manuel López Obrador s’est rendu sur la tombe de son frère, à Villahermosa, dans l’État de Tabasco. Ramón est mort en 1968, alors qu’Andrés Manuel n’avait que 15 ans. À cette période, les deux garçons ainsi que leurs cinq frères et sœurs vivent dans la capitale du Tabasco, où leurs parents tiennent une boutique de chaussures et de vêtements. Il y sont arrivés en provenance du village de Tepetitán, à quelque 80 kilomètres de là, au milieu des années 1960. Un après-midi, alors que le couple plie et replie du tissu, Ramón tombe sur un pistolet que son père a reçu en remboursement d’une dette. En jouant avec, il le laisse échapper sur le sol. Depuis la vitrine du magasin, Andrés Manuel voit la balle traverser le crâne de son petit frère.
Ravalant ses larmes, le second enfant de la famille poursuit ses études avec succès, sans oublier d’aider ses parents. N’ayant pas perdu le goût du base-ball, un autre sport très populaire au Mexique, il envisage un moment d’en faire son métier. Mais il est aussi doué pour les sciences politiques, réalise-t-il en les étudiant à partir de 19 ans, à Mexico. Andrés Manuel fréquente les amphithéâtres de l’Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM) dont sont issus les Pumas, le club de football qu’il supporte aujourd’hui. Diplômé en 1976, il revient alors au Tabasco. L’année suivante, à 24 ans, il est nommé directeur du Centre de coordination indigène à Nacajuca.
Les travailleurs des champs auxquels il vient en aide s’en souviennent parfaitement. « Quand il venait organiser des réunions ici en tant que représentant du gouvernement pour nous demander comment il pouvait nous aider, les gens ne le croyaient pas parce qu’on nous a toujours menti », témoigne Reyes Arias Roman. « Mais lui, il a accompli ce qu’il promettait. C’est pour ça que les gens l’estiment. » Reconnu pour sa droiture, Amlo devient le responsable régional du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Alors que cette formation de centre-gauche penche sévèrement à droite, au début des années 1980, il y plaide en vain pour plus de transparence et finit pas démissionner en 1983.
Le jeune responsable recule pour mieux marcher : à la tête de l’Institut national des consommateurs, il organise des manifestations qui le font connaître du grand public. Celle contre la pollution de la compagnie nationale de pétrole Mexican Petroleum Company (Pemex) est particulièrement suivie. Au Tabasco, Andrés Manuel dénonce du reste des fraudes au cours d’élections, en 1988. Il en serait la première victime, puisque sa candidature au poste de gouverneur, sous la bannière du Front démocratique national, échoue. En novembre 1991, ses trajectoires locale et nationale, se rejoignent dans une marche baptisée « L’Exode pour la démocratie », qui relie la capitale du Tabasco à Mexico.
Son exode partisan continue. Appuyé par le Parti de la révolution démocratique (PRD), qui réunit les membres un peu trop révolutionnaires du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), Amlo est élu maire de Mexico en juillet 2000. Sur les questions de sécurité il apparaît toutefois ferme, demandant de l’aide au maire de New York, Rudy Giuliani, partisan de la « tolérance zéro ». Mais il le présente moins comme une traque de la petite délinquance que comme une « guerre contre la mafia du pouvoir ». Fort de la popularité que lui apporte cette rhétorique un rien belliqueuse, il se présente à la présidentielle de 2006. Mais là encore, il s’incline selon lui à cause de fraudes de la part du vainqueur, Felipe Calderón.
Une guerre civile moderne
Guadalupe Correa-Cabrera ne garde elle non plus pas un très bon souvenir de 2006. Alors doctorante à l’Universidad Iberoamericana (UIA) de Mexico, la jeune femme apprend que son père vient d’être menacé par Los Zetas, un cartel tentaculaire principalement basé dans le Golfe du Mexique. Ses hommes exigent une paie mensuelle en échange de la protection de ses terres, dans l’État du Michoacán. « Il en ont fait de même avec les autres propriétaires terriens de cette région agricole, à l’exception des plus riches et des représentants de multinationales », raconte-t-elle. Mais le père de Guadalupe Correa-Cabrera refuse de se plier à leur loi. Menacé à de nombreuses reprises, il finit de guerre lasse par quitter les champs avec son fils. Sans ça, « il serait probablement mort aujourd’hui », estime Guadalupe Correa-Cabrera, qui a publié le livre Los Zetas Inc. en septembre 2018.
La violence arrive sur le perron de l’université. Certains de ses étudiants doivent s’absenter car des membres de leurs familles ont été enlevés. « À un moment elle a dû fermer », poursuit-elle. « Les gens arrêtaient de sortir pour manger ou prendre un verre. Ensuite, la guerre entre Los Zetas et le Cartel du Golfe a démarré. » Engagée dans une thèse sur la violence politique, Guadalupe Correa-Cabrera s’intéresse d’autant plus à cette vague sanglante qu’elle atteint les États du nord, pourtant les plus stables, les plus démocratiques et les plus développés économiquement jusqu’alors. Dans l’État de Michoacán, le président Felipe Calderón envoie quelque 5 000 militaires le 12 décembre 2006 afin de reprendre du terrains aux cartels. C’est le début de sa « guerre contre la drogue ».
« Le trafic de drogue est étroitement contrôlé par les institutions officielles. »
Pour lui donner le plus de force possible, Felipe Calderón coopère volontiers avec les États-Unis. Or, « ce sont les opérations à la frontière qui ont entraîné la rencontre entre Los Zetas et le Cartel du Golfe », pointe Guadalupe Correa-Cabrera. « Cette militarisation de la lutte a augmenté le niveau de violence et le nombre d’assassinats. Il y a eu un effet boule de neige. Les groupes criminels ont commis plus d’enlèvements et d’assassinats pour répondre à l’État. Ça a entraîné une guerre civile moderne. » À partir de 2008, Calderón double cette croisade désastreuse de la privatisation de Pemex.
Andrés Manuel López Obrador vient d’accuser le secrétaire du gouvernement Juan Camilo Mouriño d’avoir joué de son influence pour que la compagnie pétrolière nationale passe contrat avec des membres de sa famille. La privatisation n’en est pas pour autant une bonne solution, juge le fan de baseball. Pour s’y opposer, il appelle même à encercler pacifiquement le Sénat. Un arrêt cardiaque l’en empêche. De nouveau candidat à la magistrature suprême en 2012, il est cette fois défait par Enrique Peña Nieto. Son projet de réforme du secteur de l’énergie attendra une « ultime candidature » en 2018.
D’ici là, les groupes criminels « se diversifient », analyse Guadalupe Correa-Cabrera. Le business model de Los Zetas est adopté par d’autres entités comme le Cartel Jalisco Nueva Generación. Désormais, les barons de la drogue disposent de plusieurs petites entreprises pour blanchir de l’argent. La dilution est telle que le chercheur Oswaldo Zavala soutient dans un livre que Les Cartels n’existent pas. En tout cas, « pas comme on nous les vend », dit-il. « Il y a des stratégies politiques qui produisent l’idée des cartels. Il y a du trafic de drogue mais il est étroitement contrôlé par les institutions officielles. » En ciblant la corruption parmi les responsables politiques, López Obrador vise donc juste. Mais sa stratégie militaire semble pour le moins hasardeuse à Guadalupe Correa-Cabrera.
« Quand je faisais des recherches, j’ai essayé de cartographier les endroits d’extrême violence et j’ai réalisé que ce sont les endroits où les sols sont riches », observe la chercheuse. Ce n’est pas le nouveau président, originaire du Tabasco, qui dira le contraire. Les menaces sont donc aussi une manière d’accaparer des terres comme celles que le père de Guadalupe Correa-Cabrera a laissé derrière lui. Comment les combattre ? Elle a bien une idée. « Personne n’a touché au système financier alors c’est là que l’argent est blanchi », regrette-t-elle. Ce n’est pas l’armée qui s’en chargera.
Couverture : Amlo victorieux.