Le roi des fruits
Considéré comme « le roi des fruits » en Asie du Sud-Est, où il est dégusté sous forme de pâtisseries, de cocktails, de glaces, de smoothies ou de macarons, le durian n’en est pas moins devenu mondialement célèbre à cause de sa puanteur. Ce fruit ovoïde bardé d’épines, qui peut peser jusqu’à cinq kilos, est même l’objet de « Durian challenges » sur Internet, c’est-à-dire de concours de celui ou de celle qui supportera le mieux son odeur.
Dans l’une des très nombreuses vidéos qui lui sont consacrées sur YouTube, les participants rivalisent d’imagination pour tenter de décrire cette odeur : « ça sent comme ton congélateur quand tu le nettoies pas », « comme des pets », « comme une poubelle », « des ordures », « un vieil œuf », « un réfrigérateur », « un poulet mort ».
Feu l’écrivain et cuisinier américain Anthony Bourdain estime quant à lui que « le goût et la saveur du durian sont totalement indescriptibles ». « En le mangeant, votre haleine ressemblera à celle que vous auriez si vous aviez embrassé intensément votre grand-mère morte depuis des lustres. »
Le journaliste féru de gastronomie Richard Sterling est encore plus dur : « Son odeur peut être décrite comme celle des excréments de porc, de térébenthine et d’oignons, le tout garni par une vieille chaussette. On peut le sentir de très loin. Malgré sa grande popularité locale, le fruit est interdit dans certains établissements comme les hôtels, les métros et les aéroports (y compris les bagages à main et autres valises, accompagnés ou non), ainsi que les transports publics du sud-est asiatique. »
Mais le durian a d’abord été loué pour sa beauté. « Le plus beau de tous ces fruits est le durian, qui ne se trouve que dans les terres de Malaque », écrit en effet le prêtre français Alexandre de Rhodes en 1666. « Il est gros comme nos plus gros pauis : il a une peau fort dure, et dedans il est plein d’une liqueur blanche, épaisse et sucrée : elle est entièrement semblable au blanc-mangé, qu’on sert aux meilleures tables de France ; c’est une chose fort saine, et des plus délicates qu’on puisse manger. »
Originaire de Malaisie et d’Indonésie, le durian a ensuite conquis les Philippines et la Thaïlande, qui est devenue son principal producteur. Il est particulièrement prisé par les Indonésiens, qui lui prêtent des vertus miraculeuses. Et sa saison, qui s’étend de juin à septembre, est la plus belle de toutes aux yeux de ses amateurs.
Une nouvelle sensation
« En tant que généticien, j’étais naturellement curieux au sujet du génome du durian : quel gène cause son odeur âcre ? Comment s’est développée son enveloppe épineuse ? » explique le directeur adjoint du National Cancer Center de Singapour, Teh Bin Tean. Lui et son équipe ont séquencé le génome d’une variété particulièrement odorante du durian en 2017, et ainsi découvert que le durian possédait 46 000 gènes, ce qui représente le double du nombre de gènes répertoriés chez l’être humain.
Puis ils ont comparé l’activité de ces gènes dans différentes parties du fruit et identifié un groupe, la methionine gamma-lyase ou MGL, qui produit en excès les composés chimiques sulfureux volatils responsables de l’odeur nauséabonde du durian. Ces éléments deviennent plus actifs lorsque le fruit parvient à maturité, ce qui laisse supposer aux chercheurs que son odeur lui permet d’attirer les animaux capables de le manger et donc de répandre ses graines sur certaines distances.
« Manger du durian est une nouvelle sensation qui mérite elle-même un voyage vers l’Asie. »
D’autres chercheurs, du Muséum national d’Histoire naturelle et du Centre national de recherche scientifique, ont d’ailleurs montré que des chauve-souris frugivores, les roussettes des îles, jouaient un rôle important dans la pollinisation du durian, grâce à l’installation d’appareils dans la couronne des arbres en fleurs sur l’île de Tioman, en Malaisie.
Mais c’est sur l’île de Bornéo que se trouverait la plus grande diversité de durians. Sur l’île de Bornéo, également, que le naturaliste britannique Alfred Russel Wallace s’est livré, en 1856, à une description minutieuse du durian et de sa saveur.
« Les cinq quartiers du fruit sont d’un blanc soyeux au dedans, et sont constitués d’un amas de pulpe ferme de couleur crème, contenant environ trois noyaux chacun », écrit-il. « Une épaisse crème anglaise parfumée à l’amande donne une idée de son goût, mais il y a parfois des apparitions occasionnelles d’une saveur qui rappelle une crème au fromage, une sauce à l’oignon, du xérès et d’autres plats incongrus. »
« La pulpe est d’une texture onctueuse, gluante et épaisse pareille à nulle autre, mais qui ajoute à sa finesse », poursuit-il. « La chair n’est ni acide, ni sucrée, ni juteuse ; pourtant elle n’a besoin d’aucune de ces qualités, car elle est parfaite en elle-même. Le durian ne produit pas de nausées ou d’autres mauvais effets, et plus l’on en mange, moins l’on a envie d’arrêter. En fait, manger du durian est une nouvelle sensation qui mérite elle-même un voyage vers l’Asie pour en faire l’expérience. »
600 millions de dollars
L’étude de Teh Bin Tean, qui a été publiée dans la revue scientifique Nature Genetics, répertorie trente espèces de durian, dont neuf seulement s’avèrent comestibles. La plus connue est l’espèce Durio zibethinus. Plus de 250 000 hectares – soit la superficie du Luxembourg – étaient consacrés à sa culture en 2008. En 2016, l’importation du durian en Chine a représenté 600 millions de dollars, contre seulement 200 millions de dollars pour l’orange.
Cette « grande valeur économique » ne suffit pas à susciter l’intérêt de la communauté scientifique, d’après l’étude, qui évoque une recherche génétique « presque inexistante ». « Des ressources importantes, telles que des cartes génétiques, ne sont pas publiquement disponibles pour le durian et aucune espèce végétale de la sous-famille Helicteroideae n’a eu son génome séquencé et assemblé. Les plantes dont les génomes sont disponibles ne comprennent que les cultures de rapport les plus éloignées de la grande famille des Malvacées : Theobroma cacao (utilisé dans le chocolat) et les membres du genre Gossypium (coton). »
Or, « ce type d’information génétique est essentiel pour une meilleure compréhension de la biodiversité du durian », et les chercheurs espèrent que d’autres travaux « aideront à élucider les rôles écologiques de ces plantes tropicales importantes et fascinantes ».
« À titre d’exemple, la commercialisation rapide du durian a entraîné la prolifération de cultivars caractérisés par un écart important entre les prix et peu de moyens de vérifier l’authenticité des produits à base de fruits à l’échelle. Un assemblage génomique de haute qualité peut aider à identifier des séquences spécifiques à un cultivar, y compris des SNP à des traits importants spécifiques à un cultivar (tels que le goût, la texture et l’odeur), et permettre le codage à barres de l’ADN de différents cultivars de durian pour un contrôle qualité rapide. »
Un contrôle d’autant plus important que le durian n’est pas seulement malodorant. Il est aussi dangereux. D’une part, ce fruit, très gras et très calorique, peut s’avérer difficile à digérer. Il est donc déconseillé aux intestins fragiles et aux femmes enceintes. D’autre part, sa haute teneur en soufre inhibe l’enzyme ALDH, qui protège notre foie des toxines de l’alcool. Il ne doit donc pas être consommé avec une boisson festive. Chaque année, plusieurs personnes meurent d’overdose de durian. Ce qui n’est pas sans contribuer à sa sulfureuse réputation.
Couverture : Le fruit le plus controversé au monde.