Et là, c’est le drame
« Et là, c’est le drame. » Régulièrement utilisée dans l’émission La Nuit des héros, qui fut diffusée sur Antenne 2 entre 1991 et 1992, cette petite phrase est entrée dans notre imaginaire commun en même temps que le journal télévisé parodique du Groland. En la prononçant gravement, et en marquant une pause exagérée entre l’instant présent et le prétendu drame à venir, on est censé caricaturer la voix des journalistes de télévision. D’où le titre du documentaire de la webradio Arte Radio, qui raconte comment l’une de ces journalistes, Victoire Tuaillon, est parvenue à acquérir cette fameuse voix.
« Un soir j’en ai eu marre », raconte-t-elle. « J’avais fait un reportage qui me tenait vraiment à cœur, alors dans la cabine de mixage, j’ai pensé à Vincent Maronnier de Groland, j’ai baissé ma voix de trois octaves, et là de l’autre côté de la vitre j’ai vu mon chef me faire des grands signes, tout content. Ce soir-là, j’ai même reçu des textos de félicitations : “Bravo ! Tu vois, tu l’as enfin trouvée ta voix.” J’étais contente, bien sûr, mais enfin, “trouver ma voix”, moi, ça m’a toujours fait penser à ça : “Lao-Tseu a dit il faut trouver la voie.” »
« Dès l’école de journalisme, les conseils que l’on m’a donnés pour correspondre aux attentes des chaînes ont été des plus abstraits, des plus nébuleux », témoigne pour sa part Chloé Rouveyrolles, une journaliste indépendante qui a notamment travaillé pour France 24, BFM et Arte depuis le Moyen-Orient. « C’étaient des choses du style “Pose ta voix”, “Imagine que tu racontes une histoire”. » Comme Victoire Tuaillon, elle a « mis des années » à acquérir une « voix de télévision ». Pour d’autres, « cette voix vient naturellement, dès le début ». « Peut-être à force de regarder la télé, par un effet de mimétisme », confie Léa Bénet, journaliste au sein de la rédaction de La Quotidienne sur France 5.
Mais pour le phoniatre Yves Ormezzano, il s’agit moins de voix que de parole. « On a tendance à confondre les deux », remarque-t-il. « La voix est en fait du son, qui peut être grave ou aigu, ses variations, fort ou faible. La parole consiste en une organisation, une version sonore du langage. Et il est vrai que les journalistes de télévision parlent tous plus ou moins de la même manière. » C’est-à-dire, de l’aveu même des principaux.les intéressé.e.s, d’une manière parfois trop « mécanique » et « artificielle », « saccadée » et « théâtrale », « télégraphique » et « sentencieuse ». Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Et là, surprise
Pour s’en convaincre, il suffit de plonger dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina). Si le premier journal télévisé date de 1949, il faut attendre 1954 pour voir apparaître un présentateur. Son langage est élégant, son vocabulaire riche, le rythme posé. Les informations cinématographiques de l’époque adoptent quant à elle « la même trompette emphatique et radieuse » que les publicités. Bien des présentateurs font pareillement vibrer leurs cordes vocales, sur ce ton hérité de la déclamation théâtrale du XIXe siècle. La voix est tirée à quatre épingle, les sourires figés de sorte que cette véritable déclamation manque de naturel.
Dans les années 1960, sous l’influence de la chroniqueuse politique de l’ORTF Jacqueline Baudrier, le rythme accélère. Il ralentit au fil de la ponctuation, suivant globalement les codes de l’écrit, là où les hommes et les femmes de télévision modernes s’arrêtent plutôt aux respirations. En 1969, Yves Mourousi remplace le très cérémoniel « Madame, Mademoiselle, Monsieur » par un retentissant « Bonjour ! » au 13 Heures de TF1. Un langage plus populaire se fait une place dans la décennie suivante.
Cependant, le timbre des journalistes de télévision reste généralement mélodieux. C’est seulement dans les années 1980 que leur ton devient plus grave, et leur débit plus saccadé. Et c’est à la fin de cette décennie que la chaîne M6 diffuse pour la première fois l’émission qui aujourd’hui encore donne le la à tous les journalistes de télévision, à en croire Yves Ormezzano : Capital. « On ne peut expliquer cette évolution que dans la mesure où on peut expliquer le passage d’une mode vestimentaire à une autre, c’est-à-dire difficilement », affirme le phoniatre. « Car la manière de parler est comme la manière de s’habiller ; soumise à des effets de mode quelque peu irrationnels. »
Mais pourquoi se conformer à une mode que l’on trouve soi-même parfois un peu ridicule ? Parce que, comme le souligne Victoire Tuaillon dans son documentaire, « pas de bonne voix, pas de contrat », et que par « bonne voix », elle entend bien évidemment « voix standardisée ». Pour les jeunes journalistes, qu’ils sortent ou non d’une école de journalisme, trouver sa place dans un univers aussi concurrentiel relève souvent de l’exploit. « Dans ces conditions, tu n’as pas trop envie de jouer les originaux », explique Léa Bénet.
« Même une fois que tu es en poste, il est difficile de proposer une autre manière de parler », poursuit-elle. « D’abord par facilité d’écriture, il faut bien l’avouer. Mais le fait de rester dans la norme est aussi une exigence qui vient d’en haut. Parce qu’il faut accrocher le spectateur et le tenir jusqu’au bout, quitte à créer parfois un suspense artificiel avec ton intonation, des fausses interrogations et des formules du type : “Et là, surprise…” Et puis, je dois reconnaître que j’aime bien prendre ma voix de journaliste. D’un côté, c’est amusant, tu deviens un personnage. Et de l’autre, c’est rassurant, un peu comme la blouse blanche du médecin. »
La normalisation
Chloé Rouveyrolles, elle, préfère ne plus penser à sa voix et se concentrer uniquement sur ce qu’elle raconte au spectateur. Et en travaillant pour plusieurs chaînes de télévision, elle a réalisé que la voix des journalistes n’était « pas si standardisée que ça ». « Certes, c’est une voix théâtralisée, mais chaque chaîne, chaque journal, chaque émission a sa propre théâtralité », affirme-t-elle. « Pour moi, le vrai problème c’est l’absence d’accents. À la télévision, et même à la radio, où il y a pourtant plus de liberté, tout le monde a l’accent parisien. Il m’est déjà arrivé d’entendre des rédacteurs en chef demander à des journalistes de gommer leur accent du sud, ou leur accent du nord, même s’ils l’ont fait en marchant sur des œufs. »
« La vérité, c’est que je n’ai jamais vu arriver un jeune journaliste avec un accent à couper au couteau », affirme pour sa part Pascal Doucet-Bon, ex-rédacteur en chef du 20 Heures de France 2, dans le documentaire de Victoire Tuaillon. Selon lui, « la normalisation se fait avant » : dans les écoles de journalisme, qui se sont pourtant toujours défendues de « formater » leurs élèves. « Je n’ai jamais demandé à un intervenant de faire en sorte que la voix des élèves à la fin d’une formation sonne comme ci ou comme cela », assurait par exemple en 2013 Eric Schings, responsable de la spécialité « Télévision » du Centre universitaire d’enseignement du journalisme. « Nous n’avons du reste pas le pouvoir de formater des étudiants, on ne les a pas entre les mains suffisamment longtemps ! »
« La promesse que nous faisons à nos étudiants, c’est de les insérer dans la profession. »
« On leur explique au contraire qu’il faut sortir du lot, avoir une voix identifiable », renchérissait alors son homologue au Centre de formation des journalistes. « La variété des accents, c’est la richesse de la langue, pas question de discriminer », assure le directeur de l’École supérieure de journalisme, Pierre Savary. « Mais la promesse que nous faisons à nos étudiants, c’est de les insérer dans la profession. Et je sais que ça va être beaucoup plus compliqué pour ceux qui ont un accent trop prononcé. »
« Si vous êtes en train de me demander si un journaliste, par exemple perpignanais, mais vraiment le Perpignanais avec l’accent à couper au couteau, s’il arrive à la télévision, ben non, je vais pas le prendre », reconnaît en effet Pascal Doucet-Bon. « Et je vais vous dire : même je défendrais l’idée de pas le prendre parce qu’on ne comprend pas ce qu’il raconte. » Un avis que ne partage pas Chloé Rouveyrolles : « Quand un Parisien écoute la radio France Bleu en province, les accents ne lui posent pas de problèmes de compréhension à ce que je sache ! » Affaire à suivre.
Couverture : Un plateau de journal télé à Nancy en 1971. (INA)