Derrière la magie

Un à un, les sourires défilent devant la mosaïque des sponsors, dans la zone mixte du stade Krestosky, à Saint-Petersbourg. Sur les lèvres de Samuel Umtiti, Olivier Giroud et Kylian Mbappé, se lit la même fierté teintée d’appréhension. Ce 10 juillet 2018, l’équipe de France a battu la Belgique. Plus incrédule que les autres, Paul Pogba fixe le sol. « Quelle histoire, la France est en finale de la Coupe du monde, 20 ans après 1998 », sourit Samuel Ollivier, l’homme de terrain de BeIN Sport, en lui tendant le micro. Pogba se gratte la tête. « C’est beau », lâche-t-il dans un haussement d’épaules. « C’est beau mais c’est pas fini. » L’incrédulité du milieu de terrain est contagieuse. « C’est tout ? » relance le journaliste, interdit. « C’est tout ce que ça vous fait ? »

Le match est à peine terminé que le joueur pense déjà au suivant : « Aujourd’hui, on est heureux, on est content, mais il reste encore une grande grande étape. Donc il faut se concentrer. On savoure un peu, vite fait, mais il faut se concentrer pour la finale. » Au football, le présent s’efface derrière le futur. Le surlendemain, après la victoire de la Croatie sur l’Angleterre dans l’autre demi-finale, la presse britannique tourne la page séance tenante. « Nous pouvons avoir des regrets par rapports à ce que ça aurait pu être, mais c’est peut-être juste la base du futur dont nous avons besoin », titre The Independent. Alors que les Anglais tentent d’oublier, les Français font tout pour avancer le temps jusqu’à la finale de dimanche. Beaucoup aimeraient même accélérer la retransmission : le décalage entre les différents diffuseurs sur Internet fait enrager ceux qui entendent leurs voisins crier avant que le but apparaissent sur leur écran.

À quatre jours de la finale, Olivier Guez appréhende « l’instrumentalisation d’un éventuel succès français ». L’écrivain anticipe ceux qui anticipent : « Ils s’échauffent déjà, les sociologues récupérateurs, tous ceux qui voudront instrumentaliser un éventuel triomphe au stade Loujniki de Moscou et l’ériger en un lieu de mémoire de notre histoire et de notre identité. » En réalité, c’est trop tard, le spectre de 1998 plane déjà sur 2018. Pour Libération, la rencontre entre la France et la Belgique représentait « l’essence du ballon rond tel qu’il est, multiculturel et sans interférence extérieure ». On n’est pas très loin du slogan « Black-Blanc-Beur » d’il y a 20 ans.

Si Olivier Guez en craint tant la résurgence, c’est que les espoirs de l’époque ont d’après lui été déçus. Ce n’était qu’une épiphanie aux fleurs fanées. Sinon, comment expliquer que, dans un pays célébrant le métissage de ses sportifs, Jean-Marie Le Pen ait accédé au second tour de l’élection présidentielle de 2002 ? L’élimination prématurée de l’Allemagne a suscité l’emballement inverse : des joueurs d’origine turque se retrouvent accusés de manquer de loyauté. « Ce débat montre où nous en sommes dans ce pays. L’intégration et le “multiculturel” ont échoué une fois pour toutes », maugrée le sociologue Cihan Sinanoglu. « Même quelqu’un qui est né et qui a grandi ici peut se voir dénier son appartenance à l’Allemagne ».

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Ce ton amer appartient au vainqueur de la dernière édition. À leur tour, les Allemands paraissent sombrer dans la désillusion, comme si le sacre de 2014 était vite suivi d’une sévère gueule de bois. À moins qu’il ne s’agisse d’une coïncidence. Malgré les bons scores du Front National et la révolte des banlieues de 2005, « des gamins se sont sentis français grâce au foot, et ce n’est pas un petit sujet », estime l’historien de l’immigration Pascal Blanchard, co-auteur du documentaire Les Bleus : une autre histoire de France, 1996-2016. Une victoire en Coupe du monde a des effets indéniables. Il n’est ainsi pas neutre que les champions du monde 1998 comptent parmi leurs rangs Patrick Vieira, un joueur né au Sénégal et passé par Trappes. Dans la ville des Yvelines, il reste un exemple, au même titre que Nicolas Anelka, titré à l’Euro 2000. Mais cela na pas empêché des voitures d’y brûler en 2005.

Si aujourd’hui, « le mythe performatif d’une équipe “Black-Blanc-Beur” a perdu sa magie mobilisatrice », à en croire le sociologue Vincent Geisser, c’est qu’il a bien eu un impact. Aurait-il pu transformer la société française en profondeur à la faveur d’un meilleur alignement des planètes ? On peut le penser. Le Mondial ne change pas seulement les représentations, il est vecteur de confiance. Or, elle est déterminante d’après l’économiste britannique John Maynard Keynes. « Nous sommes convaincus que cela a un impact sur l’économie », écrivent les banquiers Ruben van Leeuwen et Charles Kalshoven, dans le rapport de 2006 Soccernomics. Les chercheurs Simon Kuper et Stefan Szymanski assurent même qu’une augmentation du PIB de 0,7 % est promise au gagnant. Sans savoir que son équipe allait s’incliner, le Premier ministre croate, Andrej Plenkovic jugeait il y a quelques jours que sa présence en finale était « la plus grande promotion qui soit pour la Croatie ».

Les Allemands sont sans doute aujourd’hui moins enthousiastes. Pourtant, rappelle l’historien du sport Paul Dietschy, « la victoire surprise de l’équipe de la RFA en 1954 a sans doute donné l’occasion au peuple ouest-allemand de manifester pour la première fois un sentiment de fierté nationale neuf ans seulement après la défaite de 1945 ». Et elle n’est pas la seule a avoir pesé sur les événements futurs.

Voyage en ballon

Lorsqu’il embarque à bord du SS Conte Verde amarré à Villefranche-sur-Mer, le 21 juin 1930, le trophée du premier Mondial n’a guère les qualités requises pour créer des remous dans le cours de l’histoire. Ses six kilos d’argent ourlés d’or, sculptés sur le modèle de la déesse Niké, doivent traverser l’Atlantique pour aller se perdre en Uruguay, petit pays de deux millions d’habitants coincé entre l’Argentine et le Brésil. Alors qu’elles souhaitaient organiser l’événement, les équipes suédoise, espagnole, italienne et hollandaise refusent d’escorter la coupe jusqu’en Amérique du Sud. Ce 21 juin 1930, elle prend donc la mer avec la sélection française et les Roumains montés sur le pont quelques heures plus tôt à Gênes, point de départ de ce long périple.

Pour l’Uruguay, double vainqueur des Jeux olympiques de football, la manifestation « est un moyen d’apparaître sur la carte du monde et de construire la nation dans un pays composé par une immigration récente », pointe Dietschy. À cet effet, ses dirigeants font construire une enceinte de 100 000 places, le stade Centenario, marquant les 100 ans de l’indépendance.

Après avoir récupéré les Belges à Barcelone et les Brésiliens à Rio de Janeiro, le Conte Verde arrive à Montevideo le 4 juillet. L’équipage se maintient en forme et profite de la piscine quand le temps le permet. « C’était comme un camp de vacances », a rapporté la Français Lucien Laurent. « Nous ne réalisions pas l’importance du voyage en Uruguay. Ce n’est que des années plus tard que nous avons pu mesurer notre place dans l’histoire. C’était juste une aventure, nous étions de jeunes hommes qui prenaient du bon temps. » L’organisation n’est guère moins improvisée. Aucune rencontre de qualification n’ayant été disputée, la volonté de concourir est le seul critère pour participer. Aux neuf formations américaines, s’ajoutent quatre européennes. L’Égypte reste à quai à cause d’une tempête.

Même si de grands acteurs du sport manquent à l’appel, la dimension internationale du tournoi ne tarde pas à lui conférer une dimension hautement politique. Menée 1 à 0 par l’Argentine de Luis Monti, le 10 juillet, la France peut égaliser sur un débordement de Marcel Langiller quand la fin de ce match de poule est étrangement sifflée, à la 84e minute. Les six minutes manquantes sont finalement accordées par un arbitre qui « n’y connaît pas grand-chose au football », d’après un membre de la délégation uruguayenne. Mais le score n’évolue pas. Alors, animés par un sentiment d’injustice mêlée à de vieilles rivalités de voisinage, les supporters locaux se mettent à jeter des pierres sur les joueurs argentins. « Cela pourrait affecter gravement les sentiments fraternels de notre nation à l’égard de l’Uruguay », déplore-t-on à la fédération argentine.

Les coups sont finalement rendus dans la foulée de la finale, remportée par l’Uruguay contre l’Argentine. À Buenos Aires, plusieurs petites émeutes sont déclenchées. Une centaine de personnes se rassemblent devant le consulat uruguayen pour y lancer des pierres. Dans le monde, « la compétition n’a pas la même résonance qu’aujourd’hui, elle est cantonnée à la rubrique sportive », nuance Paul Dietschy. Non seulement il faut s’intéresser au ballon pour en entendre parler, mais les Jeux olympiques représentent encore l’événement sportif par excellence. Mussolini a certes tout fait pour que son équipe remporte le titre lors de l’édition suivante, en 1934, mais « il ne s’y est intéressé qu’à la veille du coup d’envoi », ajoute le chercheur. Reste que la consécration italienne « a pu illusionner les dirigeants fascistes sur la puissance italienne ».

L’équipe de France à bord du Conte Verde en 1930
Crédits : FIFA

Remportée par l’Italie deux fois d’affilée, la Coupe du monde change de mains en 1954. Elle fait le bonheur d’un État bien plus jeune et complexé par son identité que l’Uruguay, la République fédérale d’Allemagne (RFA). Pour la première fois depuis la guerre, les Allemands peuvent arborer leurs couleurs fièrement. Par chance, leur liesse coïncide avec l’ouverture d’un nouvelle ère, marquée par l’intégration de Berlin ouest dans le projet d’Union européenne. Une page de la guerre est qui plus est tournée avec le procès du massacre nazi d’Oradour-sur-Glane. « On solde les comptes et on se projette dans autre chose », résume Paul Dietschy. « La victoire s’intègre parfaitement dans ce moment. »

Une conjoncture difficile en relativise cela dit largement la portée. Dans sa volonté de faire du Mondial une tribune pour sa dictature, le général Videla endette l’Argentine. Le sacre de l’Albiceleste est entaché d’un scandale de corruption, le Pérou ayant vraisemblablement laissé filer la dernière rencontre de poule. Sa surenchère nationaliste débouche du reste sur la guerre des Malouines en 1982. Deux ans plus tard, dans le crépuscules des années de plombs, l’Italie soulève son troisième trophée Jules Rimet. Là encore, conjugué à de bonnes perspectives économiques, le triomphe participe au renouveau du pays. D’autant qu’entre-temps, la popularisation de la télévision a donné un écho inédit à la compétition. Le satellite Intelsat I lancé en 1965 a permis à 600 millions de personne de suivre la finale du Mondial anglais de 1966.

Valeurs ajoutées ?

Un à un, les rictus défilent sur le visage de Jacques Chirac. Le Président sait qu’il se trompe, ou plutôt qu’il ne sait pas. À chaque fois que le speaker égraine un prénom, invitant le public à scander le nom correspondant, il improvise un play-back maladroit. Ce 12 juillet 1998, le numéro 23 assiste en tribune à la victoire d’une équipe qu’il méconnaît. Et, la scène étant filmée, tout le pays se moque de son ignorance. Mais alors que sa côte de popularité avait dévissé de dix points entre mars et juin, elle bondit de sept points en un mois, et d’autant en juillet. L’euphorie guette à l’Élysée. Mais très vite, la courbe replonge.

Fernando Henrique Cardoso en 1998

Au Brésil, où l’importance du football n’est plus à démontrer, la défaite en finale face à la France ne semble pas produire d’effet sur la scène politique. Élu président en 1994 alors que la Seleçao était sur le toit du monde, Fernando Henrique Cardoso a de nouveau la faveur des urnes en 1998. Quatre ans plus tard, son opposant Lula remporte la présidentielle quelques mois après l’ajout d’une cinquième étoile sur le maillot jaune et vert. Ces deux sacres sont toutefois suivis d’une hausse du taux de croissance : il s’élève à 5,9 % en 1994 et à 2,7 % en 2002. De même, l’Italie a vu sont PIB gagner 250 milliards de dollars dans l’année suivant son titre de 2006 et ses revenus touristiques passer de 38,3 à 42,7 milliards de dollars.

La victoire espagnole, en 2010, « génère de la confiance envers notre pays, ici et à l’étranger, et c’est pour le PIB », croit savoir la ministre de l’Économie de l’époque, Elena Salgado. D’ailleurs, les offices du tourisme espagnols lancent une campagne de publicité au lendemain de la finale remportée face aux Pays-Bas, déclinée dans des journaux de 25 pays différents et sur les réseaux sociaux. Huit jours plus tard, la vidéo a atteint 35,1 millions de personne sur YouTube et 49,4 millions sur Facebook.

Dans un article approfondi sur la question, l’économiste espagnol Juan Luis Nicolau Gonzálbez montre non seulement qu’une « augmentation significative de la valeur de l’industrie du tourisme espagnole » s’est produite en parallèle du sacre de la Roja, mais que « les résultats de matchs ont aussi une influence sur cette valeur : les victoires sont bénéfiques et les défaites néfastes ». Cependant, cet effet ne peut être observé lors des autres compétitions. « Il n’y a pas de preuve qu’une victoire en Coupe du monde ait un effet sur la croissance », enfonce Stefan Szymanski. « Les Espagnols se sentaient bien sur le moment mais le temps passé à faire la fête est un temps qui n’est pas utilisé à produire. Donc ce n’est pas bon pour le PIB. Est-ce que les gens travailleront plus sur le long terme ? Il ne s’agit que d’un événement parmi d’autres dans leurs vie, donc ça semble peu probable. »

Comment expliquer, alors, que le Premier ministre croate soutienne que la finale représentait « la plus grande promotion qui soit » pour son pays ? « On est un peu dans la situation uruguayenne », analyse Paul Dietschy. « C’est un État récent qui s’est construit de manière dramatique et où le sport a toujours joué un rôle important. Il a besoin d’exister par ça car c’est difficile de le faire autrement. » Si le coup de projecteur attendu pourrait légèrement conforter le secteur du tourisme, il ne chamboulera sans doute pas l’économie dans son ensemble. « L’impact social est grand mais les conséquences économiques très mesurées » observe Stefan Szymanski. De même, en France, Emmanuel Macron pourrait voir sa côté de popularité augmenter légèrement, au risque qu’elle retombe aussi vite que celle de Jacques Chirac. « S’il pouvait organiser une élection demain, il serait réélu avec une large majorité », promet Stefan Szymanski. « Sur les Champs-Élysées, les gens auront le sourire ce lundi mais dans une ou deux semaines leur visage sera de nouveau fermé. » À moins qu’une conjoncture favorable se mêle à la fête. 


Couverture : FFF