Colère rouge
Au lendemain de la finale de la Coupe du monde, l’équipe de France chante encore la Marseillaise. Du perron de l’Élysée où elle est reçue ce lundi 16 juillet 2018, s’élèvent les mêmes voix qu’au long de la fière campagne de Russie. À Kazan, le coq sur le cœur et la joie sur le visage, Antoine Griezmann s’était emparé du micro tendu devant Kylian Mbappé, un soir de victoire contre l’Argentine. « Vive la République ! Vive la France ! » fanfaronnait-il. Deux semaines et un sacre plus tard, la République célèbre à son tour les joueurs de sa sélection nationale. Au bout d’un long tapis rouge, les sourires des Bleus s’étagent sur les marches qui mènent au palais. Près de Brigitte et Emmanuel Macron, Hugo Lloris ne se lasse pas de brandir le trophée.
Mais alors que résonnent les dernières paroles de l’hymne, une voix dissonante émerge du groupe. « Pour la Belgique ! » nargue Lucas Hernandez jusqu’à ce que la main d’Olivier Giroud vienne le bâillonner. Depuis le siège de la présidence, où cela fait évidemment un peu désordre, le défenseur participe à l’assaut national lancé sur le Plat Pays après sa défaite en demi-finale, le 10 juillet, contre l’équipe de France. C’est moins le résultat que l’amertume qu’il a produit outre-Quiévrain qui réjouit les Français.
« C’était un match frustrant », regrettait le portier belge Thibaut Courtois, au coup de sifflet final. « La France a joué à rien, a joué à défendre avec 11 joueurs à 40 mètres de leur but. […] La frustration est là car on perd contre une équipe qui n’est pas meilleure que nous, on a perdu contre une équipe qui joue à rien, qui défend. Contre l’Uruguay, ils ont mis un but sur coup franc et un autre sur une erreur du gardien. Aujourd’hui, un corner. C’est le foot, chacun joue avec ses qualités. Mais c’est dommage pour le foot qu’aujourd’hui la Belgique n’ait pas gagné. » Eden Hazard manifestait un égal écœurement : « Je préfère perdre avec cette Belgique que gagner avec cette France. » Cette France qui, enfonçait son coéquipier Vincent Kompany « n’était pas meilleure ».
La passe d’armes s’est évidemment poursuivie sur les réseaux sociaux. Aux Diables rouges qui, parce que la balle était entre leurs pieds plus de 60 % du temps, s’estimaient lésés, répondait une avalanche de tweets moqueurs. Ainsi les couleurs brabançonnes devenaient-elles synonymes de seum, autrement dit de la rage du vaincu. « Si je les ai offensés, je m’en excuse », déclarait pour sa part Kylian Mbappé. « Mais moi, je suis en finale. » L’ultime victoire n’a bien sûr rien arrangé. « J’ai éteint la télévision à la 94e pour ne pas voir les Français célébrer leur titre », avouait Thibaut Courtois au micro de la RTBF, le 15 juillet.
Par son affront commis en haut-lieu, Lucas Hernandez divise encore davantage les voisins. Plus d’une semaine après la demi-finale, la frustration continue de macérer à Bruxelles, produisant toujours un suc amer. « Est-ce que j’estime avoir perdu la bataille tactique ? » se demande le sélectionneur belge, Roberto Martinez dans les colonnes de Sport/Foot Magazine. « Non, on a perdu sur un corner. Oui, c’est un détail. […] La France était mise en place pour exploiter la vitesse de Mbappé, mais ce plan ne nous a jamais vraiment mis en difficulté. […] Sur les vingt dernières minutes, elle a arrêté de jouer. »
Bonne chance à vous les voisins.
— DAMSO (@THEDAMSO) July 15, 2018
Alors, la tête de Samuel Umtiti sur corner a-t-elle fait passer le sens de l’humour côté français ? Pas complètement : au lendemain de la demi-finale, la Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles diffusait le titre « Tous Ensemble », composé par Johnny Hallyday pour la Coupe du monde 2002, dont la France fut éliminée dès le premier tour. Trois jour plus tard, le rappeur Damso souhaitait « bonne chance à vous les voisins » sur Twitter, montrant qu’à l’image de Booba, qui scande « allez les Lions, allez les Bleus » sur le titre « Friday », il aime deux équipes. Et le 18 juillet, le quotidien bruxellois Le Soir s’amusait des blagues françaises : « Le “seum” belge inspire de nombreux jeux de mots et détournements… plutôt drôles, il faut l’avouer ! »
La relation entre les deux pays est équivoque. « Nous trouvons les Français souvent prétentieux et les Français ont tendance à nous trouver ridicules, notamment à cause de notre accent », synthétisait le Premier ministre belge pour le JDD avant la demi-finale. « Mais l’autodérision est aussi une qualité partagée car nous savons que “qui aime bien châtie bien”. » À moins que ce ne soit l’inverse : bien que parfois sincères, les discours officiels sur l’amitié ont toujours couvert un rapport teinté de méfiance et de condescendance.
La barrière
À Tournai, ville belge de 70 000 habitants située le long de la frontière française, à quelques encablures de Roubaix, la défaite en demi-finale était d’autant plus difficile à avaler qu’un petit groupe de Français fêtait bruyamment sa victoire à bord de leur voiture, devant la terrasse d’un café. « Casse-toi, va faire la fête chez toi ! » a répliqué un supporter des Diables avant qu’un verre de bière ne vienne se briser sur le pare-brise du véhicule. La zone est sensible. Capitale des Francs au Ve siècle, Tournai abrita la sépulture du père de Clovis, Childéric. On peut donc y voir le berceau de l’Hexagone à venir.
Si Clovis a déplacé le centre de gravité de son empire à Paris, « pour les souverains français, les territoires du Nord constituaient le prolongement géographique naturel de la royauté », narre Romain Yakemtchouk, auteur du livre La Belgique et la France : Amitiés et rivalités. Dans leur esprit, « il était normal de souhaiter en acquérir le contrôle et les soustraire à toute intrusion étrangère, à quoi s’ajoutait l’attrait économique de ces riches territoires. » Au Moyen-Âge, cet irrédentisme se heurte à la résistance du comte Ferrand de Flandre. Allié avec le roi d’Angleterre Jean sans Terre et l’empereur allemand Otton IV, ce dernier s’incline malgré tout le 17 juillet 1214 à la bataille de Bouvines, restée comme un événement fondateur de la France.
Depuis Philippe II Auguste (1180-1223), rappelle Henri Pirenne dans son Histoire de la Belgique, « les rois de France n’avaient cessé de tendre avec autant d’énergie que de patience à la domination de la Belgique. À travers les siècles, elle était restée l’objectif principal de leur politique extérieure. » Annexée par la France, la Flandre réplique en massacrant son occupant à Bruges en mai 1302 et en venant à bout de l’armée de Philippe le Bel à Courtai, le 11 juillet. Elle fera de ce jour celui de la fête nationale, bien qu’il ne permette qu’une courte indépendance. Territoire encore composite, la Belgique passe aux mains de l’Espagne par le jeu des alliances : le Duc de Bourgogne puis Charles Quint « contribuent à faire des provinces belges “un tout indivisible et impartageable” », observe Romain Yakemtchouk.
Alors que la région constitue un des principaux champs de bataille européen du XVIIe siècle, elle elle conçue dès 1701 comme une barrière contre la France par l’Angleterre, l’Espagne et la Hollande. Mais les troupes hollandaises placées là dérangent les Belges, en sorte que, ayant fait leur révolution, les Français sont accueillis en libérateurs à Mons, Liège et Bruxelles en 1792. « Le peuple français ne veut traiter avec le peuple belge que de souverain à souverain », déclare à cette occasion le commandant français Dumouriez. Vaine promesse : soumis à des réquisitions et des saccages, les pays conquis finissent par être annexés. Londres s’en émeut véritablement à l’arrivée au pouvoir de l’insatiable Bonaparte. Afin d’éviter qu’il fasse d’Anvers un « pistolet braqué sur l’Angleterre », les troupes de Wellington dominent la France à Waterloo le 18 juin 1815. Quelque 4 000 Belges combattent avec elles.
L’Angleterre reprend alors l’idée de barrière. Des Pays-Bas et de la Belgique, ils font un seul et même État dont « le titre et l’exercice de la souveraineté ne pourront, dans aucun cas, appartenir à aucun prince portant ou appelé à porter une couronne étrangère », selon le traité de Paris signé en 1814. Se sentant une fois de plus dominé par les Hollandais, les Belges se soulèvent en juillet 1830. Ils défendent Bruxelles avec succès et proclament leur indépendant le 18 novembre. Elle est reconnue par la Grande-Bretagne, la France, la Prusse, l’Autriche et la Russie le 20 décembre, lors d’une réunion à Londres.
Un divorce de raison
En assistant à l’éclosion de la Belgique, la France se réjouit de l’effondrement d’une barrière que ses ennemis avaient mis sur pieds contre elle. À Paris, certains conspirent aussi pour que l’un des leurs monte sur le nouveau trône bruxellois. Les réticences belges et anglaises en décident autrement : c’est finalement le prince Léopold de Saxe-Cobourg qui enfile la couronne en 1831. Son règne n’est toutefois pas dénué d’influences françaises : les soldats qui sortent de l’École militaire sont formés par le général Chapelier, un Français naturalisé Belge. La constitution impose du reste le français comme langue de l’administration.
Si les prétentions françaises se font moins inquiétantes à la chute de Bonaparte, en 1815, elles resurgissent après le coup d’État de son neveu, Louis-Napoléon, en 1851. Non seulement le nouvel empereur considère qu’ « il n’y a pas de nation belge », mais la Belgique sert aussi de refuge à nombre d’opposants politiques. C’est pourquoi, lorsque Napoléon III lance une expédition au Mexique, en 1862, Léopold Ier s’y rallie. À ses yeux, elle représente « un bon dérivatif pour le peuple français, excellent aussi pour les Belges, dont l’indépendance était sérieusement menacée par l’ambition de Napoléon III. La Belgique pourrait dormir tranquille pendant que les armées de la France seraient engagées dans l’inextricable conflit au Mexique. » Hélas, sur le terrain, les incidents se multiplient, les officiers belges refusant de se placer sous les ordres de leurs homologues français.
La déroute française au Mexique n’enlève rien à l’intérêt que représentent les colonies pour toute nation. Aussi, à son arrivée au pouvoir en 1865, Léopold II cherche-t-il ailleurs les moyens d’assurer l’indépendance de son pays. En 1878, il rencontre Henry Stanley, qui revient du Congo. Cet explorateur britannique y retourne en mission pour la couronne belge, ce qui permet au roi de devenir le propriétaire personnel d’un territoire qui fait 80 fois la taille du Plat Pays. Il deviendra une colonie en 1908. Grâce à ses immenses ressources conjuguées à une industrie forte et un commerce dynamique, Bruxelles prospère au tournant du siècle.
Léopold II peut désormais prendre ses distances avec Paris. « Toute la Belgique est sous l’influence de la civilisation française ; mais les Belges sont beaucoup trop froids et raisonnables pour que cela influe sur leur politique », déclare-t-il lors d’une visite diplomatique à Berlin, en 1904. « Ils ont plus confiance dans l’Allemagne que dans la France. La peur d’être envahi, avalé par la France est ancienne, répandue partout et accrue encore dans ce pays très catholique par les tendances anticléricales de la République française. Les révélations de Bismarck avant la guerre franco-allemande ont appris à tous les Belges que l’Allemagne était le défenseur et le gardien fidèle de la neutralité et de l’indépendance des Belges. » C’est pourtant l’Allemagne qui, quelques années plus tard, marche sur la Belgique.
À la libération, le président du Conseil et ministre de la Guerre français Georges Clémenceau « tient la Belgique pour un État auxiliaire destiné à se mouvoir dans l’ombre de la France », peste le ministre belge des Affaires étrangères, Paul Hymans. Mais l’Allemagne ayant été vaincue, les gouvernements des années à venir ne peuvent que lui faire amende honorable. Cette mansuétude, qui ne manque d’ailleurs pas d’indisposer les Flamands, cesse au début des années 1930. Quand le maréchal Pétain lui confie que les forces françaises pourraient bien traverser le Belgique pour porter secours à la Pologne contre l’Allemagne, en 1933, l’ambassadeur belge à Paris rétorque qu’elles seraient reçues « à coup de canons ».
À côté de la suffisance française, se développer une confiance exagérée des Belges en l’avenir. Léopold III ne pense pas Hitler capable d’attaquer la Belgique et le nouveau ministre des Affaires étrangères Paul Henri Spaak promeut « une politique étrangère exclusivement et intégralement belge ». Après la guerre, le président du Conseil français, Paul Raynaud, regrettera leur refus de mettre en place une collaboration militaire.
Amis contrariés
De politique « étrangère exclusivement et intégralement belge » il n’y a pas en 1944. « La Belgique est gaulliste », écrit le journaliste belge Louis-Dumont Wilden. « Le gouvernement belge doit avoir une attitude francophile », abonde Spaak dans une lettre d’août 1944 envoyée à l’ambassadeur belge à Paris. Cela dit, la France ne pouvant plus jouer le rôle de puissance protectrice de son voisin, « dans l’immédiat c’est sur l’Amérique que les Belges comptent », regrette le général de Gaulle. De chaque côté du Quiévrain, une vision différente de la construction européenne domine : la souveraineté nationale doit être réduite pour les Belges alors que l’homme de Colombey-les-Deux-Églises n’y tient nullement.
Si De Gaulle ne se rendra plus en visite officielle à Bruxelles après 1945, il reçoit avec faste le gouvernement voisin en mai 1961. « Pendant ce demi-siècle, il n’y a eu entre la Belgique et la France que des raisons de s’estimer, de s’allier et de s’aimer », loue-t-il à l’aéroport d’Orly. Le Premier ministre, George Pompidou, nuance l’éloge. « Nous ne pouvons pas admettre que de petits pays prétendent jouer en Europe un rôle qui excède leur importance véritable », dit-il le 3 mai 1962. Alors la France emprunte son propre chemin, développant une force nucléaire et quittant le commandement intégré de l’OTAN en 1966, la Belgique y reste.
« Le derby de l’amitié s’est disputé dans une ambiance chaleureuse mais sans complaisance » — RTBF, 1986
Consacrée « symbole de l’Europe » par le même Pompidou le 24 mai 1971, Bruxelles s’arroge une place centrale dans le projet d’Union européenne qui lui permet de prendre un peu de distance avec Paris. En 1975, les Belges choisissent par exemple d’acheter des avions américains plutôt que français pour leur armée. Ce faisant, ils donnent « le coup de grâce, pour longtemps, à l’édification souhaitable en Europe d’un construction aéronautique intégrée », juge Le Monde. Treize ans plus tard, le constructeur français Dassault leur vend ses hélicoptères Augusta. Et l’approfondissement de la construction européenne fait tomber les barrières entre les deux pays, si bien qu’ « on retrouve des participations françaises dans pratiquement toutes les branches de l’économie belge », remarque Romain Yakemtchouk.
En 1986, les voisins se retrouvent de nouveau au Mexique. Mais cette fois, ils s’affrontent ouvertement sur la pelouse du stade Cuauhtémoc de Puebla pour la troisième place de la Coupe du monde. Pour la première fois de leur histoire, les Diable rouges sont parvenus jusqu’à la demi-finale après avoir battu l’URSS et l’Espagne. Tombés contre l’Argentine de Maradona, ils font jeux égal avec les Bleus dans la petite finale pendant nonante minutes. « Le derby de l’amitié s’est disputé dans une ambiance chaleureuse mais sans complaisance de part et d’autre », décrit la RTBF à l’issue de la rencontre. Malgré la défaite finale de la Belgique, 4 à 2, la formule du journaliste est particulièrement policée.
Le rapport de force en 2018 est bien différent. « Nous n’avions pas de tels attaquants », reconnaît l’ancien international belge Michel Renquin au quotidien Le Soir. « Nous avions 25 % de possession de balle alors qu’eux en ont 75 % », ajoute-t-il en référence à la génération dorée incarnée par Thibaut Courtois, Eden Hazard et Vincent Kompany. Alors que personne ne s’attendait à voir les Belges vaincre les Français en 1986, tout le monde y croyait 32 ans plus tard. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour qu’ils atteignent la finale pour la première fois.
Couverture : Thibaut pas Courtois.