L’œuf et la poule
Mark Zuckerberg a profité de la dernière conférence F8, rendez-vous annuel des développeurs de Facebook, pour asséner des coups à son concurrent Evan Spiegel, le PDG de Snapchat. Sans jamais les nommer – ni l’homme, ni son réseau social. Simplement en attirant l’attention de chacun sur la transformation de la fonction caméra de Facebook en véritable plateforme de réalité augmentée organisée autour de la vidéo, ce qui ressemble beaucoup à une définition de Snapchat. Quelques heures plus tôt, le réseau social révélait d’ailleurs de nouveaux filtres, permettant d’insérer dans le monde réel des objets en 3D comme des arcs-en-ciel ou des nuages…
« Les photos et les vidéos deviennent plus importantes que le texte dans la façon dont nous communiquons », s’est justifié Mark Zuckerberg. « La caméra doit donc être plus importante que le texte dans toutes nos applications. » Lesquelles ont plus ou moins récemment intégré le format des « Stories » mis au point par Snapshat : Messenger, WhatsApp et Instagram permettent désormais elles aussi de raconter sa vie avec des images et des vidéos éphémères. Facebook avait déjà lancé une application dédiée au partage privé de tels contenus, Poke, en 2012. Et comme elle ne rencontrait pas le succès escompté, il l’a supprimé et lancé, en 2014, deux nouvelles applications similaires, Slingshot et Bolt. Toujours sans grand succès. Ce pillage ne suscite guère de réactions officielles de la part de Snapchat, mais la fiancée du PDG, Miranda Kerr, s’en est indignée en février dernier. « Ne peuvent-ils pas être innovants ? Ont-ils vraiment besoin de voler toutes les idées de mon compagnon ? » a-t-elle alors fait mine de demander à un journaliste du Times. « Je suis tellement consternée… Quand vous copiez directement quelqu’un, ce n’est pas de l’innovation. » « Il est clair que Facebook se comporte comme un mastodonte qui ne veut laisser échapper aucune fonctionnalité », abonde aujourd’hui Valérie-Jeanne Perrier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication au Celsa. « Les autres plateformes sont davantage dans la segmentation. »
Cependant, Evan Spiegel s’inspire lui aussi de Mark Zuckerberg. Lors des « roadshows » qui ont précédé l’entrée en Bourse de Snapchat, en mars dernier, il a mis l’accent sur sa capacité à transformer son service de partage de textes, de photos et de vidéos éphémères en puissante plateforme centralisant contenus et médias. Autrement dit, Spiegel a mis l’accent sur sa capacité à transformer Snapchat en Facebook. Trois ans auparavant, il ouvrait au sein de son réseau social un espace dédié aux éditeurs de presse, qui ne cesse de s’étoffer. En France, Snapchat Discover devrait prochainement accueillir quatre nouveaux titres, dont Vogue et Society, portant ainsi le total à 12. Aux États-Unis, l’application rassemble déjà plusieurs dizaines de médias. « Mais elles y développent un ton et une identité graphique beaucoup plus libres que sur Facebook », nuance Valérie-Jeanne Perrier. L’ambition n’est pas le seul point commun entre Zuckerberg et Spiegel, qui n’ont que six ans d’écart. Tous les deux ont fondé leur entreprise alors qu’ils étaient encore étudiants, le premier à Harvard, le second à Stanford. Tous les deux ont également décliné des offres de rachat très généreuses. Zuckerberg a refusé les 24 milliards de dollars que lui offrait Microsoft pour Facebook en 2010. Et Spiegel a refusé les 3 milliards de dollars que Zuckerberg lui offrait pour Snapchat en 2013… Était-ce suicidaire de sa part ? Remontons dans le passé pour tenter de prédire l’avenir.
Idée fixe
28 juin 2011, jour de lancement du réseau social de Google, Google Plus. À 13 h 45, tous les employés de Facebook reçoivent un e-mail les invitant à se rassembler devant « l’Aquarium », cube vitré dans lequel trône Mark Zuckerberg. Ils estiment que l’heure est grave. Et le discours que leur sert le PDG ne les détrompe pas. Bien au contraire. D’après Antonio Garcia-Martinez, chef de produit chez Facebook pendant deux ans, Mark Zuckerberg les persuade que l’affrontement ne sera pas une simple compétition mais une question de vie ou de mort. « Vous savez, un de mes orateurs romains préférés terminait chacun de ses discours par la phrase “Carthago delenda est” – “il faut détruire Carthage” », leur confie-t-il. « Pour une raison ou pour une autre, c’est à ça que je pense maintenant. » Le susdit orateur est Caton l’Ancien, censeur déterminé à convaincre le Sénat d’anéantir la rivale de Rome, Carthage, prospère cité phénicienne établie dans l’actuelle Tunisie. « Personne ne sait s’il a véritablement prononcé ces mots, “Carthago delenda est” », précise l’historienne Corinne Bonnet, spécialiste du monde antique. « Mais ils sont représentatifs du bellicisme de Caton, et c’est l’expression qui est restée gravée dans l’imaginaire des Romains, puis dans celui des Occidentaux. » Elle désigne aujourd’hui une « idée fixe dont on poursuit avec acharnement la réalisation, et à laquelle on revient toujours », selon la définition donnée par l’encyclopédiste Pierre Larousse. Et la destruction de Google Plus est bel et bien devenue l’idée fixe des employés de Facebook.
Après avoir chaleureusement applaudi le discours de Mark Zuckerberg, ils ont imprimé leur nouvelle devise en lettres capitales sur des posters aussitôt accrochés aux murs de l’entreprise, qui tournait désormais à plein régime, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. « Il était entendu que les employés devaient être toujours présents et en service », se souvient Antonio Garcia-Martinez. « Dans ce qui a été perçu comme une aimable concession au peu d’employés qui avaient une famille, il a aussi été annoncé que les familles étaient les bienvenues le week-end et qu’elles pouvaient manger à la cafétéria, afin de permettre aux enfants de voir papa (car, oui, c’était surtout papa) un après-midi le week-end », ajoute-t-il avec ironie. « Ma compagne et notre fille d’un an, Zoë, sont venues, et elles n’étaient pas les seules, loin de là. Il était banal de voir un employé de Facebook surmené vêtu d’un sweat-shirt aux couleurs de l’entreprise passer une heure avec sa femme et ses deux enfants avant de retourner à son bureau. » L’un de ces employés surmenés, Paul Adams, avait l’oreille attentive de Mark Zuckerberg. Cet ancien designer de Google Plus n’était plus soumis à sa clause de confidentialité depuis que le réseau social était lancé, et il a guidé les premiers pas de Facebook sur le champ d’une bataille de plus en plus rude.
En septembre 2012, Google annonce que son réseau social réunit déjà 400 millions d’utilisateurs, dont 100 millions d’utilisateurs actifs. Un vent de panique souffle sur les rangs de Facebook. Puis les soldats de Mark Zuckerberg comprennent que l’ennemi gonfle les chiffres et redouble d’efforts pour l’abattre. Ils sont récompensés en avril 2014, lorsque le commandant de Google Plus, Vic Gundrota, annonce qu’il bat en retraite. « Tout le monde a poussé un soupir de soulagement. » Google Plus existe toujours en tant que plateforme. En tant que réseau social, il est mort et enterré. Mais qu’est-il advenu de la cité phénicienne ? Qu’est-il advenu de Carthage ?
Carthago delenda est
Caton l’Ancien finit par convaincre Rome de la dangerosité de l’opulente Carthage. À en croire les écrits du philosophe grec Plutarque, il a été jusqu’à présenter des figues fraîches au Sénat pour illustrer la proximité géographique des deux cités. Mais il ne vécut pas assez longtemps pour connaître l’issue de la guerre qui débute en 149 avant Jésus Christ et s’achève trois ans plus tard. « C’est la troisième guerre opposant Rome et Carthage, et pour les Romains ce doit être aussi la dernière », raconte Corinne Bonnet. « L’une des deux puissances méditerranéennes doit disparaître pour que l’autre subsiste. Il s’agit donc d’une guerre à outrance, d’une guerre à la vie à la mort. » Assiégée, Carthage « résiste jusqu’à la dernière goutte ». Puis, les Romains « progressent de maison en maison ». C’est un carnage. Polybe, qui assiste aux derniers soubresauts de la cité phénicienne, affirme que ses habitants ont été totalement exterminés. Quelques siècles plus tard, un autre historien grec, Appien, évoque le travail des « déblayeurs » qui, « équipés de haches et de crocs traînaient pêle-mêle morts et vivants pour en boucher les fondrières de la chaussée et favoriser ainsi la progression de la cavalerie qui broyait ces corps au passage ». Les bâtiments ont été brûlés. Quant aux trésors que renferme la bibliothèque de Carthage, on raconte qu’ils ont été offerts aux peuples de la Numidie pour les remercier d’avoir contribué à la victoire des Romains. On raconte aussi que du sel a été rituellement déversé sur ses terres pour les rendre stériles. Quoi qu’il en soit, la cité a été, conformément au vœu de Caton l’Ancien, détruite. Comme l’écrit André Malraux, « Carthage n’est plus que le nom de sa grandeur rayée du monde ».
« Le fait que le PDG de Facebook fasse référence à cet épisode tragique pour mener ses batailles économiques doit faire froid dans le dos à ses adversaires », souligne Corinne Bonnet. « Mais nous ne le percevons qu’à travers les yeux des Romains et des Grecs. Les autres sources ont été perdues. Or les Romains avaient tout intérêt à faire croire qu’ils avaient entièrement rasé Carthage, et ce n’est pas vrai. Il suffit d’aller sur le site pour s’en rendre compte. Des murs de la cité antique sont encore debout. Par ailleurs, “Cartago delenda est” ne constitue pas une formule magique garantissant la victoire à celui qui la prononce. » Elle a de nombreuses fois été invoquée au cours de l’Histoire, et toutes les Carthage qu’elle a désignées n’ont pas été défaites pour autant. Il est néanmoins peu probable que cela suffise à rasséréner le PDG de Snapchat.
Pas encore mort
Plus encore qu’au combat de Rome et de Carthage, la guerre que se livrent Facebook et Snapchat ressemble au combat de David et de Goliath. En effet, Facebook comptabilise 1,86 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde, contre seulement 160 millions pour Snapchat. Il dispose également d’un capital financier très nettement supérieur. Et depuis le lancement des « Stories » version Instagram en août 2016, Snapchat a montré de réels signes d’affaiblissement. Le site spécialisé TechCrunch le rapporte dès janvier 2017 : « Entre août et novembre 2016, la moyenne des visiteurs uniques par “Snapchat Story” a chuté de 40 % » selon le PDG de la plateforme Delmondo, Nick Cicero, qui a analysé 21 500 « Snapchat Stories ». Il faut dire que « Instagram Stories » a démarré très fort. En seulement 25 semaines d’existence, le service rassemblait 150 millions d’utilisateurs quotidiens. Un nombre atteint par l’application Snapchat dans son ensemble après cinq ans d’existence, en juin 2016…
Plus récemment, en avril dernier, les téléchargements de Snapchat ont baissé de 16 % par rapport à l’année précédente, tandis que ceux d’Instagram ont augmenté de 19 %. Pis encore, nombre de stars et de personnalités délaissent Snapchat au profit d’Instagram, où elles jouissent d’une audience plus importante. Même la fiancée d’Evan Spiegel a un compte Instagram, qui est suivi par plus de 10 millions de personnes. Quant à la version WhatsApp des « Stories », lancée en février dernier et baptisée « Status », elle compte déjà 175 millions d’adeptes quotidiens, soit 15 % de ses 1,2 milliard d’utilisateurs, ce qui n’est pas non plus une bonne nouvelle pour Snapchat. En revanche, « Facebook Stories » et « Messenger Day » semblent bien peu populaires. « Sur les quelques milliers d’amis que nous réunissons en cumulant nos différents comptes, seule une petite dizaine se sert de la fonctionnalité au moins une fois par jour, l’immense majorité ne l’a jamais utilisé et une grosse centaine l’a utilisé une seule et unique fois », témoignait la rédaction de Numerama en avril dernier. « Sérieusement, personne n’utilise les “Facebook Stories” », affirmait Mashable un peu plus tard.
Par ailleurs, en tentant de répliquer le succès phénoménal d’ « Instagram Stories » avec WhatsApp et Facebook, Mark Zuckerberg « pourrait finir par scier l’une des branches les plus solides sur lesquelles il est assis », estime la spécialiste des réseaux sociaux Valérie-Jeanne Perrier. « “Instagram Stories” marche tellement bien : pourquoi prendre le risque de fragiliser Instagram en dotant toutes les filiales et applications de Facebook du même format ? » s’interroge-t-elle. « La seule réponse qui me vient à l’esprit, c’est que Zuckerberg essaye de fusionner ses communautés. Mais ce n’est pas gagné. Il y a des usages très différents sur Facebook et sur Instagram. Tout comme il y a des usages très différents sur Instagram et Snapchat. Instagram est dans une logique institutionnelle. Snapchat, lui, a une vraie culture de la dérision. » C’est d’ailleurs cette culture de la dérision qui a éloigné les plus jeunes de Facebook au profit de Snapchat, ainsi que la certitude d’échapper à la surveillance de leurs parents et aux possibles retombées d’une publication maladroite. Or, Mark Zuckerberg ne parviendra pas à tuer la menace que représente Evan Spiegel s’il ne parvient pas à les ramener durablement dans son giron.
Couverture : Mark le destructeur. (Ulyces.co)