Au lendemain des attentats qui ont fait 16 morts et plus de 100 blessés en Catalogne, une dizaine de militants d’extrême droite se réunissent sur La Rambla de Barcelone pour, disent-ils, « défendre l’Espagne et l’Europe d’une culture totalement éloignée de leur patrie et de leur identité ». Un propos teinté de xénophobie qui a également motivé la venue de centaines de contre-manifestants – pour certains à la demande d’élus locaux. Les militants d’extrême droite sont donc contraints de battre en retraite, escortés par la police sous les projectiles et les slogans scandés par la foule – « Non aux nazis, non au racisme ! », « No pasarán ! », « Les rues seront toujours à nous ! », ou encore « Barcelona antifascista ! ». Autant de slogans qui ramènent la capitale catalane à son histoire, celle d’une ville devenue emblème de la lutte contre le fascisme pendant la guerre civile espagnole.
La base arrière de la République
« Barcelone étant le poumon économique du pays, sa conquête était un enjeu important pour les deux camps, les franquistes et les républicains », explique Christophe Barret, historien spécialiste de l’Espagne. C’est en juillet 1936 que des militaires dirigés par le général Franco se soulèvent contre la IIe République espagnole, qui a alors cinq ans. Mais dans la capitale catalane, l’insurrection, menée par le général Goded, est arrêtée par l’institution légale locale, la Généralité, incarnée par son président, Lluís Companys. Ce dernier crée le Comité central des milices antifascistes de Catalogne et lui confie la répression antifranquiste. Le général Goded est fusillé sur la colline de Montjuïc. Malheureusement, les milices se divisent rapidement. D’un côté, les communistes staliniens, réunis au sein du Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC). Et de l’autre, les anarchistes de la Confédération nationale du travail (CNT) et les trotskistes du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM). Et un jour de mai 1937, ces divergences explosent dans des combats de rue.
Le mystère qui entoure la disparition de Buenaventura Durruti met le feu aux poudres. Figure centrale de l’anarchisme espagnol, Durruti avait accepté d’aller au secours de Madrid avec sa colonne en novembre 1936, et il y avait été tué dans des circonstances incertaines. Montrés du doigt par les anarchistes, les staliniens ont rétorqué que Durruti avait été abattu par un de ses hommes en raison de son autoritarisme. Son corps a été ramené à Barcelone, où plus de 250 000 personnes ont accompagné le cortège funéraire jusqu’au cimetière de Montjuïc. Ce fut la dernière démonstration de force publique des anarchistes pendant la guerre civile. Mais les staliniens eurent beau sortir gagnants des combats de rue qui les opposèrent aux anarchistes et aux trotskistes en mai 1937, l’esprit de la révolution triompha longtemps à Barcelone, où ne cessait d’affluer des réfugiés de toute l’Espagne, et où s’installa le gouvernement espagnol central au mois de novembre de cette année-là. De nombreux édifices publics furent confisqués et collectivisés, ainsi que les prestigieux hôtels Ritz et Colón. Dans les cinémas se jouaient des films de propagande, dans les théâtres du « théâtre de combat », et dans les opéras de « l’opéra prolétarien ». Des événements culturels tels que la Semaine de la solidarité et la Fête du livre furent également organisés. Malgré ces divisions, les milices barcelonaises alimentaient les troupes républicaines et Barcelone était devenue la base arrière de la République espagnole.
Visca Barça
Barcelone a dû faire face à plusieurs bombardements pendant la guerre civile et elle en garde encore de discrètes cicatrices. Aussi l’église de Sant Felip Neri, qui se trouve sur la place du même nom, au cœur du quartier gothique, présente-t-elle une façade toute cabossée en souvenir du bombardement aérien du 30 janvier 1938. Celui-ci a fait 42 victimes, dont la majorité sont des enfants de l’école de Sant Felip Neri. Aujourd’hui, les élèves de cette école s’emparent encore de la place et en font leur cour de récréation, comme pour abolir la tragédie d’antan. Mais un an après, Barcelone capitule. Des centaines de milliers de personnes la fuient, direction la France. Lluís Companys trouve refuge en Bretagne, où il sera arrêté par la Gestapo et livré aux franquistes. Il est à son tour fusillé sur la colline de Montjuïc, au cri de « Pour la Catalogne ! ». Avant même la chute de Barcelone, la région s’est vue privée de son statut d’autonomie par Franco qui veut une Espagne « unie, grande et libre ». Il interdit l’usage de la langue catalane, qui reste néanmoins celle des messes données par l’abbaye de Montserrat, toute proche de Barcelone. Les associations culturelles barcelonaises deviennent des lieux de contestation politique en dehors de l’université. Des chorales, notamment, jouent un rôle important pour la bourgeoisie barcelonaise, en voyageant à travers l’Europe et donc en permettant d’établir des contacts avec le monde extérieur.
Les entités sportives ne sont pas en reste. Le FC Barcelone, alias le Barça, voit son nom « espagnolisé » et devenir « Club de Fútbol Barcelona ». Sur son écusson, le drapeau catalan à quatre bandes rouges est remplacé par le drapeau espagnol. Un collaborateur de Franco, Enrique Piñeyro Queralt, est imposé à la tête du club. Il acquiert alors une nouvelle dimension et devient l’un des symboles majeurs du catalanisme opprimé, comme en témoigne sa devise « Més que un club » – « plus qu’un club » en catalan. Son principal rival et adversaire est le Real Madrid. « Durant cette période, il y avait une équipe favorisée qui gagnait toutes les Coupes d’Europe, c’était le Real Madrid », rappelle à ce sujet Jordi Cardoner, actuel vice-président du Barça. « Cela nous a beaucoup fait souffrir. Nous étions dans une situation complexe, on se demandait pourquoi Di Stéfano ne jouait pas au Barça alors qu’il avait porté notre maillot. Avant, quand des personnes ne pouvaient pas crier “Visca Catalunya”, elles criaient “Visca Barça”, et cela signifiait autre chose. Aujourd’hui, on peut souhaiter l’indépendance librement. » Et peut-être même la voter lors d’un référendum, le 1er octobre prochain.
Supervivienda
Interdit par la Cour constitutionnelle et refusé par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy, le référendum du 1er octobre 2017 est voulu par les indépendantistes, bien sûr, mais aussi par d’autres organisations politiques, par des syndicats et des chefs d’entreprises, et par le Barça lui-même. La Catalogne avait déjà bravé une interdiction de ce type en organisant une consultation symbolique de ses habitants en 2014. 2,3 millions de personnes – sur six millions d’électeurs potentiels – s’étaient alors exprimées. Huit sur dix en faveur de la sécession. C’est à gauche, et non à son extrême inverse, comme souvent dans le reste de l’Europe, que semble s’organiser la contestation du système politique et économique en place en Catalogne. En témoigne l’élection à la mairie de Barcelone, en juin 2015, d’Ada Colau, candidate soutenue par les Indignés et Podemos.
Ada Colau s’est fait connaître en militant pour le droit au logement. En 2007, elle revêt une cape portant le numéro 47 – l’article de la constitution espagnole qui établit l’accès au logement comme droit inaliénable – et se transforme ainsi en « Supervivienda » – littéralement, « superlogement » – pour mieux défendre la cause qui lui tient le plus à cœur. En 2009, elle crée une plateforme pour défendre les milliers d’Espagnols jetés à la rue parce qu’ils sont incapables de rembourser leurs traites, la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (PAH). Cette plateforme rassemble divers mouvements qui revendiquent tous le droit à la dation en paiement, c’est-à-dire la régulation de la situation d’un emprunteur par la possibilité de restituer son logement à la banque afin de se libérer de son prêt hypothécaire. Mais les expulsions ne font que se multiplier et Ada Colau devient la principale représentante de la PAH, puis sa porte-parole.
En hommage aux victimes des attentats de Catalogne, la maire de Barcelone a décrété une minute de silence et invité les Barcelonais à gagner La Rambla pour témoigner de l’amour qu’ils portent à leur ville. « Depuis deux ans, nous sommes en alerte antiterroriste 4 sur 5 », a-t-elle rappelé. « Nous avons donc renforcé la sécurité à beaucoup d’endroits de la ville parce que nous savions que Barcelone pouvait être une cible des terroristes, comme Paris ou Berlin », a-t-elle ajouté. « Nous avions des renforts policiers sur La Rambla et beaucoup d’autres lieux, mais ce que nous sommes incapables de faire, c’est de verrouiller la ville. »
De leur côté, les Barcelonais scandaient « Je n’ai pas peur. »
Couverture : Marina Ginestà, figure de la lutte antifasciste barcelonaise.