À en croire une étude publiée en 2017 par l’institut Kantar Worldpanel, les Français consacrent moins de temps aux repas, davantage aux apéritifs. Et contrairement aux Égyptiens de l’Antiquité, qui accompagnaient leur bière de dattes et de petits oignons, ou encore aux Romains, qui agrémentaient leur vin de miel et de noisettes, nous avons tendance à en profiter pour dévorer des chips et des biscuits salés.
Les ventes de ces produits ont progressé de 6 % sur un an. Et pour à peu près un quart d’entre eux, ils affichent des saveurs aussi variées que poulet rôti, barbecue, cheeseburger, bolognaise et échalotes. Qui peut bien se cacher derrière ces arômes, les fantômes des Monster Munch et les formes incurvées des Curly ?
Joe Spud Murphy
Irlande, 1954. Joseph Murphy, alias Joe « Spud » Murphy, a beau être un grand mangeur de chips, il les trouve pour le moins insipides. Car les chips de cette époque ne sont même pas salées, mais vendues avec un petit sachet de sel qu’il faut ensuite saupoudrer dessus. Il décide donc de prendre les choses en main, et de créer sa propre entreprise de fabrication de chips.
Ce n’est pas la première fois que Joe Spud Murphy tente d’exploiter une faille du marché irlandais. Ce trentenaire dublinois, qui a commencé à travailler à l’âge de 16 ans comme vendeur de cigarettes, a déjà fait ses preuves dans l’import de sodas et de stylos-bille. Il a même loué un bureau sur l’une des artères les plus chics de la capitale irlandaise, Grafton Street. Mais il attend toujours de faire fortune.
Baptisée Tayto en hommage à la prononciation enfantine du mot « potato » de son fils aîné Joseph, son entreprise de fabrication de chips se résume à une camionnette sur O’Rahilly’s Parade. Sa femme, Bernadette, aide les quelques employés à éplucher et à couper les pommes de terres, qui sont ensuite cuites dans l’une des deux friteuses.
Parmi ces employés se trouve Seamus Burke. C’est lui qui est chargé de mettre au point les toutes premières chips aromatisées de l’Histoire. Sur une simple table de cuisine. Après de multiples expérimentations naissent les chips au goût fromage et oignon. Puis les chips au goût sel et vinaigre. Une révolution.
Reste alors à les mettre sur le marché. Joe Spud Murphy s’adresse pour cela à la puissante famille Findlater, qui possède 21 épiceries en Irlande. Et qui accepte de proposer ces chips révolutionnaires, non seulement dans ses propres magasins, mais aussi dans d’autres points de vente, à travers son armée de représentants de commerce.
Les chips aromatisées de Joe Spud Murphy sont un grand succès. Elles font de lui un millionnaire régulièrement présenté par le Premier ministre irlandais comme l’incarnation de l’esprit d’entreprise de son pays. Il conduit désormais une Rolls-Royce et se montre si généreux en pourboires que les portiers des hôtels de Dublin et de Londres se disputent le privilège de garer sa voiture.
Les Monster Munch
Les concurrents de Joe Spud Murphy, eux, se disputent le privilège de connaître le secret de ses chips aromatisées. Et finissent par créer les leurs. Aux États-Unis, les premières chips aromatisées sont les chips au goût crème fraîche et oignon et les chips au goût barbecue, qui figurent aujourd’hui encore parmi les chips aromatisées les plus populaires.
En France, les premières chips aromatisées seraient apparues grâce à une entreprise familiale basée dans le Morbihan, Altho, en 1995. À l’époque, son usine compte 16 employés pour une production annuelle de 800 tonnes de chips. Aujourd’hui, elle compte 240 employés pour une production annuelle de 20 000 tonnes de chips. Soit près d’une chips sur trois consommées dans le pays.
Mais l’année 1995 est surtout l’année de l’arrivée des Monster Munch, les célèbres biscuits salés en forme de petits fantômes souriants. Créés par la Smiths Snackfood Company à la fin des années 1970, ils ont d’abord pris la forme, au Royaume-Uni, de petits monstres se succédant chacun leur tour sur le devant des paquets.
Le but était bien évidemment de séduire les enfants. La commercialisation des Monster Munch a d’ailleurs été accompagnée par la création d’un « Monster Munch Club », dont les membres recevaient un colis comprenant une carte d’adhérent, un stylo, plusieurs livres et une cassette audio.
Avec les Curly, tout aussi célèbres biscuits salés en forme de bouclettes, les Monster Munch sont en France les figures de proue du groupe Intersnack, numéro deux du marché mondial des biscuits salés, juste derrière PepsiCo. Comme les chips, ils se déclinent en plusieurs saveurs : jambon et fromage, ketchup, barbecue, ou encore pizza. Comment ces dernières sont-elles inventées et fabriquées ?
La plupart du temps, les fabricants de chips et de biscuits salés se tournent vers des entreprises telles que CCD Innovations pour connaître les dernières tendances culinaires, qui émergent dans les restaurants et les cafés branchés. Puis ils se tournent vers des aromaticiens pour en reproduire les saveurs.
Ces derniers sont peu nombreux – environ 500 dans le monde. Ils forment ainsi une sorte de grande famille unie par de multiples conférences, telles que celles organisées par la Society of Flavor Chemists. Mais ils gardent précieusement le secret de leurs recettes, qui sont élaborées à partir de 3 000 composés aromatiques naturels et chimiques.
L’autoroute des arômes
Si les aromaticiens bénéficient d’un nez hors du commun, ce nez ne suffit pas, loin de là. « C’est l’une des dernières professions avec un système d’apprentis très long », témoigne en effet l’aromaticienne Deborah Osborne. « On est apprenti pendant cinq à sept ans, puis on est aromaticien junior pendant dix autres années, et il faut de 15 à 20 ans pour devenir aromaticien senior. »
Comme beaucoup d’entreprises aromatiques, son employeur, Flavor Dynamics, a élu domicile dans le centre du New Jersey, un quartier surnommé « l’autoroute des arômes ». Mais la plus grande entreprise aromatique du monde, Givaudan, est suisse, et son siège se trouve dans la ville de Vernier.
En 2010, le directeur de sa branche française, Jean-Luc Vaugrante, expliquait comment donner le goût d’un cheeseburger à une chips ou à un biscuit : « Pour ces goûts de produits complexes, on regarde ce qui se passe à “l’état traditionnel”, c’est-à-dire dans la cuisine. Le goût de cheeseburger que l’on peut donner à des chips est la combinaison d’un goût de viande de bœuf grillée, de fromage et de sauce. »
« On prend les protéines animales de la viande, les sucres de l’oignon et on recrée la cuisson dans un four. On reproduit les substances aromatisantes. On fait la même chose avec de la poudre de fromage, avec la sauce. Puis on mélange ces saveurs… Et on obtient un goût de synthèse à appliquer sur tous les produits. »
Il est en effet possible de créer un yaourt au goût cheeseburger. Mais est-ce vraiment souhaitable ? « On ne peut pas jouer aux apprentis sorciers ! » prévenait Jean-Luc Vaugrante. « On ne peut pas innover à partir d’une rupture dans l’alimentaire. Il faut poser les goûts sur des aliments proches du produit d’origine. »
Il n’a visiblement pas été entendu. La même année, la marque de chips britannique Walkers invitait le public à créer une nouvelle saveur avec son concours « Do us a flavor » – « Faites-nous une saveur ». Il a reçu 1,2 million de propositions, certaines des plus farfelues. Et des moins appétissantes. Un participant suggérait par exemple créer des chips au goût cérumen.
Personne n’a encore osé le prendre au mot. Ce qui n’a pas empêché par le passé certains créateurs de mettre sur le marché des saveurs aussi déstabilisantes que bouillabaisse, carbonara, foie gras, caramel au beurre salée, cappuccino, méchoui, ou encore kebab. Faites-nous une faveur, arrêtez ça.
Couverture : Un spécimen de Dorito. (DR/Ulyces.co)