Annoncé par l’hymne de l’Union euro­­péenne, l’Ode à la joie de Ludwig Van Beetho­­ven, Emma­­nuel Macron marche seul vers la foule rassem­­blée dans la cour du Louvre pour célé­­brer sa victoire à l’élec­­tion prési­­den­­tielle 2017. Une fois sur la scène qui a été aména­­gée au pied de la célèbre pyra­­mide de verre, il lève les bras au ciel, paumes grandes ouvertes, et laisse un large sourire s’épa­­nouir sur son visage, jusque-là solen­­nel. « Vous avez choisi l’au­­dace ! » lance ensuite le nouveau président de la Répu­­blique à ses parti­­sans, au détour d’un discours d’une dizaine de minutes.

Emma­­nuel Macron au Louvre durant son allo­­cu­­tion
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Avec lui, et face à l’ex­­trême droite incar­­née par Marine Le Pen, triomphe un projet poli­­tique « ni de gauche, ni de droite ». Ce qui, le prin­­ci­­pal inté­­ressé a beau s’en défendre, ressemble fort à une défi­­ni­­tion du centrisme. Ce n’est pas un hasard si les deux figures tuté­­laires de ce courant poli­­tique, François Bayrou et Jean-Louis Borloo, ont soutenu sa candi­­da­­ture. Et ce n’est pas non plus un hasard si Emma­­nuel Macron refuse l’af­­fi­­lia­­tion. Grand perdant de l’élec­­tion prési­­den­­tielle depuis 1965, le centrisme est en effet devenu un sujet de déri­­sion. Le gaul­­liste Georges Pompi­­dou le compa­­rait à « un ballon de rugby dont on ne sait jamais de quel côté il rebon­­dira ». Le socia­­liste François Mitter­­rand lui repro­­chait, sarcas­­tique, de n’être « ni à gauche… ni à ­gauche ». François Bayrou lui-même a reconnu que les centristes étaient semblables à des « grenouilles [qui] sautent dans tous les sens ». Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Le juste milieu

Comme la droite et la gauche, le centre s’est consti­­tué au moment de la Révo­­lu­­tion. Pendant l’été 1789, les dépu­­tés de l’As­­sem­­blée natio­­nale prennent l’ha­­bi­­tude de se placer, selon leur opinion et leur rang, de part et d’autre du président de la séance. À sa droite, la noblesse et le clergé ; à sa gauche, le tiers état. Un homme, le comte de Mira­­beau, tente néan­­moins de faire le lien entre ces deux groupes.

François Guizot, Premier ministre de Louis-Philippe
Jean-Georges Vibert, XIXe siècle

Deux ans plus tard, la force prin­­ci­­pale de l’As­­sem­­blée natio­­nale – plus de 300 dépu­­tés – est atta­­chée aux conquêtes de la Révo­­lu­­tion, mais se méfie de ses parti­­sans les plus radi­­caux. Ceux-ci occupent les sièges les plus élevés de la partie gauche, tandis que les modé­­rés occupent les sièges infé­­rieurs. On parle alors de « la Montagne » et de « la Plaine ». Ou encore du « Marais », surtout si l’on veut faire du mauvais esprit. Le Monta­­gnard Pierre-Joseph Duhem se serait ainsi exclamé : « Les crapauds du Marais relèvent la tête ! Tant mieux ; elle sera plus facile à couper. » L’un de de ces « crapauds », Emma­­nuel-Joseph Sieyès, connaî­­tra l’avè­­ne­­ment de la pensée centriste avec ceux de la Monar­­chie de Juillet (1830–1948) et de l’or­­léa­­nisme, qui repré­­sente à l’époque une coali­­tion des modé­­rés de gauche et de droite. Sa figure la plus emblé­­ma­­tique, François Guizot, Premier ministre de Louis-Philippe, entend récon­­ci­­lier deux forces à priori anta­­go­­nistes : la bour­­geoi­­sie et la noblesse. Il mène, d’après l’his­­to­­rien Pierre Rosan­­val­­lon, « une poli­­tique du juste milieu cher­­chant à trou­­ver le chemin d’un gouver­­ne­­ment consti­­tu­­tion­­nel égale­­ment distant de l’An­­cien Régime et des ardeurs jaco­­bines ».

Cepen­­dant, le centrisme ne connaît son âge d’or que sous les IIIe et IVe Répu­­bliques. Il préside la « concen­­tra­­tion répu­­bli­­caine », alliance élec­­to­­rale de la gauche et de la droite qui permet de contrer le popu­­lisme de Georges Boulan­­ger dans les années 1880. Il fait front face à la crise écono­­mique et à la montée du fascisme dans les années 1930. Et prend la tête du Conseil natio­­nal de la Résis­­tance avec Georges Bidault en 1943. Celui-ci struc­­ture la pensée du centre en véri­­table projet, en fondant le Mouve­­ment répu­­bli­­cain popu­­laire (MRP) après la Libé­­ra­­tion. Première force poli­­tique du pays aux élec­­tions de 1946, le parti prétend incar­­ner une troi­­sième voie. « Ni le socia­­lisme malade de l’État, ni le libé­­ra­­lisme malade de l’argent », dira l’un de ses diri­­geants histo­­riques, Pierre-Henri Teit­­gen. Un credo qui ne résis­­tera pas long­­temps à l’avè­­ne­­ment de la Ve Répu­­blique.

L’en­­tente

L’élec­­tion prési­­den­­tielle au suffrage univer­­sel et le mode de scru­­tin légis­­la­­tif majo­­ri­­taire ont laminé les centristes. Au grand dam de l’his­­to­­rien Jean-Pierre Rioux, auteur du livre Les Centristes, de Mira­­beau à Bayrou et membre du parti de ce dernier, le Mouve­­ment démo­­cra­­tique (MoDem). « Ce nouvel âge, du coup, n’a été pour eux qu’un mélange de flirt consommé avec la droite et de parti­­ci­­pa­­tion au giscar­­disme, de refus du gaul­­lisme et de l’union de la gauche, d’ap­­port éminent à la construc­­tion euro­­péenne mais de haines de famille à répé­­ti­­tion, d’ater­­moie­­ment stra­­té­­gique et, pire que tout, d’ab­­sence de projet repeint à neuf », écrit-il dans une tribune publiée en février 2017.

Raymond Barre
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Certes, de Jean Leca­­nuet en 1965 à Raymond Barre en 1988, les candi­­dats centristes réalisent des scores hono­­rables au premier tour de la prési­­den­­tielle. Mais un seul d’entre eux est parvenu à se hisser au second tour : Alain Poher, chré­­tien convaincu, ancien ingé­­nieur des Mines, et arti­­san du rappro­­che­­ment franco-alle­­mand. À la tête du Sénat depuis le 3 octobre 1968, il devient président de la Répu­­blique par inté­­rim à la suite de la démis­­sion du géné­­ral de Gaulle le 27 avril 1969, et accepte à contre-cœur de se présen­­ter à l’élec­­tion suprême. « Après une campagne terne, “peu mana­­gée” et sans aucun brio télé­­vi­­suel, où il a exploité trop timi­­de­­ment le fonds de commerce de l’an­­ti­­gaul­­lisme, il n’a pas su cris­­tal­­li­­ser au second tour un vrai cartel des non, dont il est vrai les commu­­nistes ne voulaient pas. »

Neuf ans plus tard, les centristes sont aspi­­rés par l’Union pour la démo­­cra­­tie française (UDF) voulue par le nouveau Président de droite, Valéry Giscard d’Es­­taing. Sa poli­­tique est elle aussi censée être celle du « juste milieu ». « Ce n’est pas une ligne neutre », précise-t-il néan­­moins. « C’est une ligne de paix et d’en­­tente, à suivre avec beau­­coup de soin dans ces temps de tempête. » Dans les faits, cela s’est traduit par une synthèse du libé­­ra­­lisme écono­­mique, tradi­­tion­­nel­­le­­ment défendu par la droite, et du libé­­ra­­lisme socié­­tal, tradi­­tion­­nel­­le­­ment défendu par la gauche.

Macron et Giscard en novembre 2014

De ce point de vue-là, le paral­­lèle avec Emma­­nuel Macron est frap­­pant. Il n’a pas échappé aux obser­­va­­teurs – de toutes sensi­­bi­­li­­tés. Pour le jour­­na­­liste Daniel Schnei­­der­­mann, Macron est « une réin­­car­­na­­tion de Giscard avec des cheveux ». Pour Alain Duha­­mel, « c’est un nouveau Giscard de gauche qui surgit ». Et pour le poli­­to­­logue Thomas Guénolé, « le macro­­nisme est un nouveau giscar­­disme ». Mais c’est François Bayrou qui a ouvert la brèche dans laquelle le vainqueur du 7 mai 2017 s’est engouf­­fré.

La stra­­té­­gie de l’in­­dé­­pen­­dance

« Être diffé­rent, être autre, être rebelle quand il le faut, et ne pas céder, voilà ce que nous avons choisi », clame François Bayrou le 29 janvier 2006. Réunis à Lyon pour un congrès extra­­or­­di­­naire, les mili­­tants de l’UDF viennent d’en­­té­­ri­­ner sa motion d’in­­dé­­pen­­dance vis-à-vis de la droite et de la gauche. Leurs mines réjouies sont irra­­diées par la couleur orange qui carac­­té­­rise le parti et s’étale sur les murs, les pancartes et les tables. « Nous nous sentons complè­­te­­ment libres parce que nous sommes vrai­­ment au centre », explique une dame aux jour­­na­­listes de France 2. « Nous avons un autre projet de société, à la fois libé­­ral et social », renché­­rit un monsieur. Ce projet sera approuvé par 18,6 % des élec­­teurs à la prési­­den­­tielle de 2007. Un score remarquable, mais insuf­­fi­­sant, et François Bayrou doit se conten­­ter de jouer les « troi­­sième homme » au lieu d’ou­­vrir la troi­­sième voie. Il annonce qu’il ne votera pas pour Nico­­las Sarkozy, sans pour autant indiquer s’il votera pour Ségo­­lène Royal, votera blanc ou s’abs­­tien­­dra. Il trans­­forme l’UDF en MoDem en prévi­­sion des prochaines échéances élec­­to­­rales, et pour­­suit sa stra­­té­­gie de l’in­­dé­­pen­­dance. Il y gagne en termes de stature, mais y perd la majeure partie de ses troupes parle­­men­­taires, trop casa­­nières pour oser divor­­cer de la droite.

En mai 2012, il ne recueille plus que 9,1 % des voix. Cette fois, il n’hé­­site pas à se pronon­­cer en faveur du candi­­dat socia­­liste. « François Hollande, c’est le choix que je fais », dit-il. Sans le savoir, il vient de céder la place centrale de l’échiquier poli­­tique à Emma­­nuel Macron, qui accom­­pagne Hollande à l’Ély­­sée en tant que conseiller. L’an­­cien banquier de Roth­­schild accède à la noto­­riété en deve­­nant son ministre de l’Éco­­no­­mie en août 2014. Puis, Macron crée son propre mouve­­ment, démis­­sionne du gouver­­ne­­ment, et reprend à son compte la stra­­té­­gie de l’in­­dé­­pen­­dance portée par Bayrou en décla­­rant sa candi­­da­­ture en dehors des partis tradi­­tion­­nels.

Bayrou et Macron
Crédits : RTL

D’après Jean-Pierre Rioux, « ces deux leaders ont une forma­­tion et des convic­­tions qui, à titre indi­­vi­­duel, les poussent à l’ac­­com­­mo­­da­­tion en continu : François Bayrou a lu [le philo­­sophe] Paul Ricœur, patron spiri­­tuel d’Em­­ma­­nuel Macron ; ce dernier peut lui aussi réci­­ter [l’écri­­vain] Charles Péguy ; et l’un et l’autre sont de vieux amis de la revue Esprit» Cela a certai­­ne­­ment servi Macron dans une campagne parti­­cu­­liè­­re­­ment dure, mais est-ce que cela lui suffira pour gouver­­ner le pays serei­­ne­­ment ? Il est permis d’en douter. Au pied de la pyra­­mide du Louvre, le nouveau Président le sait. À la foule de parti­­sans, aux absents, aux adver­­saires, aux millions de personnes qui le regardent dans le monde, il veut néan­­moins dire sa volonté de rassem­­bler. « Ce que vous repré­­sen­­tez ce soir ici au Louvre », clame-t-il, « c’est une ferveur, un enthou­­siasme, c’est l’éner­­gie du peuple de France. Et ce lieu dans lequel nous nous retrou­­vons dit cela. Il est parcouru par notre histoire, de l’An­­cien Régime à la libé­­ra­­tion de Paris. De la Révo­­lu­­tion française à l’au­­dace de cette pyra­­mide. C’est le lieu de tous les Français, de toutes les Françaises. » Tous ces Français qu’il aura la lourde tâche de convaincre et de satis­­faire au cours des cinq années à venir.


Couver­­ture : Emma­­nuel Macron et les figures emblé­­ma­­tiques du centre français. (Ulyces.co)