Le compte à rebours est terminé. À l’intérieur de l’Aquitaine, une des cinq frégates françaises déployées au large de la Syrie, la même lueur argentée apparaît sur une batterie d’écrans de contrôle. Enveloppé par la nuit, le pont du navire vire au blanc. Samedi 14 avril 2018, vers 3 heures du matin, la marine tire trois fois vers « un site de production d’armes chimiques du régime syrien », selon la ministre des Armées, Florence Parly. Une trentaine de minutes plus tard, neuf autres missiles sont envoyés par autant d’avions de chasses Rafale et Mirage 2000.

Un centre de recherche ciblé par les frappes
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Avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, la France fait au total pleuvoir une centaine de projectiles sur trois sites liés, selon le Pentagone, au programme d’armement non-conventionnel syrien. Une cinquantaine de personnes sont tuées. Il s’agit, d’après Donald Trump, de rétablir « une puissante dissuasion contre la production, la dissémination et l’utilisation de substances chimiques ». À l’en croire, le régime de Bachar el-Assad a déversé du chlore et du gaz sarin sur Douma, une ville du nord-est de Damas reprise aux rebelles le 7 avril. Chargée de détruire ce type de produits en 2013, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) arrivera finalement dimanche 15 avril dans la zone pour enquêter.

La Russie ne se contente pas d’appuyer Bachar el-Assad depuis le ciel. Elle a « complètement rénové le système de défense aérien », déclare le lieutenant-général Sergueï Rudskoy le 14 avril. Cela lui aurait permis d’intercepter 71 missiles. Faux, rétorque son homologue américain Kenneth McKenzie. Le Pentagone prétend que Moscou n’était pas prévenu de l’opération et que la parade de Damas a échoué. Ses 40 missiles sol-air auraient été envoyés trop tard et « ont bien dû tomber quelque part », pointe McKenzie. Pour le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, l’opération est d’autant plus « inacceptable et hors-la-loi » que l’emploie d’armes chimiques à Douma a été « mise en scène ». En tout cas, le décor d’un affrontement généralisé en Syrie est posé.

Prépare-toi, Russie

Une boule de feu s’élève au-dessus du pont de l’USS Porter, laissant un panache de fumée grise derrière elle. Le drapeau américain du navire tremble à son passage. Tout juste évanouie dans le ciel encore noir de ce matin du 7 avril 2017, elle est suivie par une autre. Au total, les États-Unis lancent ainsi 59 missiles Tomahawk contre la base aérienne d’Al-Chaayrate, contrôlée par l’armée syrienne. Donald Trump a personnellement donné l’ordre de tirer. Le président américain présente l’opération comme une mesure de rétorsion à l’attaque chimique commise par Damas trois jours plus tôt à Khan Cheikhoun. Le régime de Bachar el-Assad et ses alliés iraniens et russes s’empressent de condamner cet « acte d’agression ». Mais il demeure sans véritable riposte.

La base d’Al-Chaayrate après les bombardements
Crédits : DoD/Digital Globe

Un an plus tard, les mêmes causes pourraient entraîner des effets bien plus graves. Tenant la Syrie et la Russie responsables d’une attaque à l’arme chimique présumée à Douma, région reprise aux rebelles dans le nord-est de Damas, Donald Trump les a directement menacées. « La Russie promet d’abattre tous les missiles lancés contre la Syrie. Prépare-toi, Russie, parce qu’ils arrivent, beaux, nouveaux et “intelligents” ! » tweete-t-il le 11 avril. Or, Moscou avait justement prévenu que les conséquences des frappes de 2017 pouvaient être « extrêmement sérieuses pour la stabilité de la région ». Cette fois, son ambassadeur russe auprès des Nations Unies a annoncé qu’il ne pouvait « pas exclure » un conflit ouvert avec Washington.

Le lendemain, le président américain tempère légèrement sa fougue. « Je n’ai jamais précisé quand une attaque en Syrie pourrait avoir lieu. Cela pourrait être très bientôt ou jamais. Sous mon administration, les États-Unis ont en tout cas fait du bon boulot en débarrassant la région de l’État islamique. Où est notre Merci l’Amérique ? » Sans aller jusque-là, ses alliés apportent finalement leur soutien à l’intervention du 14 avril. Réuni en urgence, le cabinet de la Première ministre britannique, Theresa May, est arrivé à la conclusion que « l’utilisation d’armes chimiques ne devait pas rester impunie ». Or, le président français, Emmanuel Macron, a assuré vendredi 12 avril dans une interview à TF1 qu’il détenait « la preuve » que ça avait bien été le cas. Le ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, parle de « mise en scène ».

À peine Donald Trump s’est-il félicité de son bilan au Moyen-Orient qu’il souhaite « bonne chance » au nouveau secrétaire d’État, Mike Pompeo, dont l’intronisation a lieu le jour même. Et, le même jour, ce dernier confie à la presse que « plusieurs centaines » de Russes ont été tués en Syrie par l’armée américaine. Dans une interview donnée sous couvert d’anonymat, un chef paramilitaire russe estime lui à 218 le nombre de ses compatriotes à être tombés dans le conflit. Beaucoup seraient des mercenaires n’entrant pas dans les statistiques officielles. Le chef d’état-major des forces armées, Valéri Geresimov a évalué le nombre de soldats russes passés par la Syrie à 48 000. Le Kremlin possède aussi des dizaines d’avions qu’il maintient en stationnement sur la base aérienne de Hmeymim et une douzaine de navire de guerres qui croisent en Méditerranée sous son pavillon.

Ses appareils mouillant dans la base navale de Tartous, dans le sud du pays, seraient partis pour des raisons de sécurité, indique l’agence Interfax. « Les photos satellites montrent que les 11 vaisseaux ont quitté la Syrie pour éviter de faire les frais de l’escalade rhétorique entre Trump et la Russie », note pour sa part le site Live Universal Awareness Map. C’est une « procédure normale » en cas de menace, jure l’ancien colonel Vladimir Shamanov, président de la commission parlementaire de la Défense russe. Le destroyer américain USS Donald Cook est quant à lui bien dans la zone, de même que la frégate française Aquitaine. Avant de tirer, cette dernière a été survolée par deux avions russes le week-end des 7 et 8 avril.

Le jeu d’alliances qui se met en place « comporte tous les éléments qui ont conduit aux guerres mondiales », avertit le journaliste britannique Simon Jenkins dans les colonnes du Guardian.

Coagulation

Tony Blair n’a pas beaucoup changé. À 15 ans d’intervalle, ses interviews ont les mêmes accents interventionnistes, sinon belliqueux. L’ancien Premier ministre britannique a gagné quelques cheveux blancs et perdu son pouvoir politique. Dans le décor, une plante a remplacé une lampe. Mais toujours, l’apôtre du New Labour plaide pour une intervention des troupes du royaume au Moyen-Orient. En 2003, elles s’étaient engagées à son initiative auprès des États-Unis en Irak. En 2018, il veut les envoyer en Syrie. « Si Assad utilise des armes chimiques et qu’il n’y a pas de réponse, il va continuer à le faire », alerte-t-il sur ITV News le 10 avril. Et, « si les Américains interviennent, nous devons être à leur côté », insiste-t-il sur BBC Radio 4. Quand Tony Blair parle avec tant d’assurance, c’est l’histoire qui bégaye.

« Il n’y avait pas de raison pour la Grande-Bretagne de faire la guerre en Irak en 2003, au-delà du duel entre Tony Blair et George Bush », considère Simon Jenkins. Pourtant, sur la base des preuves d’armes de destruction massive fabriquées par le Pentagone, le parlement a approuvé l’envoie de troupes. Aussi, se sont-elles retrouvées cornaquées par un état-major américain qui « n’avait pas de vision à long-terme », pointe Arthur Quesnay, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient et co-auteur de Syrie. Anatomie d’une guerre civile. Dès 2004, les hommes retenus prisonniers dans la prison de Camp Bucca, dans le désert irakien, ont planté les germes d’une insurrection contre les occupants. Baptisée plus tard État islamique, elle débordera la frontière syrienne à la faveur de la guerre civile initiée en 2011.

La ligne rouge fixée puis ignorée par Obama pèse-t-elle vraiment sur la diplomatie américaine ?

L’échec de Tony Blair en Irak explique le refus du parlement, en 2013, d’accorder au Premier ministre d’alors, David Cameron, le droit de déployer une force militaire en Syrie. Cette décision sans précédent intervient moins de dix jours après le pilonnage de la Ghouta, au nord-est de Damas. Dans les décombres sont retrouvés 1 500 corps sans vie et des traces de gaz sarin. Le régime n’a pas hésité à se servir d’armes chimiques, au mépris de la ligne rouge fixée par Barack Obama. Le lendemain du vote du parlement britannique, François Hollande est donc le premier surpris quand le président américain lui explique, au téléphone, qu’il a décidé de consulter le Congrès. La France était prête à passer à l’acte. Il n’y en aura pas.

Tony Blair recommande donc à sa successeuse, Theresa May, de passer outre l’aval du parlement : « Je pense, dans la mesure où il s’agirait d’une intervention aérienne plutôt qu’au sol, que ce n’est pas strictement nécessaire. Elle devrait y penser. » Pour Simon Jenkins, May est coincée par Washington, comme Blair en son temps. « Ses conseillers ne pensent pas que bombarder la Syrie soit la meilleure réponse à une attaque chimique, mais elle refuse visiblement de l’admettre. Elle prétend ne pas avoir besoin de l’approbation du parlement pour tirer des missiles. Mais faire la guerre a de grandes conséquences. Cela mérite clairement un accord collectif, surtout pour un gouvernement minoritaire. » D’après un sondage de l’institut YouGov, seuls 22 % des Britanniques sont favorables à des frappes tandis que 43 % s’y opposent. Mais May suit Tony Blair.

Contrairement à l’Allemagne qui, a annoncé Angela Merkel, « ne prendra pas part à une action militaire », la France « est en première ligne », juge Arthur Quesnay. Désigné « chef des armées » par la Constitution, le président Emmanuel Macron peut parfaitement se passer de l’accord des députés. Ceux-ci sont consultés lorsqu’il s’agit de prolonger l’opération. Vendredi 13 avril, Vladimir Poutine a donc mis en garde le chef d’État français contre « des actions inconsidérées et dangereuses qui pourraient avoir des conséquences imprévisibles ».

Emmanuel Macron préside une réunion à l’Élysée dans la nuit du 13 avril
Crédits : Présidence de la République

Canevas

« Bonne chance Mike Pompeo. » Le Tweet lâché par Donald Trump jeudi 12 avril n’est pas qu’une formule de politesse. Le nouveau secrétaire d’État américain va devoir composer avec une diplomatie américaine « toujours inexistante sur le long-terme », estime Arthur Quesnay, pour ne pas dire désunie. « L’appareil d’État est extrêmement divisé », poursuit le chercheur. « Beaucoup de militaires et de membres des forces spéciales veulent rester en Syrie pour appuyer les Kurdes et stopper l’avancée iranienne alors que des hauts gradés comptent soutenir Israël pour juguler l’influence de Téhéran. » L’ambassadrice américaine aux Nations Unies, Nikki Haley, a en tout cas affirmé avoir « assez de preuves » d’utilisation d’armes chimiques par Damas jeudi 12 avril. Le secrétaire d’État à la Défense, Jim Mattis, affirmait le contraire dix jours plus tôt : « Nous avons des témoignages de terrain de gens qui prétendent que c’est arrivé, mais nous n’avons pas de preuve. »

Mais la ligne rouge fixée puis ignorée par Obama pèse-t-elle vraiment sur la diplomatie américaine ? Si c’était le cas, Washington n’aurait sans doute pas pris le soin de prévenir Moscou qu’il allait tirer sur Al-Chaayrate le 7 avril 2017. « Les forces russes ont été prévenues à l’avance des frappes », a reconnu le porte-parole du Pentagone, Jeff Davis. « L’armée a pris cette précaution pour minimiser le risque de voir du personnel russe et syrien sur l’aéroport. » Il ne s’agissait donc que d’un effet d’annonce ou, selon la version officielle, d’un « avertissement ».

Un an plus tard, « il y a sûrement eu des négociations avec les Russes pour convenir d’un endroit », juge Arthur Quesnay. « Les troupes iraniennes se sont cachées dans des bases, les milices chiites et le Hezbollah se sont retirés au Liban. Il y a un casernement général. Cela relativise l’importance des tirs. » Donald Trump lui-même n’est pas systématiquement dans l’affrontement verbal. Après avoir conseillé à Moscou de se préparer à des frappes, il a déploré que la relation des deux États soit aujourd’hui au plus bas : « Il n’y a pas de raison. La Russie a besoin de notre aide pour son économie, ce serait quelque chose de très facile à faire, et nous avons besoin que toutes les nations travaillent ensemble. On arrête la course à l’armement ? »

Our relationship with Russia is worse now than it has ever been, and that includes the Cold War. There is no reason for this. Russia needs us to help with their economy, something that would be very easy to do, and we need all nations to work together. Stop the arms race?

— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) April 11, 2018

En plus de rappeler que l’économie reste le nerf de la guerre, ce tweet montre toute la versatilité et l’indécision du président étasunien. « Nous ne pouvons pas dépendre de ce qui se passe dans la tête de quelqu’un de l’autre côté de l’océan un beau matin », a grincé le premier-ministre adjoint russe, Arkady Dvorkovich. Le chef du gouvernement turc, Binali Yildirim a aussi moqué les prises de position enfiévrée des deux géant : « L’un dit : “J’ai de meilleurs missiles”, l’autre dit : “Non, c’est moi qui ai de meilleurs missiles. Allez, chiche, envoie-les !” […] C’est une bagarre de rue, ils se bagarrent comme des caïds. » Si la Turquie a conclu un accord avec la Russie afin de fondre sur l’enclave kurde d’Afrin, le reste du Kurdistan demeure sous le parapluie américain. Toujours membre de l’Otan, elle n’a « aucun intérêt à se rapprocher davantage de Moscou », observe Arthur Quesnay.

Si leur positions sont antagoniques, Russes et Américains ne sont pas aussi pleinement engagés sur le terrain syrien que l’Iran. Ils adoptent des stratégie plus contrastée qu’il n’y paraît. Les premiers « voudraient par exemple réconcilier les kurdes avec le régime et les rebelles », avance Arthur Quesnay. La dialectique est donc atténuée par les différentes alliances auxquels chacun est tenu. Il n’est bien sûr pas exclu que Trump ordonne des frappes sans prévenir. « Mais il faudrait qu’il ait un véritable intérêt à le faire », nuance le chercheur. Or son agenda reste à écrire.


Couverture : Deux avions de chasse américain survolent la Syrie. (US Army/Ulyces.co)