Le sourire de Lisa Jackson est radieux. La responsable des questions environnementales, des politiques et des initiatives sociales d’Apple est « extrêmement fière de travailler au sein d’une entreprise dont la mission est de créer un monde meilleur ». Elle détaille sur la Centre Stage de l’immense Altice Arena de Lisbonne où se déroule le Web Summit toutes les initiatives durables mises en place par l’entreprise la plus chère de l’histoire. Moins de deux mois après avoir payé 14,3 milliards d’euros d’avantages fiscaux à l’Irlande, après deux ans de bataille contre la Commission européenne, le vernis qui enrobe son discours craque un peu.

C’est toute la richesse de cette édition 2018 du Web Summit. Les membres des GAFAM foulent la même scène que les gouvernements et lanceurs d’alertes qui dénoncent leurs agissements. Certains appellent notamment à leur démantèlement, mais est-ce vraiment envisageable ?

Une lettre du futur

Un enfant entre dans la vieille poste de Chicago. Les yeux ronds, la bouche ouverte, Rahm Emanuel contemple le plafond avec émerveillement. Malgré ses cheveux gris, cet homme en costume marine n’a plus 58 ans ce 27 septembre 2017. En découvrant le hall rénové du bâtiment, le maire Démocrate de la ville donne l’impression de revenir dans les années 1960 de sa jeunesse, quand 35 millions de lettres transitaient ici. Abandonné en 1997, l’immense bloc Art Déco n’était plus qu’un colosse écaillé le jour de l’élection d’Emanuel, en 2011. Il revit aujourd’hui. Le groupe immobilier 601W Companies a obtenu un prêt de 500 millions de dollars afin de le rénover de fond en comble.

Construit en 1921 à l’entrée de la capitale de l’Illinois, le bureau expédiait surtout au départ les stocks de grands magasins comme Montgomery Wars ou de fabricants de prêts à porter tels que Sears ou Roebuck & Co. « C’étaient les Amazon de l’époque », compare Brian Withing, président de Telos Group LLC, la société chargée de trouver un nouveau locataire. Or justement, le géant du commerce électronique fondé par Jeff Bezos en 1994 est un candidat sérieux pour reprendre le bail. Ou plutôt, c’est Chicago qui postule pour le recevoir.

Les postes de Chicago seraient rénovées pour accueillir le géant Amazon
Crédits : Gensler

« Je veux souligner qu’Amazon pourra travailler ici dès son arrivée », appuie Rahm Emanuel lors de la visite. « Nous espérons contribuer aux efforts de la ville pour attirer ici leur personnel », abonde Brian Withing. « Nous travaillons d’arrache-pied pour créer un campus pour eux. » Quelques semaines plus tôt, la firme de Seattle a lancé un appel d’offre afin de mettre en concurrence les villes nord-américaines souhaitant accueillir son deuxième siège. Elle a promis au lauréat d’y investir cinq milliards de dollars et d’y faire travailler 50 000 personnes.

Par un singulier basculement, les pouvoirs publics rivalisent désormais pour répondre aux exigences du privé. Du Canada au Mexique, 238 CV ont été envoyés. Pour se démarquer, la ville de Stonecrest, en Géorgie, a offert de se rebaptiser Amazon. New York a pour sa part éclairé l’Empire State Building en orange, la couleur de la multinationale, dans la nuit du 18 octobre. Un cactus de plus de six mètres devait être offert par Tucson, dans l’Arizona, mais Jeff Bezos a répliqué qu’il n’acceptait pas les cadeaux. Du moins ceux qui se voient : la plupart des candidats ont promis de grosses exemptions d’impôts à l’entreprise.

À Toronto, seule ville en dehors des États-Unis toujours en course, un quartier entier a par ailleurs été laissé aux bons soins de Google. Sa filiale, Sidewalk Lab, a les coudées franches pour faire de Quayside une zone à « usages mixtes et à revenus mixtes, hautement durable ». Elle projette d’installer des capteurs sur 320 hectares. Mais le niveau de « connexion » de ses résidents n’est pas connu avec précision. Même les conseillers municipaux de la cité canadienne n’ont pas à leur disposition les plans de Google.

L’Empire State Building paré de lumières orange pour Amazon
Crédits : New York City Economic Development Corporation

Retenue parmi les 20 finalistes d’Amazon le 18 janvier 2018, Chicago est prête à faire une croix sur 1,3 milliard de dollars de cotisations salariales. Elle compte plus d’un million d’habitants, un aéroport, une démographie variée et de grandes universités ainsi que le réclame l’appel d’offre. La sélection comprend aussi Miami, Los Angeles, Indianapolis, Dallas, Denver, Austin ou encore Atlanta. Plus étonnant, on y trouve Newark. Moins de 300 000 personnes vivent dans cette ville du New Jersey située à 40 minutes de la première fac. Un quart se situe sous le seuil de pauvreté. Mais, argument non négligeable, elle accepte de renoncer à sept milliards de dollars d’impôts.

Hégémonies

Sans cet exercice de génuflexion collectif, Amazon parvient de toute façon déjà à échapper à ses obligations. Entre 2007 et 2017, l’entreprise de Seattle n’a versé que 13 % de ses profits au Trésor. Encore moins qu’Apple et Google, qui lâchent respectivement 17 et 16 %. Là où le taux moyen des 500 plus grandes sociétés cotées sur les bourses américaines est de 27 %, Facebook se contente d’une obole de 4 %.

De la même manière que Chicago et Newark offrent des conditions avantageuses à Amazon, l’Irlande a concédé un taux d’imposition de 0,005 % à Google en 2014 alors que le taux officiel est de 12,5 %. Et, lorsque la Commission européenne a demandé au créateur du célèbre moteur de recherche de rendre 13 milliards d’euros, Dublin a tout bonnement refusé de percevoir cette somme représentant 5 % de son PIB. En mettant en concurrence les États ou les villes, les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) dictent leur loi.

Ils le peuvent par la grâce de la promesse d’emplois que charrie leur nom. Sauf que ces géants de la tech « emploient moins de personnes que les entreprises qui faisaient naguère la une », soupèse Scott Galloway, professeur de marketing à la NYU Stern School of Business. Du surcroît, leur revenus proviennent pour une large part de la publicité, dont le volume ne varie guère. Ainsi, « Google ne gagne pas un dollar de plus en faisant croître le marché mais prend un dollars à une autre société », affirme Galloway.

Quantité d’utilisateurs et de responsables politiques leurs vouent une téméraire confiance.

Malgré tout, quantité d’utilisateurs et de responsables politiques leurs vouent une téméraire confiance. « Ne laissez pas les États-nations disrupter notre futur, vous en êtes les garants », a même quémandé le porte-parole du comité sur le renseignement au Sénat, Richard Burr, en novembre 2017, en s’adressant aux représentants de Facebook, Google et Twitter. Ces acteurs ont acquis une position si dominante dans leurs domaines que cela affaiblit non seulement les responsables politiques mais aussi les autres entreprises. Pour ne pas parler des utilisateurs qui confient aveuglément leurs données personnelles à des groupes qui cultivent le secret. L’intervention de l’État pour réduire cette opacité est nécessaire, juge Bill Gates. « Les grandes compagnies devraient faire attention à ne pas s’imaginer que leur vision prime sur celle du gouvernement », a déclaré le fondateur de Microsoft, qui aurait tiré cette leçon de ses propres erreurs.

Tout nouvel entrant sur les marchés où opèrent les GAFA court le risque de se faire avaler. Non content de posséder quatre des cinq principales applications sur mobiles, Facebook s’est allié avec les trois autres géants pour mettre à genoux la cinquième, Snapchat. Le tentaculaire groupe de Mark Zuckerberg possède une base de données qui repère les nouvelles applications qui percent afin de mieux les acheter, comme il l’a fait avec WhatsApp. Plus personne ne peut espérer le concurrencer. « La concentration de pouvoir acquise par les quatre géants asphyxie le marché », juge Galloway. Pour remettre de l’air, de plus en plus de voix plaident pour qu’ils soient démantelés.

À l’amende

L’Empire State Building se fait discret ce 20 septembre 2017. Un mois avant de rayonner aux couleurs d’Amazon, le quartier célèbre au contraire « la femme qui fait peur à la Silicon Valley ». À quelques blocs de la tour, au Town Hall Theater, Margrethe Vestager donne une conférence TED devant un public enthousiaste. La commissaire européenne à la concurrence « veut que les marchés européens restent compétitifs, c’est pourquoi elle a infligé une amende de 2,8 milliards de dollars à Google au nom de l’Union européenne pour violation des lois anti-monopoles », explique le descriptif de son intervention.

Depuis qu’elle a engagé des mesures contre les géants de la tech, cette Danoise de 49 ans bénéficie d’une couverture dithyrambique dans la presse américaine. C’est « la commissaire qui s’attaque aux multinationales », « madame anti-Gafa » voire « la femme la plus puissante d’Europe ». Ce 20 septembre 2017, vêtue d’un robe lie de vin et de chaussures à talons gris assortis à ses cheveux coupés courts, elle rappelle les fondements de la politique économique de Bruxelles. « Une des premières pierres était un marché commun européen », narre-t-elle sur scène. « Et déjà, ses concepteurs voyaient comment les marchés, livrés à eux-mêmes, peuvent devenir une propriété privée. »

Mais si Margrethe Vestager se trouve aujourd’hui dans la lumière, c’est parce que le traité de Rome de 1957 visant à « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée » a en partie échoué. Soixante ans et quelques autres traités plus tard, la Commission a infligé une amende de 122 millions de dollars à Facebook pour avoir menti sur sa capacité à partager les données récoltées par Facebook et WhatsApp. En octobre, elle a intimé à Amazon de rembourser 250 millions d’euros d’avantages fiscaux indus au Luxembourg. « Si certaines sociétés paient et d’autres non, le marché est faussé. C’est la raison pour laquelle nous intervenons », justifie Margrethe Vestager.

Margrethe Vestager
Crédits : TED.com

Scott Galloway n’est qu’à moitié convaincu. « C’est un bon début mais ces amendes ne sont que des piqûres de moustiques sur le dos d’éléphants », souffle-t-il. « Celle due par Facebook représente 0,6 % du prix d’acquisition de WhatsApp, et Google n’a qu’à provisionner 3 % de son cash pour acquitter la sienne. » Le problème est donc bien plus profond. Alors qu’en 1998, le gouvernement fédéral américain avait attaqué Microsoft pour abus de position dominante, il demeure inactif vis-à-vis des GAFA. Dans les pages de la revue de droit de l’université Yale, la directrice des politiques juridique de l’Open Market Institute, Lina M. Khan, soutient que « le cadre anti-trust actuel est désarmé contre l’architecture de pouvoir du marché dans l’économie moderne ».

La loi et l’esprit de la loi

« Antitrust is sexy again ». L’article publié le 24 octobre 2017 par Carl Shapiro commence avec une phrase digne d’un slogan commercial. En tant qu’ancien consultant de Google et ex-membre de la section antitrust du département de la Justice, l’économiste de Berkeley sait de quoi il parle. « Une inquiétude grandit au sujet du pouvoir des grosses entreprises aux États-Unis », note-t-il. Le sentiment n’est pas nouveau. Shapiro le dit certes avec d’autres mots, mais il transparaissait déjà dans le Sherman Act de 1890, pour lequel « chaque personne qui détient un monopole ou essaye de la détenir » enfreint la loi. Le principe est renforcé par le Clayton Act en 1914 – la loi antitrust actuelle.

Problème, pour Lina Khan, cet édifice réglementaire a été sapé par un changement de doctrine juridique et de pratique dans les années 1970 et 1980. En conséquence de quoi « la loi antitrust actuelle appréhende la concurrence à l’aune des intérêts à court terme des consommateurs, pas des producteurs ou de la santé du marché ». Pour le législateur de l’époque, un groupe devait être sanctionné à partir du moment où il profitait de son monopole pour augmenter les prix, au détriment du pouvoir d’achat des familles. Seulement, cette conception n’est plus opérante. Quoiqu’en position dominante, Amazon n’a pas augmenté ses prix.

Microsoft a été surnommé l’Empire du Mal

En novembre 1999, Microsoft a été condamné par la justice pour ses pratiques anti-concurrentielles. Le groupe informatique de Bill Gates a tout fait pour favoriser son navigateur, Internet Explorer, par rapport à Netscape. La pratique lui valait d’ailleurs le surnom d’ « empire du mal », rappelle Scott Galloway, à l’heure où Gates prend le parti des États. Par contraste, Google, Apple, Facebook et Amazon possèdent une bonne image, affermie par un talent certain pour la communication.

Facebook n’augmente pas ses prix pour la bonne et simple raison que son service est en apparence gratuit. Cela le tient éloigné des tribunaux. Le juriste américain Anant Raut, passé par le cabinet FTC, appelle donc à bannir la pratique consistant à gagner des parts de marché pour ensuite trouver un moyen de monétiser les informations récoltées sur les consommateurs. Les regroupements doivent aussi être observés sous un nouveau jour. Si une entreprise se met en position d’occuper un consommateur plus de 30 minutes par jour en achetant une nouvelle application, en complément de celles qu’elle possède déjà, Anant Raut propose d’interdire la fusion.

Dans le même ordre d’idée, Carl Shapiro suggère de rendre plus compliqué l’absorption de petits acteurs par les gros. À cet égard, les chercheurs de la Brookings Institution William A. Galston et Clara Hendrickson remarquent dans un article sur le « futur de la législation antitrust américaine » que les comportements prédateurs des géants posent problème. Ainsi d’Amazon qui, en 2011, a mené une guerre des prix féroce à Quidsi afin de faire accepter à ses propriétaires une offre d’achat. Il n’y aura pas de démantèlement des GAFA sans en passer d’abord par l’interdiction de telles pratiques.

Des empires en pièces

La conviction de Keith Ellison est faite. Sur Twitter, ce 22 juillet 2017, le représentant du Minnesota au Congrès répond par un YES en lettre capitale à la question qui commence à se répandre dans la presse : « Les géants de la tech doivent-ils être mis en pièces ? » Ce cofondateur du comité antitrust propose de former une commission chargée d’étudier la concentration sur différents marchés à la manière de ce qu’avait fait le président Franklin Roosevelt en 1941. Et, sans le dire, il s’inspire aussi du combat d’un autre Roosevelt.

En 1911, l’ancien président Théodore Roosevelt obtient de haute lutte l’éclatement de la Standard Oil et la vente de ses filiales. Depuis Cleveland, dans l’Ohio, la société de la famille Rockefeller gérait jusqu’ici 90 % du raffinage et de la distribution du pétrole aux États-Unis. Moyennant quoi, elle dictait les prix de ses produits aux transporteurs et évinçait sans pitié les potentiels concurrents. Aujourd’hui, Keith Ellison préconise le même traitement pour les GAFA.

Le juriste de l’Open Markets Institute Matthew Stoller partage son plan. Si cela ne tenait qu’à lui, WhatsApp et Instagram seraient déjà vendus par Facebook ; et Amazon reviendrait sur l’acquisition de Whole Foods. Tant qu’à faire, Google devrait aussi se séparer de YouTube. Apple, de son côté, peut tout de suite oublier ses prétentions sur Netflix ou Tesla. De telles mesures n’ont pas pour objet de détruire les quatre géants, précise Galloway. Il s’agit de « réparer les marchés qui sont défaillants. Au lieu d’avoir quatre entreprises, nous en aurions dix et cet écosystème favoriserait l’emploi, l’investissement et augmenterait les recettes fiscale. »

D’ailleurs, les GAFA ont d’après lui intérêt à dépecer leur empire eux-mêmes avant que cela ne soit imposé. Dans le cas d’Amazon, une séparation de l’activité de vente sur Internet et de celle de livraison donnerait aux autres acteurs davantage de chances d’entrer sur le marché. Cela n’irait pas sans risque. Quand certains conseillent de veiller à ne pas décourager l’innovation en entravant la progression des grands groupes, Carl Shapiro rappelle que les économies d’échelles de grandes firmes leur permettent de proposer des prix attractifs. Mais celles-ci ne sont souvent réalisées qu’au sein d’une même branche. Il n’y aurait donc guère de risque à élaguer un peu. D’autant que Scott Galloway est persuadé que « la seule façon d’assurer une saine concurrence est parfois de couper le haut de l’arbre ». Une opération à répéter régulièrement.


Couverture : Les quatre piliers des GAFA. (Ulyces)