Dans les hauteurs de la Bank of America Tower, derrière les parois de verre et d’acier du siège de la plus grande banque américaine à New York, les visages affichent des traits tirés. Les experts réunis ce lundi 9 avril 2018 sont formels : ce qui menaçait d’arriver depuis de longs mois est finalement arrivé. La plus grande bulle financière de l’histoire est en train d’éclater. Après avoir atteint des cimes invraisemblables en décembre 2017 avec un cours à 19 511 dollars l’unité, le bitcoin a perdu 65 % de sa valeur pour tomber à 6 750 dollars l’unité ce matin-là. Et d’après les spécialistes de la Bank of America, cette pente extraordinairement savonneuse ne saurait être remontée.
Trois jours plus tard, le jeudi 12 avril, le bitcoin bondissait à nouveau de 1 000 dollars en 45 minutes, pour être coté à 8 121 dollars ce dimanche 15 avril. Une flambée soudaine qui redonne espoir à une partie de la communauté financière, et pourrait être due à la volonté du milliardaire George Soros d’investir dedans, comme il l’a annoncé le 6 avril, soit trois jours avant le mauvais augure de la Bank of America. Mais alors qui faut-il croire et à quoi faut-il s’en tenir ? Et s’il s’agissait bel et bien d’une bulle aussi gigantesque qu’éphémère, qui entraînera-t-elle dans sa chute ?
Le séisme
Un frisson parcourt Tokyo vendredi 5 janvier 2018. « Préparez-vous à d’importantes secousses », avertit un message envoyé aux habitants de la capitale japonaise en fin de matinée. À mesure que les heures passent, ils s’aperçoivent pourtant que seuls leurs portables ont vibré. Le sol n’a pas bougé. « Nous pensons que le système a surréagi », avoue dans l’après-midi l’Agence nationale de météo. Trois semaines plus tard, la ville est bien frappée par un séisme. Son épicentre se trouve dans le troisième district de Shibuya, un quartier d’affaires hérissé de tours en verre. Mais là encore, les secousses sont insondables.
Il faut se rendre à l’étage d’un grand immeuble gris pour percevoir un léger tremblement. Koichiro Wada se décompose. Pendant trente minutes, un flot d’excuses sort de sa bouche. En face, les photographes retiennent leur geste. Puis, vers 13 heures, quand le PDG de Coincheck se raidit et plonge la tête au-dessus de la vingtaine de micros et de la pagaille de téléphones disposés sur la table, les flashes partent en rafales. Sur les photos, le repentir du patron est manifeste. Il a promis de réparer ses erreurs. Mais c’est peut-être trop tard. Avec Coincheck, tout le marché des devises électroniques flanche.
La veille, vendredi 26 janvier, la plateforme d’échanges électroniques a découvert une fuite de 58 milliards de yens dans ses caisses. Une demi-heure plus tard, elle annonçait à ses clients la suspension de leurs comptes en « nem », la dixième plus importante devise virtuelle par sa capitalisation de marché. Dans l’après-midi, elle bloquait tous les retraits puis tous les échanges, sauf ceux en bitcoin. Les ravisseurs qui sont parvenus à piocher dans les portefeuilles en ligne ne doivent pas pouvoir convertir leurs avoirs. Déterminé à les récupérer, Koichiro Wada assure aux 260 000 clients floués que 46,3 milliards de yens leur seront de toute manière remboursés. « Cela montre que l’écosystème à les reins solides », estime Adlik Takkal Bataille, président de l’association Le cercle du coin. Reste que la valeur des cryptomonnaies plonge.
En 24 heures, le nem perd 20 %, l’ethereum 18 % et le ripple 16 %. Le bitcoin s’en sort mieux avec une chute de 4 %. Mais, en janvier, la plus célèbre des cryptomonnaies a au total dévissé de 30 %. Le larcin de Coincheck ne fait qu’aggraver la crise. Parmi ses victimes, il y a notamment Virtual Currency Girls. Ce groupe de J-pop qui chante en tenues de femmes de chambres et masques de catch a perdu deux millions de yens. Car le marché des devises virtuelles n’est plus réservé aux génies de l’informatique. Il a même pris une tournure assez délirante.
Le 7 janvier, le dogecoin a atteint une capitalisation de deux milliards de dollars alors qu’il a été lancé, il y a quatre ans, comme une blague. Le fondateur australien de cette cryptomonnaie à l’effigie d’un meme de chien voulait juste « se moquer de toutes ces monnaies qui étaient créées ». Mais Jackson Palmer l’a vite vue devenir légitime. « À un moment, je me suis dit : “Oh mon dieu, je suis responsable de cette blague et de l’économie qu’il y a derrière maintenant.” » Le marché était devenu si porteur que le simple fait de s’en revendiquer valait un surcroît d’estime. Après que la Long Island Iced Tea Corporation a changé son nom en Long Blockchain – du nom de la technologie de stockage sécurisée des cryptomonnaies –, sa valeur boursière a décollé de 180 % le 21 décembre. Quelque chose ne tourne pas rond.
D’ailleurs, l’action Long Blockchain est sur le déclin.
L’édifice
Vendredi 2 janvier, une semaine après ce que la presse financière s’est empressée de surnommer le « casse du siècle » en cryptomonnaies, dix agents de l’agence japonaise financière (FSA) pénètrent dans la tour grise de Coincheck. La perquisition a pour objectif de tester la sécurité de l’organisation. Elle a du reste jusqu’au 13 février afin d’expliquer ce qui s’est passé. On sait d’ores et déjà que ses portefeuilles dits « chauds » étaient conservés en ligne et non « à froid », c’est-à-dire hors réseau. En sorte que les hackers n’avaient plus qu’à trouver la brèche. « Nous savons où les fonds ont été envoyés. Nous les suivons et nous pourrons peut-être les récupérer », a expliqué un co-fondateur du groupe, Yusuke Otsuka.
D’ici là, les cryptomonnaies auront-elle perdu tout crédit ? « En cas de vol de bitcoins par un pirate, c’est tout l’édifice qui est fragilisé parce qu’il ne repose que sur la confiance dans le protocole informatique et dans la communauté », pointe le journaliste économique Romaric Godin sur Mediapart. Les fondations de l’édifice ont été posées en janvier 2009 par une personne ou un groupe de personne se faisant appeler Satoshi Nakamoto. Cette entité créatrice du bitcoin en a assuré la pérennité en fondant un processus de certification qui porte le nom de blockchain.
L’idée était à l’origine de créer une monnaie d’échange permettant de se passer de la garantie des banques. Satoshi Nakamoto promettait à ceux qui achetaient un bitcoin pour la valeur initiale de 0,00071 euros qu’ils pourraient négocier sans crainte, car un code unique leur serait délivré. Dès qu’une transaction est effectuée, elle est intégrée dans un bloc d’échanges. Au terme d’intenses calculs, un « mineur » en garantit l’unicité et l’authenticité par rapport aux autres. C’est ainsi qu’un consensus naît.
« On observe plus une correction dure qu’un krach »
Évidemment, plus le bitcoin est utilisé, plus sa valeur augmente par rapport aux devises conventionnelles. Or, quoique conçu comme l’instrument du commerce discret par excellence, c’est devenu un phénomène de mode et de spéculation. En décembre 2017, un pic de 19 589 dollars a été atteint, soit 20 fois plus qu’en début d’année. Le vol de 700 000 bitcoins sur la bourse Mt. Gox, en 2014 n’a érodé sa superbe que pour un temps. « Ces échangeurs ont pris conscience de l’importance de la sécurité », juge Adli Takkal Bataille. Sa chute de 85 % en avril 2016 s’est aussi avérée passagère. Mais la bulle a-t-elle aujourd’hui trop gonflé ?
« Il peut y avoir des phénomènes d’affolement dus à l’entrée d’acteurs avides de profits », tempère Adli Takkal Bataille. « Mais on observe plus une correction dure qu’un krach. » Le risque est loin d’être nul à en croire Facebook. Le 30 janvier 2018, le groupe a annoncé l’exclusion des publicités pour les devises électroniques du réseau social. « Nous pensons que les publicités doivent être sûres », justifiait le responsable produit, Rob Leathern. « Les publicités trompeuses ou décevantes n’ont pas leur place sur Facebook. » Et il n’est pas le seul à penser que le bitcoin, le nem, l’ethereum, le ripple et la foule d’autres cryptomonnaies récemment apparues pourraient être des arnaques.
La bulle
« Une bulle est une bulle. » Ce jeudi 14 décembre 2017, sur le plateau de Bloomberg TV, Paul Donovan est catégorique. Quel que soit l’angle sous lequel vous les regardez, les cours du bitcoin sont inquiétants. L’essor de ce dernier est trop beau pour être vrai. L’économiste d’UBS ne va pas aussi loin que le président de JP Morgan, Jamie Dimon, qui l’assimile à « une fraude ». Mais le contexte lui rappelle une histoire qui s’est mal terminée. « En 1636, la ville d’Amsterdam a introduit des contrats à terme sur les bulbes de tulipes. Ça ne voulait pas dire qu’elles étaient un bon investissement. » Au contraire.
Au XVIe siècle, la tulipe ne pousse à l’état sauvage que dans les steppes asiatiques. Cultivée par les Ottomans, elle tire son nom du mot turc turlbent, qui se réfère au turban du sultan dont la forme n’est pas sans évoquer des pétales. Par l’intermédiaire d’un ambassadeur européen, les premiers spécimens sont amenés aux Pays-Bas dans les années 1550. D’après le livre de l’historien américain Mike Dash, Tulipomania, son bulbe est d’abord pris pour celui un oignon. Une fois étudiée par le botaniste flamand Charles de l’Écluse et reproduite dans des livres, la fleur se forge une bien meilleure réputation. Dans cette région où les commerçants prospèrent, les prix ont tôt fait d’augmenter.
En trois ans, de 1634 à 1637, la hausse atteint 5 900 %, si bien qu’un bulbe exotique coûte plus cher d’une petite maison située au bord d’un canal d’Amsterdam. Une bourse est mise en place pour que se négocient des contrats à terme. On achète ainsi un titre associé à une quantité de plantes pour pouvoir le revendre au meilleur moment. Plus personne ne veut vraiment planter mais tout le monde a intérêt à spéculer. Du moins jusqu’au 6 février 1637. Ce jour-là, la tendance se renverse soudain et les cours s’effondrent.
Or, si l’on en croit Paul Donovan, le bitcoin fleurit trop vite et trop haut. Sa nouveauté lui attire une lumière excessive. Comme la tulipe, il laisse espérer de grands rendements. « On est dans le même schéma que la spéculation sur le sucre de 1974 », compare le banquier Pascal Ordonneau, auteur de Monnaies cryptées et blockchain. Les devises électroniques s’échangent sur des « bourses électroniques » comme Coincheck, Coinbase, Coincorner, Bitfinex ou Bitbargain. L’une d’elle, BTC-e a été saisie par la justice américaine en juillet. Quant à la pionnière BTCC, fondée en 2011 en Chine, elle a été rachetée par un fonds d’investissement hongkongais en janvier 2018, après l’interdiction des échanges en cryptomonnaies sur des plate-formes par Pékin. L’essentiel des achats provenant du Japon, de Corée du Sud et du Vietnam, Romaric Godin indique que « le bitcoin est d’abord un phénomène asiatique ».
Les autorités de ces différents pays pourraient cependant lui porter un sérieux coup. Même si la Corée du Sud a réfuté la rumeur lui prêtant des intention d’interdiction, elle a affirmé sa ferme intention de réguler les échanges, ayant détecté 600 millions de dollars de transactions « illégales ». Le spécialiste britannique du bitcoin Simon Taylor observe que Séoul « veut mettre la main sur un sujet qui a longtemps été vu comme ingouvernable ». Or, si les États interviennent, le modèle des cryptomonnaies – supposé décentralisé – perd en intérêt. Et les cryptomonnaies en valeur. Pour Adli Takkal Bataille, cette régulation est bienvenue. « Ce n’est pas le bitcoin ou le nem qui est en cause, c’est le système d’échange. »
Sur les 80 bourses qui existaient en 2015, la moitié a dû fermer, dont une quinzaine à cause d’intrusions dans leurs systèmes. La valeur de l’indice crypto 30, qui regroupe les principales cryptomonnaies, a pourtant continué à s’apprécier, la hausse des prix constatée attirant de nouveaux opérateurs avides de profits. Mais en janvier 2018, il a perdu 32 %. Les secousses ressenties au siège de Coincheck ont pour l’heure eu des répliques modérées. Leur effet a toutefois donné au gouvernement des raisons de mettre de l’ordre. Reste à savoir si c’est leur action ou leur inaction qui menace le système.
Couverture : La bulle du bitcoin. (Ulyces)