Dur labeur, drogues dures
Le chef étoilé britannique Gordon Ramsay, connu pour son émission de télévision Cauchemars en cuisine, brise le silence qui entoure un cauchemar de cuisine bien réel : celui de l’addiction à la cocaïne dans l’industrie de la restauration. Lors d’une interview accordée à Radio Times pour la promotion de son documentaire, Gordon Ramsay on Cocaine, qui sera diffusé sur la chaîne britannique ITV à partir du 19 octobre 2017, il dénonce un mal qui ne toucherait pas seulement les professionnels, mais aussi les clients.
Alors qu’il était invité aux fourneaux d’un gala de charité, un couple est allé le trouver pour lui adresser une requête un peu spéciale, raconte-t-il. « Au moment du dessert, ils sont venus me voir et ils m’ont dit : “Écoutez, tout le monde est content que vous soyez là, mais pourriez-vous faire un soufflé comme vous n’en avez jamais fait, en mélangeant du sucre glace avec de la cocaïne et saupoudrer le tout dessus ?” J’ai ri, mais il n’y avait pas moyen que je fasse ça. J’ai saupoudré le sucre sur le soufflé et j’ai fait exprès de le caraméliser afin qu’ils ne puissent pas savoir s’il s’agissait de cocaïne ou non. J’ai servi le soufflé. Je n’ai même pas dit au revoir. Je suis juste sorti par la porte de derrière. » Gordon Ramsay raconte encore que l’idée du documentaire lui est venu après qu’un client d’un de ses restaurants de Londres a emporté son assiette aux toilettes pour y aligner quelques traces de cocaïne, et demandé qu’on lui en donne une propre. « C’est à partir de cet instant que s’est posé le dilemme de savoir jusqu’où les choses allaient aller, et de la pression subie par les restaurants face aux clients. » Il était d’autant plus inquiet que le chef d’un autre de ses restaurants de Londres, David Dempsey, est mort après avoir consommé de la cocaïne.
C’était un soir de mai 2003. David Dempsey, alors âgé de 31 ans, confie à un autre chef avoir « pris un peu de Charlie ». Quelques heures plus tard, il tombe dans le salon d’un appartement en passant à travers une fenêtre. Le propriétaire de l’appartement le mène, couvert de sang et de verre brisé, jusqu’à la chambre à coucher. Mais il quitte la pièce en brisant une autre fenêtre, avance le long du rebord, pénètre dans l’immeuble attenant, monte deux étages, brise une dernière fenêtre – et chute pour de bon.
D’après le toxicologue Nikolas Lemos, il y avait 1,36 milligramme de cocaïne par litre de sang dans son organisme. « Un niveau de 0,9 milligramme par litre de sang peut indiquer une toxicité sévère qui peut se manifester de plusieurs façons, y compris le coma et la mort », précise-t-il. Le monde de la restauration britannique est sous le choc. Le chef Tom Norrington-Davies rend hommage à son confrère dans une tribune intitulée « Hard Work, Hard Drugs » – qu’on pourrait traduire par « dur labeur, drogues dures ». Et il en profite pour dénoncer, lui aussi, quelques cauchemars de cuisine. « Tous mes amis cuisiniers se souviennent avoir travaillé dans au moins une maison de fous, et certaines expériences semblent particulièrement intenses. Keith (ce n’est pas son vrai nom) est un brillant chef cuisinier à la fin de la vingtaine et il a vu d’énormes quantités de drogues sur son chemin, coke en tête. Il se souvient d’un endroit où les chefs étaient récompensés par de la coke à la fin d’une période de travail intense. Dans un autre, elle était commandée par code au téléphone au marchand de légumes. Il a quitté un restaurant étoilé après que le patron a jeté de l’huile brûlante au sous-chef. Tous les deux avaient passé la nuit précédente à “boire et sniffer”, dit-il. »
Un autre stimulant
L’année de la mort de David Dempsey sortait le livre Cuisines et confidences, du chef new-yorkais Anthony Bourdain. « C’était la grande époque des années 1980, avec tout ce que cela implique : trop d’argent et trop de coke dans les mains d’hommes d’affaires hyperactifs et trop sûrs d’eux – et Chez Gino, cela a atteint un seuil critique », se souvenait-il alors. « The Shadow semblait lancer une nouvelle entreprise chaque jour. Dans l’aire de restauration en face de Chez Gino, il a ouvert un magasin de glaces et une petite pizzeria, puis il est parti en Italie pour acheter des entrepôts d’assiettes, de couverts et de meubles – et puis il a oublié où il les avait mis… Chefs, directeurs, sous-chefs et partenaires allaient et venaient sans raison ; il y avait toujours quelques chefs dans les tuyaux, à la colle dans des hôtels, payés plein pot, et attendant l’appel qui leur dirait où aller. » L’addiction à la cocaïne est donc loin d’être un phénomène récent dans l’industrie de la restauration.
En 1993, le célèbre chef autrichien Eckart Witzigmann est arrêté pour détention de cocaïne. La justice le condamne à fermer son restaurant et il perd sa licence de restaurateur. La même année, Tom Norrington-Davies découvre l’existence de la coke. Lui et un autre chef arrivent pour le premier quart dans un restaurant. Ils y trouvent les restes d’une petite fête : des bouteilles de bière et une assiette striée de poudre blanche. Tom Norrington-Davies ramasse les bouteilles et s’apprête à laisser tomber l’assiette dans un évier lorsque, à sa grande surprise, l’autre chef l’attrape et la lèche. « Je pensais que l’assiette était couverte de sucre glace. Vraiment. Je n’avais jamais vu de cocaïne auparavant. » Pour lui, la prise de poudre blanche en cuisine est un symptôme parmi d’autres du mal-être de professionnels soumis à des conditions de travail particulièrement difficiles. « J’ai travaillé avec des gens qui savent travailler intensément et s’amuser encore plus intensément, et j’en ai rencontré qui n’étaient pas très bons à séparer le travail de l’amusement. Les longs horaires décalés, la chaleur, le stress et le manque presque constant d’employés de beaucoup de restaurants peut désorienter. Il est difficile de mettre des barrières. Les chefs peuvent enchaîner les cafés et les cigarettes comme s’il n’y avait pas de lendemains. Ceux qui me disent avoir pris de la cocaïne au travail la voient simplement comme “un autre stimulant” et “un moyen sûr de tenir une période aussi intense que Noël”. »
De son côté, la cheffe britannique Nigella Lawson a justifié son usage de cocaïne par « un problème de vie » en 2013. « Je n’ai jamais été accro aux drogues », a-t-elle dit. « Je n’ai jamais été une habituée. Il y a eu deux moments dans ma vie où j’ai pris de la cocaïne. » Des moments où elle se sentait « totalement seule, apeurée et juste malheureuse », a-t-elle ajouté. C’était lors du procès qui l’opposait à ses assistantes, les sœurs Elisabetta et Francesca Grillo. Accusées d’avoir volé 336 000 euros à la cheffe britannique, celles-ci avaient en effet affirmé que cette somme leur avait été allouée en échange de leur silence concernant un usage de drogue quotidien. « En résumé, nous affirmons qu’elle avait un secret coupable vis-à-vis de son mari, maintenant ex-mari », avait dit leur avocat, Anthony Metzer, à la cour. « Elle ne voulait pas qu’il soit au courant de son usage de cocaïne. » Une version soutenue par l’ex-mari de Nigella Lawson, Charles Saatchi, dans un e-mail qui lui est adressé : « Bien sûr, maintenant les Grillo vont s’en tirer en disant que tu étais tellement défoncée que tu as autorisé les sœurs à dépenser tout ce qu’elles voulaient… Et oui, je crois tout ce qu’elles ont dit. »
Et un peu de sucre en poudre…
En France, le problème de l’addiction à la cocaïne dans l’industrie de la restauration peut sembler davantage tabou. Et peut-être plus difficile à croire. Surtout si l’on a déjà vu les cuisiniers de Paul Bocuse s’affairer avec un calme olympien à travers une large vitre, dans l’Auberge du Pont de Collonges, près de Lyon. Mais un reportage de l’émission « Complément d’enquête » diffusé le 7 juillet 2016 montre bien que nos cuisines ne sont pas épargnées. Dans ce reportage, Cédric, qui est alors âgé de 23 ans et qui en a passé huit derrière les fourneaux, dit avoir « fait l’expérience, dans un restaurant étoilé, avec un chef médiatisé qui revenait le nez blanc du vestiaire, du mélange cannabis-cocaïne, explosif pendant le service ».
Cédric fume du cannabis tous les jours depuis qu’il a commencé à travailler dans la restauration.
Un autre de ses chefs, Thierry, a tout vu dans les cuisines : cocaïne, amphétamines, ecstasy, héroïne… Il détaille ses propres habitudes de consommation, à commencer par « un petit rail le matin pour se remettre de la journée épuisante de la veille, jusqu’à deux grammes de cocaïne par jour, 160 euros par jour minimum ». Évoque « les parties de rigolade », mais aussi « les engueulades qui en viennent parfois aux mains » lorsque la drogue vient à manquer. Cédric fume du cannabis tous les jours depuis qu’il a commencé à travailler dans la restauration. « Chacun sa drogue en fonction de son salaire et de son grade : plus tu as de responsabilités, plus tu as de pression. Cannabis et alcool pour les commis, cocaïne pour les chefs. »
Dès 2012, une étude publiée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) révélait la vulnérabilité de ces métiers face aux risques d’addiction. 26,9 % des personnes employées dans le secteur de l’hôtellerie-restauration reconnaissaient une consommation importante d’alcool. L’usage quotidien du tabac (44,7 %) et du cannabis (12,9 %) dépassaient nettement la moyenne nationale (respectivement 33,5 % et 6,9 %), tout comme celui, occasionnel, de la cocaïne (9,2 %) et des amphétamines (7,9 %). Néanmoins, selon cette étude, c’est le secteur de la construction qui arrive en tête du classement en matière de consommation d’alcool. Pour le cannabis, celui des arts et spectacles, avec 16,6 % de consommateurs dans l’année contre 12,9 % dans l’hôtellerie-restauration. Tout comme pour la cocaïne. La fameuse poudre blanche a été consommée au moins une fois dans leur vie par 9,8 % des représentants du secteur des arts et spectacle, contre 9,2 % dans l’hôtellerie-restauration, 6,9 % dans l’information-communication, 5,6 % dans la construction, et 3,8 % pour l’ensemble des actifs. Par ailleurs, la consommation de cocaïne a augmenté dans l’ensemble de la société. Et ce, dans toute l’Europe occidentale. « La cocaïne n’est plus réservée aux milieux festifs et branchés », constate en effet le président du comité scientifique de l’association SOS addictions, Laurent Karila. « Aujourd’hui, on voit tous les profils dans nos consultations : des artistes, des PDG, des chômeurs, des commerçants, des mères au foyer… »
Alors pourquoi sans cesse épingler le milieu de la restauration ? se demandent les amis de Tom Norrington-Davies : « Des chefs à qui j’ai parlé insistent sur le fait qu’ils connaissent des médecins, des infirmières, des traders et des journalistes qui sont dedans aussi, et ils se demandent pourquoi leur profession est soudainement montrée du doigt ». Peut-être parce que la coke fait davantage parler, et donc vendre, que le sucre en poudre.
Couverture : Un peu de sucre en poudre. (DR/Ulyces.co)