Les cités légendaires
La ville exhumée par l’homme d’affaires Heinrich Schliemann sur la colline turque d’Hissarlik dans les années 1870 est aujourd’hui considérée comme le site archéologique de la ville de Troie, décor central de L’Iliade d’Homère. En revanche, les fouilles consacrées à l’Atlantide, autre cité légendaire placée au cœur d’un vaste empire anéanti par un cataclysme au cours de l’âge du bronze, sont toujours restées vaines. Pourtant, les curieux ne manquent pas. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un internaute affirme avoir localisé l’Atlantide grâce au logiciel Google Earth, pas une année sans qu’un nouvel élément ne réveille l’intérêt des médias. En 2015, une équipe de plongeurs a découvert, au large de la Sicile, 39 lingots d’un métal attribué aux Atlantes, l’orichalque. En 2016, des données de photogrammétrie aérienne ont étayé la thèse selon laquelle la Sardaigne était un fragment de leur empire disparu. Cette année, un documentaire réalisé par James Cameron et Simcha Jacobovici a révélé la présence d’ancres vraisemblablement très anciennes au large de la côte atlantique espagnole.
Une agitation aussi constante que stérile qui explique sans doute pourquoi les sceptiques sont peut-être encore plus nombreux que les tenants de l’existence de l’Atlantide. Surtout au sein de la communauté scientifique. « La plupart des scientifiques méprisent l’idée de l’Atlantide parce qu’elle a été cooptée par des penseurs douteux durant les 150 dernières années », analyse le journaliste Mark Adams, qui a lui-même consacré trois années de sa vie à la recherche de la cité mythique, puis raconté son aventure dans un livre paru aux États-Unis en 2016, Meet Me in Atlantis. My Obsessive Quest to Find the Sunken City.
En 1888, Helena Blavatsky, fondatrice du mouvement ésotérique appelé théosophie, soutient que les Atlantes constituent l’une des cinq « races mères » de l’humanité. Un demi-siècle plus tard, les Nazis tentent de relier l’histoire aryenne à l’Atlantide. « Et aujourd’hui, des gens prétendent que non seulement l’Atlantide est 100 % réelle, mais qu’en plus elle a été construite par des extraterrestres, ainsi que les Grandes Pyramides et le Machu Picchu », ajoute Mark Adams, avant de conclure : « Tout universitaire prenant la question de l’Atlantide un peu trop au sérieux risque de perdre son poste. » Cette question est donc souvent abandonnée aux rêveurs et aux aventuriers, qu’ils soient amateurs ou professionnels, comme « le Commandant Cousteau » qui partit à la recherche de l’Atlantide en 1981. Les artistes, eux, n’ont bien évidemment pas attendu la réponse pour se laisser emporter par leur imagination. Jules Verne fait apparaître l’Atlantide lors d’une promenade au fond de l’océan dans Vingt mille lieues sous les mers. Howard Phillips Lovecraft s’en est très probablement inspiré pour créer R’lyeh, cité engloutie où sommeille une créature extraterrestre, Cthulhu. Tolkien en a quant à lui tiré l’île de Númenor. Bob Morane a rencontré des Atlantes, Astérix est parti à leur recherche et Corto Maltese a trouvé l’entrée de leur continent. Pour les studios Walt Disney, elle se trouve au fin fond d’un réseau de cavernes sous-marines. Les personnages qu’ils mettent en scène dans le film d’animation Atlantide, l’empire perdu, y découvrent un peuple puisant son immense savoir, sa force et sa longévité dans du cristal. Toutes ces histoires fabuleuses remontent à une seule et même source. Et elle ne manque pas de prestige, puisqu’il s’agit du philosophe grec Platon.
Le Timée et le Critias
Dans le partage du monde, le dieu de la mer Poséidon obtint une terre où il installa les cinq paires de jumeaux qu’il eut de Clito, fille du roi des autochtones. Celui-ci habitait au centre, sur une montagne que Poséidon fortifia en creusant trois enceintes circulaires concentriques, deux de terre et trois d’eau de mer. Le dieu divisa ensuite le pays en dix et offrit le plus beau lot à son aîné, Atlas. Les habitants parachevèrent son œuvre en construisant des ponts, des temples, des jardins, des gymnases, un hippodrome, des casernes et des ports. Pendant de nombreuses générations, leurs rois se montrèrent vertueux et pacifiques. Puis, il y a 9 000 ans, ils entreprirent de soumettre tous les peuples de la Méditerranée à leur domination, et seuls les Athéniens purent leur résister. Leur défaite fut suivie d’un cataclysme qui engloutit subitement leur terre, et avec elle l’armée des Athéniens. Voilà, en substance, ce que raconte Platon dans deux dialogues, le Timée et le Critias, au IVe siècle avant Jésus Christ. Le philosophe, qui prend le soin de présenter son histoire comme « véritable et d’un intérêt capital », la met dans la bouche du riche Athénien Critias. Celui-ci précise qu’elle se transmet dans sa famille de génération en génération depuis que son arrière-grand-père se l’est vu confiée par le législateur Solon. Lui-même tiendrait l’histoire de l’Atlantide d’un prêtre égyptien rencontré au cours d’un voyage d’études. Mais les plus éminents spécialistes de la Grèce antique et de ses philosophes estiment que Platon l’a tout bonnement inventée, pour mieux illustrer ses idéaux politiques et critiquer l’impérialisme. « [Il] a inventé un genre littéraire encore bien vivant, puisqu’il s’agit de la science-fiction », s’amuse Pierre Vidal-Naquet dans L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien. « Beaucoup de lecteurs sont restés insensibles à l’ironie – à la perversité – de Platon, qui ont considéré comme une vérité historique le récit fait par Critias », regrette Luc Brisson dans Platon, les mots et les mythes : Comment et pourquoi Platon nomma le mythe ?
« Beaucoup de lecteurs » ont donc fait du Timée et du Critias de véritables cartes au trésor. Mais encore faut-il savoir les déchiffrer. « Il y a eu beaucoup de moments où j’ai eu l’impression de sombrer dans le Da Vinci Code », confie Mark Adams. « Platon a été profondément influencé par les pythagoriciens, qui croyaient qu’un code mathématique caché en-dessous de la réalité, une fois compris, révélerait la vérité à propos de l’existence. Il utilise plein de nombres dans le récit de l’Atlantide, mais nous ignorons s’ils doivent être pris de manière littérale ou s’ils ont une signification pythagoricienne. » Le journaliste a également dû se confronter à la polysémie du terme utilisé par Platon pour désigner l’Atlantide, nesos. « Au IVe siècle avant Jésus Christ, le mot “nesos” avait cinq sens géographiques différents », lui a expliqué le géologue grec Stavros Papamarinopoulos. « Un, une île, comme nous le savons. Deux, un promontoire. Trois, une péninsule. Quatre, une côte. Cinq, une terre à l’intérieur d’un continent, entourée de lacs, de rivières ou de sources. » Mais où conduisent donc les cartes au trésor de Platon une fois déchiffrées ?
Les colonnes d’Hercule
Stavros Papamarinopoulos est un des rares scientifiques à croire en l’existence d’une Atlantide. Et d’après lui, « si vous suivez Platon, vous allez tout droit à la péninsule ibérique, parce que c’est là où le texte vous mène ». « Il décrit une vallée plate et allongée entourée de montagnes. Ces montagnes sont la Sierra Nevada et la Sierra Morena. La vallée a la même position et la même orientation. Cela correspond exactement à la description de Platon. Comme une pièce de puzzle. » Le texte mène plus précisément encore au détroit de Gibraltar, car il affirme que l’Atlantide se trouvait face aux colonnes d’Hercule, qui représentaient dans l’Antiquité les bornes de l’univers exploré, et correspondraient aux montagnes encadrant le couloir dans lequel se rencontrent la mer Méditerranée et l’océan Atlantique. Ces indications n’ont pas empêché des « atlantologues » de situer la cité mythique dans des lieux aussi éloignés et divers que l’Antarctique, les Caraïbes et l’océan indien. Mais les explorateurs les plus sérieux se sont tous bel et bien rendus dans la région de Gibraltar. Des découvertes intéressantes y ont même été faites par hasard.
Le géologue français Jacques Collina-Girard a ainsi remarqué un haut-fond culminant à -55 mètres à la sortie du détroit en participant à des prospections archéologiques au Maroc. « Et comme, depuis 2 000 ans, il y a un tas de gens qui cherchent une île engloutie en face des colonnes d’Hercule, je me suis dit : “la voilà” », se souvient-il. « Ensuite, j’ai essayé de mettre en relation cette Atlantide géologique, bien réelle, avec les données géographique indiquées dans le Timée. L’emplacement correspondait, la date d’engloutissement correspondait, les modalités de la catastrophe correspondaient – des tremblements de terre et des séismes majeurs il y a 12 000 ans qui sont attestés par des sédiments carottés au large. » Seul problème : les dimensions de l’île engloutie, 14 kilomètres sur 5, ce qui est sans commune mesure avec une Atlantide « aussi grande que la Libye et l’Asie réunies », telle qu’elle est décrite. « On peut en discuter car l’expression s’applique dans les textes de Platon une fois à l’île elle-même, ailleurs à l’importance territoriale de l’expansion des Atlantes, et d’autres fois à leur aire d’influence », assure Jacques Collina-Girard, qui ne croit pas à cette civilisation pour autant. « À la date donnée par Platon, il n’y a aucune cité mirifique à trouver, les archéologues le savent bien », insiste-t-il. « Mais dans tout mythe il y a bien souvent un noyau de réel, et donc la possibilité du souvenir de la catastrophe transmis dans la tradition orale jusqu’à Platon qui, en écrivant le Timée et le Critias, récupère cette tradition. » Mark Adams n’est pas loin de partager son avis : « Disons simplement qu’il y a à la fois des éléments réels et des élément fictifs dans l’histoire de l’Atlantide. » Et ce sont les recherches menées pour éclairer les éléments fictifs qui, dans une très large mesure, ont permis de mettre au jour les éléments réels. L’interminable quête dans laquelle Platon a, sans le vouloir, lancé une vaste partie de l’humanité a d’ailleurs permis des découvertes très concrètes. C’est en reconstituant des paysages préhistoriques que des plongeurs retrouvent des sites engloutis il y a 20 000 ans par la montée des eaux, note par exemple la journaliste Aline Kiner. « Récemment, l’une des plus vieilles cités d’Europe a ainsi été révélée au large de la Grèce. » Comme le souligne Luc Brisson, « le génie de Platon, dans cette affaire, aura été de montrer à quel point il est difficile, dans la pratique, de distinguer la fiction de la vérité ».
Couverture : Poséidon au fond des mers. (Ulyces.co)