À la conquête du pôle

C’est officiel. Les doodles, ces illustrations que Google affiche régulièrement sur la page d’accueil de son moteur de recherche pour rendre hommage à une personnalité ou bien mettre en avant une actualité, peuvent désormais prendre la forme d’une vidéo à 360° en réalité virtuelle. Le tout premier de ces doodles, créé par la firme de Mountain View en partenariat avec la Cinémathèque française, a été mis en ligne le 3 mai dernier. Il commémorait la sortie du film À la conquête du pôle de Georges Méliès, qui avait eu lieu le 3 mai 1912 – il y avait donc très exactement 106 ans.

Une drôle de temporalité qui s’explique néanmoins par le mépris de Google pour les nombres ronds lorsqu’il s’agit des dates anniversaires. « Le plus souvent, nous avons une idée et nous voulons la mettre en application immédiatement », indique l’illustratrice Sophie Diao, « doodler » au sein de la firme depuis quatre ans. « Parfois on se rend aussi compte que si on attend quelques années pour tomber sur un nombre rond, le doodle sera en ligne un dimanche et peu de gens auront l’occasion de le voir. »

Crédits : Google

Par ailleurs, la vidéo à 360° en réalité virtuelle mise en ligne le 3 mai dernier ne rendait pas seulement hommage au film À la conquête du pôle, mais aussi aux astuces narratives et techniques expérimentées par Georges Méliès dans des films comme Les Cartes vivantes, Un homme de têtes, La Sirène, Le Voyage dans la Lune, ou encore L’Homme-Orchestre. Dans ce dernier, le célèbre illusionniste, cinéaste et comédien se multipliait par sept en se filmant plusieurs fois sur la même bande de film.

La conceptrice du doodle, Hélène Leroux, a en outre voulu qu’il soit à l’image des univers faits main de Georges Méliès. Elle lui a donc donné un aspect peint. Il a ensuite fallu adapter ses dessins à la 3D. « Il s’agissait d’être le plus immersif possible mais sans oublier l’élément principal : l’histoire », précise l’illustratrice, qui travaille pour Google depuis deux ans. « L’histoire principale devant nous, très visible, puis des actions secondaires derrière, ainsi que des actions tertiaires tout autour, des petits loops d’animation et des surprises pour les gens plutôt explorateurs et curieux. »

Et si l’idéal était bien évidemment de regarder le doodle rendant hommage à Georges Méliès avec un casque de réalité virtuelle pour se promener dans la vidéo en tournant la tête, l’internaute pouvait également y naviguer à l’aide de sa souris. Ce qui aurait certainement réjoui le célèbre illusionniste. « Méliès était fasciné par les nouvelles technologies et il était constamment à la recherche de nouvelles inventions », souligne en effet le directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque française, Laurent Mannoni.

« J’imagine qu’il aurait adoré vivre à notre époque et connaître le cinéma immersif, les effets numériques et les autres images spectaculaires qu’il est maintenant possible de créer », poursuit-il. « Il ne fait pour moi aucun doute qu’il aurait été flatté de se retrouver sous les projecteurs avec (…) le tout premier doodle vidéo à 360° en réalité virtuelle, diffusé à travers le monde grâce à un nouveau médium aux pouvoirs magiques infinis. » Mais le tout premier doodle de Google ne laissait en rien présager ces pouvoirs magiques.

Le festival Burning Man

Le tout premier doodle de Google date de 1998, vingt ans déjà. En effet, cette année-là, les fondateurs de la firme de Mountain View, Larry Page et Sergueï Brin, modifient leur logo pour signifier leur participation au festival Burning Man, événement artistique mondialement connu se tenant dans le désert de Black Rock au Nevada. « Ils avaient placé le dessin d’un bonhomme stylisé derrière le deuxième “o” de “Google” », précise la firme. « Le logo modifié était une manière humoristique de faire savoir aux utilisateurs de Google que les fondateurs étaient “absents du bureau”. »

« L’idée de décorer le logo pour commémorer des événements importants était née. » Lorsque Dennis Hwang, étudiant en arts et en sciences de l’informatique à l’université Stanford, commence un stage à Mountain View, en 2000, Google produit déjà des doodles de manière régulière. « Et même si j’avais été recruté pour faire quelque chose qui n’avait rien à voir avec la conception de logo », raconte-t-il, « j’ai fini par tomber dans mon premier doodle » : un doodle célébrant la prise de la Bastille du 14 juillet 1789 avec des feux d’artifice aux couleurs de la France.

Dennis Hwang le trouve « ennuyeux », mais les utilisateurs de Google ne partagent pas son avis et le webmaster stagiaire est « nommé responsable des doodles »Pendant des années, il les réalise seul. On peut le voir en dessiner un dans une vidéo postée sur YouTube en 2008. Puis, la demande augmentant, Google finit par constituer une véritable équipe d’ingénieurs et d’illustrateurs dédiée – les fameux « doodlers ». « Pour eux, c’est devenu un effort de groupe pour animer la page d’accueil Google et faire sourire ses utilisateurs à travers le monde », insiste la firme.

Dennis Hwang est aujourd’hui directeur artistique chez Niantic, une entreprise de jeu vidéo lancée comme start-up au sein de Google qui a acquis son indépendance en 2015. Quant aux doodles, ils célèbrent des événements et des personnalités toujours plus variés : « Au départ, les doodles marquaient surtout les fêtes les plus populaires. Aujourd’hui, ils soulignent de nombreux événements et anniversaires, qu’il s’agisse de l’anniversaire de John James Audubon ou de l’Ice Cream Sundae. »

Mais qui décide de ces événements et de ces anniversaires ? « L’équipe se réunit régulièrement pour décider des événements à commémorer par un doodle », explique Google. Les idées viennent de nombreuses sources, notamment des employés et des utilisateurs du moteur de recherche, qui peuvent envoyer leurs propositions par e-mail à proposals@google.com. La firme de Mountain View dit néanmoins chercher uniquement « à célébrer des événements et des anniversaires intéressants qui reflètent la personnalité de la société Google et son goût pour l’innovation ».

Elle est d’ailleurs la seule à pouvoir le faire avec des doodles. Les autres moteurs de recherche, tels que Yahoo!, n’en ont pas le droit depuis que Google est parvenu à breveter le concept en 2011. Et on les imagine de toute manière assez mal le reprendre, tant il est devenu une signature de la firme de Mountain View. Au total, celle-ci aurait réalisé pas moins de 2 000 doodles. Ils peuvent tous être consultés dans ses archives, du petit bonhomme du festival Burning Man de 1998 à la vidéo à 360° en réalité virtuelle de 2018. Mais certains ont davantage marqué les esprits que d’autres.

Le premier doodle Burning Man, en 1998

Les couleurs de l’arc-en-ciel

Hélène Leroux a été « particulièrement marquée par le doodle consacré à Pac Man », qui a été mis en ligne en 2010, à l’occasion du 30e anniversaire du célèbre jeu vidéo. Et elle n’a pas été la seule. C’était la première fois qu’un doodle prenait lui-même la forme d’un jeu vidéo : on pouvait y jouer à deux, et il a été calculé qu’il a fait perdre 5 millions d’heures de temps de travail aux internautes, coûtant ainsi 120 millions de dollars à l’économie. Mais Hélène Leroux a également été marquée par le doodle commémorant le 180e anniversaire de la naissance de John Venn.

Ce mathématicien et logicien britannique est connu pour l’invention d’un diagramme qui permet de répertorier des objets appartenant à une même catégorie. Ce dernier est utilisé dans plusieurs domaines : théories des ensembles, probabilités et statistiques, informatique. Et le doodle mis en ligne le 4 août 2014 permettait aux internautes de tester son efficacité de manière ludique. « J’ai toujours trouvé que c’était une manière parfaite pour représenter l’esprit créatif et combiner des idées différentes », précise Hélène Leroux.

En tant que « doodler » française, elle est « naturellement ravie de travailler sur des doodles représentant la culture française, tels que les Shadoks ou l’invention du camembert, et bien sûr Georges Méliès ». « Mais ce qui est formidable avec les doodles », dit-elle, « c’est également l’ouverture de notre culture sur le monde, la découverte de sujets extraordinaires, que ce soit dans le milieu scientifique, historique, ou artistique. » Une ouverture sur le monde qui n’a pourtant pas toujours été du goût de tous les Américains.

Le 50e anniversaire de Spoutnik

« La firme de Mountain View, en Californie, baigne son logo d’étoiles et de rayures chaque Jour de l’Indépendance, mais sa décision de la semaine dernière d’honorer le 50e anniversaire du lancement de Spoutnik – le deuxième “g” de Google a été remplacé par un dessin du satellite soviétique – est dynamité par certains conservateurs », rapportait en effet le Los Angeles Times le 9 octobre 2007, précisant que ces mêmes conservateurs reprochaient également à la firme de Mountain View de ne pas modifier son logo en l’honneur de la Journée des anciens combattants.

« Les logos spéciaux de Google ont tendance à être enjoués et souvent de nature scientifique », justifiait alors sa porte-parole Sunny Gettinger, qui est maintenant membre du Parti démocrate. « Nous ne croyons pas pouvoir transmettre le ton sombre approprié à travers ce moyen pour marquer des événements comme la Journée des anciens combattants. » Et c’est avec des couleurs, celles de l’arc-en-ciel, que Google a réalisé l’un des doodles les plus politiques de son histoire quelques années plus tard, lors des Jeux olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi.

Ce doodle répondait clairement aux lois et aux propos homophobes du gouvernement russe avec un extrait de la Charte olympique stipulant notamment que « chaque individu doit avoir la possibilité de faire du sport sans discrimination d’aucune sorte ». « [Il] a été énormément commenté à travers le monde, il a aussi été très apprécié à l’intérieur de l’entreprise », se souvient Sophie Diao. « Les homosexuels employés chez Google se sont sentis aimés par la société pour laquelle ils travaillent. »

On avait une nouvelle raison de croire qu’un simple dessin pouvait rendre le monde un tout petit peu meilleur.


Couverture : Doodle en hommage au mouvement éco-féministe indien Chipko.