Le paradoxe de Moravec
Selon le paradoxe énoncé par le chercheur autrichien Hans Moravec, ce qui est compliqué pour nous est facile pour les machines alors que ce qui est facile pour nous est compliqué pour elles. Aussi peuvent-elles battre nos champions aux échecs et au jeu de go et se révéler incapables de monter des escaliers, ou encore de se relever après une banale chute. Mais le paradoxe de Moravec est en train d’être progressivement dépassé. De petits robots bipèdes peuvent maintenant monter et descendre des escaliers, transporter de lourdes charges et éviter toutes sortes d’embûches. Des humanoïdes plus hauts, tels qu’Atlas, évoluent avec autant d’aisance sur la neige que sur des gravats. Le robot quadrupède Cheetah court si vite qu’il a battu le record détenu par l’athlète Usain Bolt. Quant au robot Handle, qui est doté de deux roues, il peut sauter des obstacles d’1,20 mètre.
Une poignée d’années seulement après leur rachat par Google, devenu Alphabet en 2015, les entreprises qui ont conçu et fabriqué ces étonnantes machines, Boston Dynamics et Schaft, passent des mains du géant de la technologie américain à celles du géant de la télécommunication japonais SoftBank. Le montant de la transaction, annoncée le 9 juin dernier, n’a pas été indiqué. « La robotique a un grand potentiel et nous sommes heureux de voir Boston Dynamics et Schaft rejoindre l’équipe SoftBank pour continuer de contribuer à la prochaine génération de robots », a simplement déclaré un porte-parole d’Alphabet. Mais pourquoi la firme californienne se sépare-t-elle d’un tel « potentiel » ? « Sa décision est un mystère pour beaucoup de gens », souligne Nell Watson, professeure en robotique et en intelligence artificielle à la Singularity University.
C’est en 2013 que l’inventeur des logiciels pour smartphones Android, Andy Rubin, a créé une division interne de Google dédiée à la robotique, et l’a baptisée « Replicant » en référence aux humanoïdes de Blade Runner. Google acquiert alors huit start-ups spécialisées, dont Boston Dynamics. La société née en 1992 sur les bancs du Massachusetts Institute of Technology reste néanmoins très indépendante. Son siège, par exemple, demeure à Boston, à plus de 5 000 kilomètres de celui de Google dans la Silicon Valley. Une distance qui n’a sûrement pas aidé Boston Dynamics à trouver sa place au sein de la firme, ni même à faire oublier son manque de rentabilité. En 25 ans, la société n’a vendu pratiquement aucune de ses machines et elle survit grâce à des contrats avec l’armée américaine. Ces contrats ne sont d’ailleurs pas toujours fructueux.
En décembre 2015, le corps des Marines a refusé de travailler avec les chiens-robots de Boston Dynamics, arguant qu’ils étaient bien trop bruyants, et leur version alternative pas assez puissante. La même année, Alphabet enterrait « Replicant » dans son mystérieux laboratoire d’innovations Google X. Et l’arrivée de Ruth Porat, ancienne directrice financière de la banque Morgan Stanley, mettait un terme aux projets les plus incertains et les plus insensés du géant de la Silicon Valley. La rumeur disait déjà que Boston Dynamics était à vendre. Alphabet revoyait l’ordre de ses priorités et décidait de concentrer ses efforts sur le développement des systèmes pour voiture autonome, dont les premiers exemplaires devraient circuler d’ici trois ans. Quitte à prendre le risque de laisser SoftBank, qui prenait le contrôle de l’entreprise française à l’origine du robot Nao, s’imposer comme un titan de la robotique.
SoftBank Robotics
Baptisée Aldebaran en hommage à une étoile de la constellation du Taureau à sa création, en juillet 2005, l’entreprise à l’origine de Nao porte un nom nettement moins romantique depuis le mois de mai 2016, mais bien plus représentatif de son actionnariat : SoftBank Robotics. Nao, c’est un humanoïde de 58 centimètres devenu célèbre en août 2007, lorsqu’il est choisi pour succéder au quadrupède de Sony en tant que robot officiel de la RoboCup, championnat de football disputé par des robots et leurs concepteurs – les étudiants des meilleures écoles de robotique du monde. Il est capable de nombre d’interactions et sa bouille sympathique plaît beaucoup aux enfants. On l’imagine très bien dans le rôle de simple robot de compagnie, mais il est en réalité majoritairement utilisé comme outil pédagogique dans les écoles primaires et secondaires. Car Nao coûte plusieurs milliers d’euros.
En mars 2012, Aldebaran présente au public un premier prototype de Roméo, humanoïde destiné à assister les personnes âgées ou en situation de handicap. Il mesure 1,40 mètre. Une taille qui doit lui permettre d’ouvrir une porte, de prendre un objet posé sur une table et de le porter, voire de porter un être humain, et qui est compensée par des formes rondes et rassurantes. Roméo a d’ailleurs été doté de peu de puissance, afin qu’il ne puisse pas se révéler dangereux. Il peut entretenir de petites conversations grâce à des informations collectées sur Internet, et ses capacités d’interaction sociale sont actuellement perfectionnées dans différents laboratoires européens.
En juin 2014, c’est au tour de Pepper de voir le jour. Lui mesure 1,20 mètre, la taille d’un enfant de huit ou dix ans. Il sait faire preuve d’empathie et se montre poli. Il engage la conversation d’un amical « Bonjour, comment vas-tu ? » et s’adapte à la réponse. Si elle est positive, Pepper exprime son contentement par des gestes. Si elle est négative, il tente de réconforter son interlocuteur : « Ne t’en fais pas, ça ira mieux demain. » Pepper peut même simuler des besoins émotionnels : « Prends-moi dans tes bras, s’il te plaît. » Mais comme Roméo, il ne ressemble pas vraiment à un être humain. Il a une voix neutre, un timbre métallique, un visage tout droit sorti de la science-fiction. « Nous ne cherchons pas à ce que Pepper ressemble à un être humain », expliquait à Ulyces le responsable de la division américaine de SoftBank Robotics, Steve Carlin, en janvier dernier. « Cela m’effraie, personnellement. Nous souhaitons simplement vous faire oublier que c’est un robot pour qu’il devienne un compagnon idéal. » Une fois additionné aux impressionnantes facultés motrices des machines de Boston Dynamics, le capital sympathie de robots tels que Pepper, Roméo et Nao peut vraisemblablement faire du groupe SoftBank le leader de la robotique mondiale. D’après une étude publiée par le Business Consulting Group le 14 juin dernier, celle-ci devrait représenter 76 milliards d’euros en 2025. « En l’espace d’un an seulement, de 2014 à 2015, l’investissement privé dans la robotique a triplé », écrivent ses auteurs. « Cette hausse d’intérêt a été nourrie par la baisse des prix, par le progrès rapide des capacités, et par des éléments pouvant être utilisés dans une vaste série d’industries et de services, comme beaucoup d’observateurs l’avaient prédit. » Ce sont les intelligences artificielles en général qui vont jouer un rôle de plus en plus important dans notre société future, précise néanmoins Nell Watson. Et le PDG de SoftBank, Masayoshi Son, semble être de cet avis car il n’investit pas seulement dans la robotique.
Une vision
Au début des années 1980, SoftBank était, comme son nom le laisse toujours entendre, un simple vendeur de softwares. Puis la société a massivement investi dans les domaines de la presse, de l’Internet et de la téléphonie mobile. Ces investissements se sont avérés lucratifs, surtout celui placé dans un site de commerce en ligne chinois à destination des entreprises, Alibaba. Masayoshi Son n’a pourtant pas hésité à revendre les parts de SoftBank en 2016, à hauteur de 7 milliards d’euros, pour pouvoir faire l’acquisition du spécialiste britannique des puces électroniques ARM. En tout, cette opération lui a coûté 28 milliards d’euros. Grâce à leur nombre toujours plus grand de transistors, les puces électroniques dépasseront bientôt les capacités du cerveau humain, affirme-t-il pour justifier cette dépense astronomique. « Il y aura plus d’intelligence dans la puce de votre chaussure que dans votre cerveau ! » a-t-il dit lors de son intervention au Mobile World Congress de Barcelone en février dernier. « Aujourd’hui, 99 % des puces de vos smartphones ont été conçues par nous », a-t-il ajouté. « Et demain, ce sera pareil pour celles de l’Internet des objets. » Pour pouvoir continuer à crâner de la sorte, Masayoshi Son a créé un fonds d’investissements dédié à des technologies telles que l’informatique quantique. Basée sur les principes de la mécanique du même nom, l’informatique quantique permet de doter les ordinateurs d’une puissance de calcul nettement supérieure. Et dans ce domaine comme dans celui de la robotique, Google faisait figure de précurseur.
En 2015, la firme californienne a présenté un prototype de calculateur quantique 100 millions de fois plus rapide qu’un ordinateur classique. Mais ses concurrents IBM et Microsoft ne sont pas en reste. Et elle doit donc maintenant se méfier de SoftBank.
« J’ai une vision et je crois à la singularité » — Masayoshi Son
Le fonds d’investissement créé par Masayoshi Son pour se donner les moyens de ses ambitions sera clos dans environ cinq mois. Baptisé « Vision Fund », il a déjà engrangé 83 milliards d’euros d’engagements de la part d’investisseurs aussi prestigieux que le Taïwanais Foxconn, le Japonais Sharp, les Américains Qualcomm et Apple, et le vice-prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, qui représente 39 milliards d’euros à lui seul. Il y a donc de très fortes chances que le PDG de SoftBank remporte son pari : passer la barre des 88 milliards d’euros – soit 100 milliards de dollars. Du jamais vu pour un fonds d’investissement. Une telle somme équivaut à la somme totale dépensée en capital-risque pour financer des start-ups dans le monde tout au long de l’année 2016. Cela a permis, entre autres, à Masayoshi Son d’investir récemment plus de 440 millions d’euros dans la start-up britannique de réalité virtuelle Improbable Worlds. Mais cela ne change rien au fait que SoftBank est un géant qui s’est bâti sur d’importants emprunts, bien au contraire. « Je suis le roi de la dette », a d’ailleurs reconnu Masayoshi Son à plusieurs reprises. L’année dernière, cette dette s’est élevée à 105 milliards d’euros, suscitant alors les inquiétudes de la société d’analyse financière américaine Moody’s. Contrairement à Google, qui finance ses propres paris technologiques avec les revenus de la publicité, SoftBank mise sans cesse sur l’argent des autres. Ce qui signifie que si le géant se trompe de cible, il peut tout bonnement s’écrouler… Pourquoi Masayoshi Son prend-il un tel risque ? « Parce que j’ai une vision et que je crois à la “singularité” », dit-il.
La singularité
« En termes mathématiques, une singularité est le point où la fonction exponentielle se rapproche de l’infini », explique Nell Watson. Dans le domaine de la technologie, la singularité représente ainsi le point au-delà duquel les programmes d’intelligence artificielle ne sont plus mis au point par des êtres humains, mais par les intelligences artificielles elles-mêmes, entraînant alors un emballement du progrès. Appelé « singularité technologique », ce point a été décrit dès les années 1950, mais rendu célèbre par le mathématicien et auteur de science-fiction Vernor Vinge au cours des années 1980 et 1990. D’un point de vue scientifique, il est principalement prédit par la loi de Moore, qui établit que la puissance des processeurs suit une évolution exponentielle à travers le temps.
Certains voient dans le point de singularité technologique une opportunité à saisir pour l’humanité. Le cofondateur de la Singularity University, Ray Kurzweil, s’est par exemple déclaré « impatient d’y être ». D’autres, plus nombreux, ne cachent par leur inquiétude. Le physicien Stephen Hawking pense que « le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à la race humaine ». « Je suis dans le camp de ceux qui sont préoccupés par la super-intelligence [artificielle] », affirme l’entrepreneur Bill Gates. Pour le PDG de Tesla et SpaceX, Elon Musk, la développer revient carrément à « invoquer le démon ». Il a tellement peur du point de singularité technologique que sa toute nouvelle entreprise, Neuralink, va s’efforcer d’augmenter nos capacités cognitives en essayant de créer une interface humains-machines capable de contrer la montée en puissance de l’intelligence artificielle. « D’ici huit à dix ans, elle pourra être utilisée par des personnes valides », assure Elon Musk. « Il est important de noter que cela dépend fortement du calendrier d’approbation réglementaire et de la façon dont nos appareils fonctionnent sur les personnes handicapées. » La question du temps semble en effet d’une importance capitale. Car le point de singularité technologique se trouverait dans un futur très proche. Ray Kurzweil, qui revendique un taux de précision de 86% pour ses prédictions, le situe en 2047. Masayoshi Son se montre plus vague, mais contemple à peu près le même horizon : « les 30 prochaines années ». Nell Watson, elle, ne se prononce pas : « Cette question reste ouverte. » Cette spécialiste de l’intelligence artificielle et de la robotique n’est même pas certaine que la singularité technologique advienne. Et elle est loin d’être la seule à douter. Les nombreux experts qui contestent l’hypothèse de la singularité technologique reprochent notamment à ses défenseurs de ne pas tenir compte des possibles limitations du progrès, telles que la finitude des ressources énergétiques disponibles.
Pour Jean-Gabriel Ganascia, professeur de science informatique à l’université Pierre et Marie Curie, la singularité technologique est un « mythe ». Pour Margaret Ann Boden, professeure de sciences cognitives à l’université du Sussex, un « cauchemar de science-fiction ». « Compte tenu de [la] tendance, il n’est pas surprenant que certains prédisent l’avènement du point dit de singularité, un concept qui définit le moment où les systèmes d’intelligence artificielle dépassent l’intelligence humaine, en s’auto-améliorant intelligemment », écrit-elle. « À ce stade, que ce soit en 2030 ou à la fin de ce siècle, les robots auront réellement pris le contrôle et l’IA aura relégué la guerre, la pauvreté, les maladies et même la mort au passé. À tout ceci, je dis : Rêvez toujours. L’intelligence artificielle générale, ou forte (IAG), reste un fantasme. Elle est simplement trop difficile à maîtriser. Et si elle voit éventuellement le jour, ce n’est pas dans un avenir prévisible. » Espérons pour Masayoshi Son, ses créanciers et ses investisseurs qu’elle se trompe. Et pour le reste d’entre nous qu’elle dise vrai.
Couverture : Darth Pepper. (Reuters)