La cassette de bronze
Jeff Murphy a disparu dans les montagnes du parc national de Yellowstone, à la lisière des États du Wyoming et du Montana, en juin 2017. Son corps a été retrouvé sans vie au pied d’une pente rocheuse et la police a rapidement conclu à un accident, sans toutefois fournir d’explication officielle. Mais il est maintenant clair que Jeff Murphy n’était pas un simple randonneur.
Le rapport d’enquête, qu’une chaîne de télévision locale a récemment pu se procurer grâce à la loi d’accès à l’information américaine, affirme en effet que cet homme de 53 ans était à la recherche d’un trésor. Et plus précisément de la cassette de bronze pleine de pièces d’or, de pépites, de figurines précolombiennes et de bijoux précieux dissimulée en 2010 par un collectionneur d’art établi dans la ville de Santa Fe, Forrest Fenn. Une excentricité de plus pour un homme dont l’animal de compagnie préféré est un alligator nommé Beowulf.
Né au Texas en août 1930, Forrest Fenn a commencé par collectionner des pointes de flèches indiennes à l’âge de neuf ans. Après le lycée, en 1950, il s’engage dans l’armée de l’air pour éviter de faire des études et il est transféré à Bitburg, en Allemagne. Mais il profite de son avion pour se rendre sur des sites archéologiques, notamment dans le Sahara. Il raconte même avoir été expulsé de Pompéi par trois fois pour avoir volé des amphores… Dans les années 1960, sa passion, de son propre aveu, tourne à l’obsession. Il est alors devenu enseignant dans une base militaire de l’Arizona, État qu’il qualifie de « Mecque archéologique » des États-Unis, et qui contiendrait 500 000 tombeaux indiens. Passé maître dans l’art de les repérer depuis le ciel, il n’hésite pas à les dépouiller de leurs trésors, ni à vendre ces derniers. Et dès 1972, Forrest Fenn a amassé assez d’argent et d’objets précieux pour ouvrir une galerie à Santa Fe.
Parmi ses clients figurent notamment Jackie Kennedy, Robert Redford, John Wayne ou encore Gerald Ford. Il fait fortune et s’offre une maison qui ressemble davantage à un musée. S’y trouvent par exemple un faucon momifié issu de la tombe du pharaon Toutankhamon et le calumet de la paix du chef indien Sitting Bull. Forest Fenn s’offre également les ruines d’un village indien du Nouveau-Mexique, San Lazaro Pueblo, qui fut habité dès 1200 et abandonné au moment de l’arrivée des Européens dans la région. « C’est un lieu de retraite pour moi, un endroit où je peux m’évader », raconte-t-il. « Je m’assois sur la roche médicinale, pour boire un Coca-Cola ou quelque chose du genre, et regarder [le conquistador] Coronado aller à la rencontre de Del Char Creek avec treize légionnaires armés et casqués. »
Quant à l’idée de dissimuler une cassette de bronze pleine de pièces d’or, de pépites, de figurines précolombiennes et de bijoux précieux, elle lui est venue en 1988, lorsqu’il a appris qu’il était atteint d’un cancer du rein et qu’il s’est demandé « comment avoir encore un impact sur le monde dans un millier d’années ». S’il a attendu 2010 pour passer à l’action, c’est parce qu’il a battu la maladie.
Mais il ne s’est pas contenté de cacher son trésor, il a également fait savoir qu’il le cachait, quelque part dans les montagnes rocheuses qui s’étendent de Santa Fe à la frontière canadienne, lançant ainsi plus de 65 000 personnes à sa recherche. Son objectif était, dit-il, de faire lever les Américains de leur canapé. Quitte à les pousser à prendre des risques inconsidérés, comme le montre aujourd’hui la mort de Jeff Murphy. Et comme l’ont montré hier les morts de Randy Bilyeu, Paris Wallace et Eric Ashby.
Pour une poignée de millions de dollars
Randy Bilyeu, 54 ans, a disparu dans les montagnes du Nouveau-Mexique en janvier 2016, laissant derrière lui son canoë, sa voiture et son chien Leo. Il a fallu sept mois à la police pour localiser son corps. Puis, le 14 juin 2017, c’est Paris Wallace, 52 ans, qui n’est pas rentré de sa chasse au trésor à l’heure prévue, et sa famille qui a alerté les autorités. Sa dépouille à lui n’a été retrouvée que quatre jours après. Enfin, le 28 juin 2017, le canoë d’Eric Ashby s’est renversé dans les eaux de l’Arkansas, qui ont englouti son corps et ne l’ont rendu qu’un mois plus tard. Cet homme de 31 ans avait carrément déménagé pour faciliter ses recherches, selon les informations fournies par sa famille. Mais les proches de chasseurs de trésor disparus n’osent parfois même pas mentionner cette particularité aux autorités à en croire l’ancienne épouse de Randy Bilyeu, Linda Bilyeu.
Celle-ci affirme que les parents d’un de ces malheureux se sont confiés à elle mais refusent de rendre leur histoire publique. Elle souligne également le fait que Mike Petersen, un randonneur de 42 ans mort comme Jeff Murphy dans le parc national de Yellowstone en juin 2017, pourrait lui aussi avoir succombé dans une tentative de retrouver la cassette de bronze de Forrest Fenn. Ce qui porterait à six le nombre de victimes de la chasse au trésor qu’il a lancé. Et donnerait de nouveaux arguments au chef de la police du Nouveau-Mexique, Pete Kassetas, qui a déjà demandé à l’excentrique millionnaire de Santa Fe de « récupérer le trésor ou d’annuler la chasse » à la télévision.
« Je veux bien que les gens s’amusent et qu’ils se montrent aventureux », assurait-il alors. « Mais en réalité, lorsque vous avez, comme le dit la rumeur, environ deux millions de dollars en jeu, les gens prennent de mauvaises décisions. » Un avis partagé par Sacha Johnston, qui consacre néanmoins la plupart de son temps libre à la recherche de ces millions de dollars en or et artefacts : « Je pense que la cupidité des gens peut prendre le pouvoir sur leur bon sens et leur faire prendre de mauvaises décisions », dit-elle.
« D’un autre côté », remarque un autre chasseur de trésor, Dal Neitzel, « à chaque fois je suis revenu les mains vides, mais pas l’esprit vide. J’ai fait des randonnées absolument magnifiques et bourrées de petites aventures. J’ai parcouru de merveilleux paysages américains. J’ai dormi dans des déserts et dans des canyons, sous des genévriers et des pins à pignons. J’ai suivi d’incroyables étendues d’eau cristalline gorgées de truites et gardées par de grands pins et des épinettes. J’ai traversé de délicieux parcs alpins piqués de fleurs sauvages printanières et je me suis baigné dans des sources chaudes naturelles pour apaiser mes pieds fatigués. J’ai été à quelques dizaines de mètres d’antilopes, de mouflons, d’élans, de cerfs mulets et d’ours. J’ai visité des pueblos, des places, des canyons, des collines et des forêts. J’ai parcouru des milliers de kilomètres poussiéreux à travers une topographie volcanique ocre d’une beauté saisissante. »
Autant d’aventures retranscrites par le réalisateur britannique Tomas Leach dans le documentaire The Lure, ou « L’Appât ». Celui-ci est sorti quelques mois après la première disparition liée à la chasse au trésor de Forrest Fenn, celle de Randy Bilyeu, mais ne l’évoque pas. « Nous en étions au montage quand le chasseur de trésor a disparu », justifiait Thomas Leach à l’époque.
« Il était porté disparu et on le présumait en grand danger. Nous en avons parlé pendant le montage, mais il nous a semblé qu’il aurait été sensationnaliste de l’inclure dans le film – qui n’est pas une hagiographie de Forrest Fenn de toute façon. Il y a assez d’éléments sombres dans le film pour qu’il ne soit pas seulement à sa gloire. Il aurait été cynique de sortir et de filmer l’histoire du chasseur de trésor disparu alors que l’événement n’avait pas eu lieu pendant le tournage. » Or, Forrest Fenn est justement de plus en plus souvent taxé de cynisme.
Le frisson de la chasse
Pour se défendre, l’excentrique collectionneur d’art de Santa Fe, qui reçoit encore une centaine d’e-mails chaque jour, n’hésite pas à correspondre directement avec les chasseurs de trésor. Il les appelle régulièrement à la plus grande prudence, et donne tout aussi régulièrement de nouveaux indices. « Quand j’ai dit que le trésor n’était pas caché dans l’Utah ou l’Idaho, mon plan était de ne pas restreindre davantage la zone de recherche », précisait-il par exemple au moment de la disparition de Paris Wallace.
« Mais à la lumière d’un accident récent, et dans l’intérêt de la sécurité, il me semble nécessaire de modifier ce plan. Le coffre au trésor ne se trouve pas sous l’eau et il n’est pas caché près du Rio Grande. Il n’est pas nécessaire de déplacer de grosses roches ou de monter ou descendre un précipice escarpé. Et ce n’est pas un objet artificiel. S’il vous plaît, gardez à l’esprit que j’avais près de 80 ans lorsque j’ai fait deux voyages avec mon véhicule à l’endroit où j’ai caché le trésor. Je vous en prie, soyez prudents et ne prenez pas de risques. »
Reste que beaucoup doutent de la véracité de ses dires. À commencer par Linda Bilyeu, qui affirme dans une lettre ouverte adressée à Forest Fenn en juillet 2016 que sa chasse au trésor est un « canular ». « Je me demande souvent comment vous faites pour dormir la nuit », écrit-elle au collectionneur. « Avez-vous une conscience ? Vous souciez-vous du fait que les chasseurs de trésor risquent leur vie pour votre plaisanterie ? Vous souciez-vous du fait que mes filles et mes petites-filles ont perdu leur père et leur grand-père ? Vous inquiétez-vous du fait que des chasseurs de trésor ont perdu leur vie, leur emploi, fait faillite, que des familles se sont brouillées, que des divorces ont eu lieu, que des suicides ont été tentés et certains, réussi ? Et tout cela pour quoi ? Pour votre propre glorification. »
« J’adorerais que quelqu’un trouve le trésor demain, mais si personne ne le trouve durant les cent prochaines années, ça me va aussi. »
Et de fait, c’est la chasse au trésor des montagnes Rocheuses qui a permis à Forrest Fenn d’accéder à la notoriété. Elle lui a également permis de vendre des milliers d’exemplaires de son autobiographie publiée en 2011, The Thrill Of The Chase, ou « Le Frisson de la chasse ». Car ce livre a été présenté par son auteur comme une véritable carte au trésor. Ou du moins le poème de 24 lignes qu’il contient, et qui révélerait neuf indices à quiconque saurait déchiffrer ses vers sibyllins, tels que « Commence où les eaux vives font halte », « Non loin, mais trop loin pour marcher », ou encore « Placé sous la maison de Brown ».
« La cassette pleine d’or et de bijoux a été vue par au moins une centaine de personnes avant que je ne la cache », rétorque Forest Fenn. Son ami l’écrivain Doug Preston en fait partie. « Il n’y a aucune preuve qu’il ait caché le trésor », reconnaît ce dernier. « Mais il est difficile de prouver une négation, celle-ci étant que la cassette n’est plus là », ajoute-t-il ensuite. « Elle n’est ni dans sa maison, ni dans sa chambre forte, et connaissant Forrest depuis aussi longtemps que je le connais, je peux affirmer avec 100 % de certitude qu’il n’a jamais monté de canular. Je suis absolument certain qu’il a caché ce coffre. »
Même si Doug Preston ne se trompe pas, il reste la possibilité que les indices donnés par Forrest Fenn n’en soient pas vraiment. Après tout, le collectionneur n’a aucun intérêt à faciliter les recherches : « J’adorerais que quelqu’un trouve [le trésor] demain, mais si personne ne le trouve durant les cent prochaines années, cela me va aussi. » Car lorsque le frisson de la chasse aura disparu, le souvenir de Forrest Fenn ne tardera pas à disparaître lui aussi. Une mauvaise affaire pour celui qui voudrait encore marquer les esprits « dans un millier d’années ».
Couverture : Les chutes du parc de Yellowstone. (Pixabay)