Saturation
Une bûche se consume dans la cheminée en brique du salon. Sur le parquet de cette grande maison aux murs anthracites située au nord d’Hollywood, à Los Angeles, des vêtements sont entassés entre les boîtes de plats à emporter, un carton de pommade, des tubes de balles de tennis et un verre plein de monnaie. Quinze personnes habitent ici, mais vingt-cinq y séjournent depuis deux semaines. Vers midi, ce jour de novembre 2017, la plupart sont encore endormis. Seuls quelques jeunes hommes titubent, les yeux mi-clos, dans le désordre.
Un à un, les résidents descendent de l’étage et enjambent la pile de combinaisons orange qui traîne au sol pour rejoindre une arrière-cour maculée de peinture bleue. Quelques jours plus tôt, ils ressemblaient à des personnages d’avatar en costumes de prisonnier sur la scène du Camp Flog Gnaw festival. La panoplie leur colle à la peau depuis le clip de « Star », sorti en mai. Ces jours-ci, le groupe Brockhampton tourne une vidéo de plus de 20 minutes pour célébrer la sortie du dernier opus de leur trilogie, Saturation III, ce vendredi 15 décembre.
En janvier 2018, le « premier boys band d’Internet » va enchaîner les vols intérieurs pour son Love Your Parents Tour. Originaires des quatre coins des États-Unis, ses 14 membres se sont rencontrés à partir de 2009 sur un forum dédié à Kanye West. Aujourd’hui, à la vingtaine, ils comptent plus d’un million d’écoutes par mois sur Spotify et chacun de leurs clips en fait autant sur YouTube. Mais du haut de sa chambre où il est encore niché, le patron du collectif voit beaucoup plus loin. « Je pense que ce que nous faisons n’a encore jamais été fait, parce que d’un côté, nous sommes un boys band, et de l’autre, nous avons notre propre média », lançait sereinement Kevin Abstract dans un entretien avec The Fader. « Nous voulons aussi être un label de musique. Je n’ai jamais rien vu de pareil. »
À son arrivée à Los Angeles pour y emménager avec ses amis, en 2016, le Texan de 21 ans a accroché un poster de Tupac au mur. Mais quand on l’interroge sur ses goûts musicaux, il cite tout de suite un autre rappeur californien, Tyler, the Creator. Comme le collectif de ce dernier, Odd Future, Brockhampton s’est fait connaître par des clips à l’esthétique travaillée, mélangeant phases ésotériques et références pop. Son côté queer rappelle un autre de ses artistes, Frank Ocean. Kevin Abstract a beau être rangé dans la case « indie », il revendique une filiation avec One Direction et Justin Bieber dans une rencontre avec The Verge.
Leur succès est enviable. « Je serai très connu dans le futur », vante le jeune homme. Son beatmaker, Romil Hemnani dit vouloir faire de la musique « qui marche mais qui reste de l’art ». Cool mais efficace, à l’image de la marque Apple qui s’étale en lettre de couleurs sur le t-shirt turquoise de Kevin Abstract. L’ambition est de fonder un empire dans la musique, le cinéma, la distribution, les vêtements. Mais chaque chose en son temps.
Alors qu’il est occupé à tempérer ses propres ambitions, des cris de joie montent du jardin. Dans le courrier du jour, on trouve un prototype du boîtier de Saturation qui sera bientôt mis en vente. Le groupe s’agrège autour de l’objet comme une meute affamée ; puis assaille de compliments celui qui l’a conçu, le designer Sileshi. Il n’est pas rare que ces jeunes artistes se lancent des fleurs. Voyant le chanteur McLennon quitter la maison pour prendre un vol, direction son Connecticut natal, Romil Hemnani hurle soudain : « Salut, je t’aime ! »
Étonnante concorde, quand on sait que la bande doit pas mal au hasard.
Derrière la façade
Il a beau faire partie des plus jeunes, Kevin Abstract se comporte en grand frère. En dehors de la scène, avec des inconnus, il est moins à l’aise, presque introverti. Surtout quand il s’agit de parler de sa famille, la vraie. Né le 16 juillet 1996 à The Woodlands, au nord de la ville texane de Houston, Clifford Ian Williams y vit avec sa mère jusqu’à ses quatre ans. « Les gens pensent que je mens quand je dis ça, mais je ne sais pas trop quel métier elle faisait », élude-t-il. Après un court passage à Atlanta, le garçon revient au Texas à cinq ans, cette fois à Corpus Christi. Du CP à la quatrième, il vit dans « cette espèce de station balnéaire » dont les palmiers et l’océan se rappelleront plus tard à lui, en Californie.
Une fascination pour Will Smith naît en primaire. Dans un Texas très conservateur, le talent métissé de l’acteur crève l’écran. Ian s’identifie. Alors qu’il écoutait surtout jusqu’ici des artistes comme Nelly Furtado et Vanessa Carlton, il s’ouvre au hip-hop en voyant le « Fresh Prince » rapper. Son style s’inspire aussi des chanteurs pop « bizarres » du Texas comme Selena Gomez, Paula Deanda et Baby Bash. En CM1, l’élève emprunte le prénom de Kevin à un camarade qu’il admire et y adjoint le style qu’on lui attribut, « abstract », pour signer ses premiers textes.
« Qui veut créer un groupe ? » Attiré par le morceau « Love Lockdown » sur KanyeToThe, un forum de fans de Kanye West, le jeune homme y lance cette phrase anodine en 2009 à l’âge de 13 ans. Commence alors une correspondance avec quelques inconnus qui vivent à des milliers de kilomètres de chez lui. Ballotté entre la Géorgie où vit sa sœur et le Texas, Kevin passe finalement ses années de lycée dans la « banlieue ennuyeuse » de The Woodlands. Là, il rencontre quatre des membres futurs de Blockhampton : Matt Champion, Meryl Wood, « Joba » et Ameer Vann,
Originaire de Third Ward, un quartier populaire de Houston, ce dernier a grandi entouré de rappeurs. Mais il n’a jamais pensé le devenir lui-même jusqu’à ce que l’algorithme d’un ordinateur mette Kevin Abstract dans sa classe. Avec ses amis d’Internet, le quintet fonde Alive Since Forever, un collectif dont la trentaine de membres vit entre la Floride et le Connecticut. « À peu près tout ce que nous faisions passait par un écran », explique Ameer. « Ce n’était pas un truc dans la vraie vie », abonde Kevin. « Nous ne nous voyions pas souvent. »
Dans la vraie vie, justement, le chanteur est inconfortable. Il s’aperçoit cependant ne pas être le seul puisque, raconte-t-il, « il y a beaucoup de souffrance derrière les belles façades » texanes. En ligne, ce n’est guère différent : « La plupart des gosses se créent des personnages, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose. C’est assez cool. Mais j’aime quand les gens sont honnêtes et directs. » Il faut du temps pour que le rappeur s’avoue à lui-même qu’il aime les garçons. Lorsque ses parents, « très religieux, mormons », en sont à leur tour avisés, ils le prennent mal. À 17 ans, le fils quitte le domicile pour s’installer avec ses potes dans une autre ville texane, San Marcos, en 2015.
Tisser sa toile
Sur la table du salon de la nouvelle maison du groupe, à Hollywood, traînent les DVD de The Big Lebowski et de Me, Earl and the Dying Girl. Kevin Abstract n’a rien perdu de sa passion pour le cinéma, lui qui, en novembre 2013, déclarait être obsédé par la couleur des films de Wes Anderson. « Alive Since Forever va dominer l’industrie dans les cinq ans à venir », assurait-il aussi à XXL Magazine. Le groupe commence alors à peine à se faire connaître en publiant une profusion de vidéos, dont la plupart ont aujourd’hui été retirées. « Ça sonnait mauvais », s’avoue le leader du boys band. On peut toutefois encore trouver trace son premier album, Beyond Our Dreams, enregistré en 2010.
Le deuxième, plus sérieux, vaut à Kevin Abstract des chroniques sur de grands médias spécialisés comme Billboard, Complex ou Spin. Sorti en juillet 2014, il est le fruit d’une collaboration avec le beatmaker du Connecticut Romil Hemnani. Ce dernier « a compris tout ce que j’avais en tête », se souvient le rappeur. Parti pour imiter Justin Timberlake, il finit par alterner entre des phases lancinantes et des envolées plus aériennes sur l’un des singles, « Drugs ».
Kevin aime trop les « trucs bizarres » pour faire du R’n’B classique. À l’instar du photographe du groupe, Ashlan Grey, son inspiration vient de ce qu’il trouve « par hasard en ligne ». Aussi reproduit-il la navigation sur la toile d’un jeune étudiant mise en abyme dans le court-métrage Noah pour son premier clip. C’est lui qui lance l’album. Dans la foulée, une campagne sur Kickstarter est lancée pour financer la vidéo d’une autre morceau, « Hell/Heroina ». Quelque 3 000 dollars tombent avec l’aide du photographe d’Atlanta Tyler Mitchell.
Noah donne aussi au chanteur l’idée de s’enregistrer en direct, le 1er novembre 2014, pour son petit groupe de fans, tout en lui permettant de voir ce qu’il fait sur son ordinateur. Les internautes vont jusqu’à regarder un film avec lui. Il n’a pas encore d’argent mais une audience et un groupe de potes avec qui travailler. « Beaucoup de ces gens sont arrivés dans ma vie au moment où j’en avais besoin, c’est comme ma famille », confie-t-il.
Une fois installé à San Marcos, Brockhampton remporte le premier concours organisé par le site Vfiles, gagnant un financement qui servira à réaliser le clip du morceau « Dirt » et le droit d’être distribué par le label indépendant de Brooklyn Fool’s Gold Records. La voie est ouverte pour leur première mixtape, All-American Trash, laquelle sort en 2016. De son côté, Kevin Abstract est repéré par le groupe de rock californien The Neighbourhood dont il fait les premières parties. Cela lui offre une exposition médiatique inespérée. Mais ce n’est rien à côté de ce qui se prépare. Flairant le bon coup, Viceland, la chaîne de VICE, décide de consacrer une mini-série au « boys band ». Elle sortira en juin 2017.
Sur les images, on voit le rappeur Dom McLennon expliquer, depuis Los Angeles où le crew a déménagé, que les fans de Brockhampton ont pour beaucoup entre 13 et 19 ans. « Personne ne nous appelait boys band avons que nous le faisions », fait-il aussi remarquer. « Qui sait, peut être que dans 15 ou 20 ans des boys bands participeront à des open mics. Pour moi, ce serait le truc le plus cool au monde. » Ameer Vann renchérit : « Nous faisons de la pop, pourquoi est-ce si bizarre que nous soyons un boys band ? »
Pourtant, Brockhampton se distingue des équipes savamment vendues par des maisons de disque dans les années 1990. Presque tout est ici fait en interne. À les entendre, il n’y a rien que l’industrie de la musique pourrait mieux faire. Arrivera peut-être un jour où Kevin Abstract quittera une deuxième fois sa famille, adoptive celle-là. « J’ai toujours voulu faire quelque chose de plus grand que moi », confesse-t-il. Le 1er décembre, pour promouvoir Saturation III, Brockhampton a publié une image sur Twitter révélant que ce serait son « dernier album studio ». L’avant-veille de la sortie, le 13 décembre, Abstract rectifiait à la radio : « Tout le monde sait que ce n’est pas vraiment notre dernier album. » Les combinaisons orange vont resservir.
Couverture : Brockhampton par leur photographe Ashlan Grey.