Le véganisme, qui consiste à bannir de son alimentation tout produit d’origine animale – la viande, le poisson, les crustacés, mais aussi le lait, les œufs ou le miel –, fait de plus en plus d’adeptes en France. C’est du moins ce que laisse penser la multiplication des blogs et des livres de cuisine qui y sont consacrés, tels que Ma Petite boucherie vegan de Sébastien Kardinal. Ou encore l’apparition de commerces de bouche et de restaurants vegan dans les rues de Paris. L’un d’eux, Loving Hut, se démarque particulièrement de la concurrence. Et pour cause : il est le maillon d’une chaîne internationale qui compte près de 200 établissements dans le monde, et qui est opérée par les membres d’un groupe considéré par beaucoup comme sectaire.
Loving Hut
Loving Hut se trouve au numéro 92 du boulevard Beaumarchais, qui relie la place de la Bastille au boulevard des Filles-Du-Calvaire. C’est-à-dire au cœur du Paris tant décrié des « bobos » et des « hipsters ». Mais aussi à quelques pas seulement de la place de la République, où se sont tenues les assemblées citoyennes de « Nuit debout » au printemps 2016, et où les militants de la cause animale se réunissent régulièrement. Or, c’est bel et bien « la question de la souffrance animale » qui a poussé Jérôme à se convertir au végétarisme, puis au véganisme, « il y a un an et demi environ ». Et donc à pousser la porte de Loving Hut en ce vendredi soir de novembre 2017.
Cet homme au visage rond et souriant couronné d’une épaisse chevelure grise était « par hasard de passage dans le quartier ». Ne sachant où dîner, il s’est connecté au site Happy Cow, qui recense les restaurants végétariens et vegan tels que Loving Hut. Peu de temps après lui arrive une grande dame blonde qui est, elle, visiblement une habituée des lieux. « Bonsoir, comment allez-vous ? » lui lance leur propriétaire, Hugues. Celui-ci a progressivement supprimé tous les produits d’origine animale de son alimentation « par conviction politique ». Un léger accent trahit sa terre d’origine : le Québec, où, dit-il, « le véganisme est bien plus développé qu’en France ». La dame blonde commande une soupe. De mon côté, j’ai opté pour un cheeseburger – un classique pour tout « carnivore » qui se respecte. J’étais curieuse de savoir ce qui faisait office de viande. Un simple coup d’œil à la carte, qui est plutôt fournie, m’a renseignée. Il s’agissait d’une mixture de protéines végétales – du soja et des céréales. Quant au « fromage », il avait été fabriqué en Suisse à partir d’une purée d’oléagineux, de superaliments et d’arômes naturels de plantes… J’étais encore plus curieuse de voir à quoi un cheeseburger vegan pouvait bien ressembler.
Eh bien, cela ressemble à un cheeseburger normal. Et cela suscite les mêmes interrogations existentielles : « Comment est-ce que je vais faire pour manger ça ? Devrais-je utiliser le couteau et la fourchette ? Ou bien puis-je simplement croquer dedans, quitte à en mettre partout ? » Mais une interrogation d’un autre autre ordre les a supplantées, et j’ai fini par mordre férocement dans mon tout premier cheeseburger vegan. « Alors ? » m’a demandé Hugues, après que je lui ai avoué la sombre vérité sur mon régime alimentaire habituel. « Ça vous a plu ? » « Ce n’est pas aussi bon qu’un vrai cheeseburger », ai-je balbutié, embarrassée. « Mais je dois reconnaître que ce n’est pas mauvais du tout », me suis-je ensuite dépêchée d’ajouter. Sans avoir à mentir par politesse.
« Ça va peut-être vous donner envie d’essayer d’autres plats vegan », espère Hugues. Sur le comptoir derrière lequel il se tient quand il n’est pas en train de servir ses clients, on trouve des prospectus de L214, association de protection animale connue pour ses films chocs tournés dans des abattoirs, différentes informations sur le véganisme, et un fascicule à l’effigie de Ching Hai. Cette Vietnamienne de 67 ans est à l’origine de la chaîne de restaurants Loving Hut, mais elle est aussi à la tête d’un groupe qui la considère comme un « Bouddha vivant » et lui donne le titre de « Maître Suprême ». Elle enseigne une méthode de méditation appelée « Méthode Quan Yin » et prône un mode de vie qui repose sur cinq préceptes : ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas boire d’alcool ni prendre de drogues, ne pas « se livrer à la débauche ».
Maître Suprême
« Maître Suprême Ching Hai est une enseignante spirituelle, une artiste et une humaniste de renommée mondiale dont son aide bienveillante pour les autres s’étend au-delà des frontières culturelles », affirme le fascicule. « Née dans le centre de l’Au Lac (Vietnam), Maître Suprême Ching Hai a étudié et travaillé en Europe pour la Croix-Rouge », poursuit-il. « Elle a bien vite compris que la souffrance existait dans tous les coins de la planète et son profond désir de trouver un remède devint le but principal dans sa vie. À cette époque, elle vivait un ménage heureux avec son mari, un médecin allemand. Bien que la décision fût difficile, à prendre pour tous les deux, son mari accepta qu’ils se séparent. Alors elle se lança dans un voyage à la recherche de l’illumination spirituelle. » Et elle fonda l’Association internationale du Maître Suprême Ching Hai afin de transmettre les savoirs qu’elle aurait reçu dans l’Himalaya. « Le Maître Suprême Ching Hai initie à la Méthode Quan Yin les gens qui ont le désir sincère de connaître la Vérité », peut-on lire sur le site québécois de cette association. « Les caractères chinois Quan Yin signifient “contemplation de la vibration sonore”.
La méthode comprend les méditations sur la Lumière intérieure et le Son intérieur. » Le nombre de ses adeptes varie de 20 000 à 500 000 selon les sources. Comme le souligne la politologue britannique Patricia Thornton, de l’université d’Oxford, l’Association internationale du Maître Suprême Ching Hai peut être considérée comme une « cybersecte » dans la mesure où elle s’appuie sur Internet pour se promouvoir, et donc se financer et recruter. « Les séminaires et les sermons peuvent être téléchargés en chinois en format MP3, visionnés en ligne ou même téléchargés en podcast », précise son confrère américain Kevin O’Brien, professeur de sciences politiques à l’UC Berkeley, dans son ouvrage Popular Protest in China.
C’est en 2009 que Maître Suprême Ching Hai fonde la chaîne Loving Hut. « Elle veille à ce que chaque restaurant applique sa philosophie », indique l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi). « Il ne s’agit pas d’une franchise, les propriétaires n’ont pas de revenus à reverser au groupe. Mais pour ouvrir sous l’étiquette Loving Hut, ils doivent adopter les normes visuelles imposées par le “maître” et acheter certaines fournitures — notamment de la nourriture fabriquée à Taïwan », ajoute-t-elle. « L’objectif de Loving Hut n’est pas seulement de nourrir le corps avec des plats — de préférence bio — d’où est exclu tout ingrédient d’origine animal, mais aussi de nourrir l’esprit et de véhiculer un message promouvant le respect de la vie sous toutes ses formes et la sauvegarde de la planète. »
Le Maître Suprême Ching Hai estime en effet que les deux tiers de la population mondiale doivent adopter le véganisme pour prévenir les effets catastrophiques du changement climatique. « Adopter une alimentation 100 % végétale est l’action la plus efficace que chacun pourrait entreprendre pour enrayer le réchauffement climatique, réduire la pollution de l’air et de l’eau, et sauver d’innombrables espèces de l’extinction », peut-on lire sur le site de Loving Hut. « Selon le Dr David Brubaker, chercheur au Centre pour un Futur Vivable de l’université John Hopkin : “Les élevages d’animaux – pour notre alimentation – menacent la planète. Ils polluent notre environnement tout en consommant de gigantesques quantités d’eau, de céréales, de pétrole, de pesticides et de médicaments. Les résultats sont désastreux.” » Le Maître Suprême Ching Hai possède par ailleurs une chaîne de télévision, Supreme Master TV, qui diffuse ses discours et des programmes sur l’écologie ou le véganisme 24 heures sur 24. Cette chaîne est retransmise dans tous les restaurants Loving Hut. Celui du boulevard Beaumarchais ne fait pas exception. Hugues est lui-même un adepte de la « Méthode Quan Yin ». « Cela me fait beaucoup de bien », assure-t-il d’un air serein.
Celestia De Lamour
Le parcours de Maître Suprême Ching Hai « n’est cependant pas exempt de questions » selon l’Unadfi. « Ainsi en 1994, la promesse d’envoyer 200 000 dollars après les incendies de Californie ne fut jamais honorée. En 1996, elle réunit 800 000 dollars de dons auprès de ses adeptes pour participer au financement de la campagne de Bill Clinton, dons qui lui furent retournés après constat d’irrégularités. En 1997, le gouvernement taïwanais a également enquêté sur des irrégularités dans des collectes de fonds. »
En 2004, les rangers du parc national de Biscayne Bay, en Floride, remarquent des dommages causés par des travaux non-autorisés. Ils découvrent rapidement qu’ils ont été effectués par des disciples du Maître Suprême Ching Hai, alors propriétaire du terrain voisin et connue dans la région sous le nom de Celestia De Lamour. « Pour lui être agréable, ils lui avaient construit un îlot artificiel ainsi qu’une allée d’accès », précise l’Unadfi. Résultat, le parc national doit dépenser un million de dollars pour supprimer les constructions et replanter des centaines d’arbres. Quant à la propriété de « Celestia De Lamour », elle est saisie par la police, puis vendue au village de Palmetto Bay.
En septembre 2008, c’est en France que les disciples du Maître Suprême Ching Hai font parler d’eux. Et plus précisément à Roquebrune, où « des petits soldats muets, tête baissée, chargés de paquets et valises énormes » convergent vers l’hôtel Europe Village, comme le rapporte à l’époque Nice-Matin. « Voilà de quoi inquiéter, sinon intriguer, les riverains du quartier chic du Cap-Martin », estime le journal local. « Car l’hôtel Europe Village n’est plus un hôtel. Qu’est donc devenu cet ensemble de 27 chambres vendu le 31 juillet à une SCI, délicieusement nommée Skylove ? » Un lieu de réunion pour les disciples du Maître Suprême Ching Hai, trahis par leurs médaillons à son effigie et les bagues qu’elle vend sur Internet. Un mois plus tard, ces disciples ont tous disparu. « Alors on tambourine au portail et on tend l’oreille : quelques chuchotements apeurés, des pieds qui traînent. Puis plus rien. Le personnel d’entretien et de gardiennage doit avoir la consigne de n’ouvrir à personne et de se faire le plus discret possible. »
L’enseigne de l’hôtel Europe Village a été décrochée dès la nuit qui a suivi la parution de l’article de Nice-Matin, témoigne « un voisin direct ». « Dans une résidence un peu plus loin, mais avec vue “sur”, Louise avoue son soulagement » au journal : « Pour tout vous dire, je les voyais de mon balcon, en rang d’oignon, habillés tous en blanc, comme des zombies et silencieux pendant des heures entières. Après on leur donnait un minuscule bol de quelque chose et certains dormaient dehors. Je vous jure que ce n’est pas rassurant. Je dors mieux. »
En Chine, les disciples du Maître Suprême Ching Hai sont régulièrement inquiétés par les autorités à en croire la Fondation Dui Hua, une ONG établie à San Francisco qui défend les droits des personnes détenues dans le pays pour des motifs religieux et politiques. Le gouvernement chinois interdit leur mouvement, qu’il n’hésite pas à qualifie der « secte », en 1999. Il l’accuse de « s’infiltrer » en Chine « sous le prétexte de voyager, de visiter le pays, d’investir et d’ouvrir des usines dans le but de recruter et d’établir des lieux de rencontre secrets » et « dans l’intention d’amasser de vastes fortunes en ouvrant des restaurants végétariens faisant partie de leur chaîne ». Et il considère Ching Hai « comme une anticommuniste en raison d’observations qu’elle a formulées au début des années 1990 sur la disparition inévitable du communisme en Chine, au Vietnam et dans le bloc de l’Est ».
« Toutefois », précise la Fondation Dui Hua, « d’autres personnes associées au mouvement auraient été persécutées non pas pour leurs convictions politiques, mais pour leurs pratiques commerciales et leur association avec des étrangers ». « En 1995 », rappelle Kevin O’Brien, « alors que le gouvernement chinois est déjà en train de basculer vers une restriction des sectes syncrétiques, l’Association internationale du Maître Suprême Ching Hai a redoublé d’efforts pour mobiliser des ressources à travers le monde. » Dans l’univers du Maître Suprême Ching Hai, business, spiritualité, écologie et politique sont indissociables.
Couverture : Le Paradis selon Maître Suprême Ching Hai. (Loving Hut/Ulyces.co)