Regard fixe, sourcil légèrement froncé, Roony fait rimer la vieille école du hip-hop avec l’ère du temps. « Est-ce que tu connais Tupac ? Est-ce que tu connais Biggie ? Tu viens de te prendre une claque, maintenant tu connais Roony », balance le jeune rappeur des Hauts-de-Seine, téléphone en main, sur une antique instru d’EPMD. En quelques heures, le blaze de cet adolescent sorti de nulle part devient le plus connu de l’application Keakr. Sur Facebook, un amoncellement de commentaires élogieux célèbre sa vidéo de moins d’une minute. « Le game est là depuis longtemps les règles ne sont pas nouvelles », enchaîne-t-il. Les règles peut-être pas, mais le cadre a légèrement évolué. Depuis la création de Keakr par le MC lillois Axiom, le 21 avril, la scène française se jauge par smartphones interposés. Des flows amateurs inondent la page d’accueil, beats de Kanye West, Dr Dre, Future, Jay Z, Young Thug ou encore Mobb Deep à l’appui. Ils se répondent en battles lancées sous un abribus, au lycée voire dans un frigo. Open mic à ciel ouvert, ouvert aux chanteurs, producteurs et danseurs, le « média social des cultures urbaines » possède-t-il un modèle assez solide et attrayant pour faire émerger le prochain Booba ? La lutte pour la succession du Duc a déjà commencé en ligne.
Battle
Un vent de fraîcheur souffle sur le rap français. « En direct du frigo », annonce Sado MC en ouvrant la porte qui garde son portable froid. Majeur en l’air, bob sur la tête, le rappeur originaire de Douai entame un des freestyles les plus improbables de Keakr. Quand il a commencé les ateliers d’écriture, à 12 ans, Nassim ne s’imaginait sans doute pas en train de poser des rimes entre les yaourts et les bouteilles d’eau. Qui pouvait alors penser qu’une simple application permettrait de rapper n’importe où, n’importe comment en quelques secondes ? « Tout le secret réside dans un truc », explique Sado MC. « Ton micro est dans ton kit main libre, l’instru dans tes écouteurs. Donc tu ne déranges personne, ça donne une autre dimension. Axiom a fait un freestyle dans une salle de cinéma. Moi j’ai pu en faire à l’arrêt de bus sans déranger personne. Ça rend le freestyle plus facile à faire. »
D’autant que la banque de son, alimentée semaine après semaine par les beatmakers, se double de filtres et d’effets vocaux pour donner au débutant le plus étranger au rap un certain style. Quant à ceux qui ont l’habitude de monter sur scène, ils trouvent là un moyen de s’entraîner à peu près partout tout en recevant les avis de leurs pairs. « Comme ça réunit ceux qui pratiquent les disciplines, les retours sont d’autant plus intéressants », glisse le nordiste. Avec peu de moyens, les 11 salariés de Keakr sont parvenus à mettre sur pied une application « à la hauteur de celles qui existent aux États-Unis », ajoute-t-il. Dès le quatrième jour, Keakr revendiquait 1 420 utilisateurs, bien plus qu’escompté. Quelque 200 personnes y interagissent chaque jour, un chiffre qui devrait rapidement monter en flèche. « Nous sommes les seuls à proposer une fonction battle », se targue Axiom. Lorsqu’un défi est accepté dans les 24 heures, deux concurrents posent sur le beat choisi par l’initiateur du duel. Une journée de plus s’écoule avant que les votes soient décomptés et un vainqueur nommé. « Il y a un pote de mon crew que je n’ai jamais le temps de voir car c’est mon backeur et je suis le sien », explique Sado MC. « Donc je lui ai lancé un battle, et je l’ai battu ! Les gens qui nous ont départagés ont écouté les couplets, ils ne pouvaient pas voter à la va-vite. »
Si les vidéos de contest sont vieilles comme Internet, l’ergonomie de l’app rend l’échange à la fois aisé et épique. En deux clics, une musique d’entrée de ring retentit pour lancer les hostilités. « Sur Facebook, on se toise, on se regarde de loin, on évite de se partager les uns les autres », observe le rappeur du Nord. « Sur Keakr, on n’hésite pas à regarder les vidéos. » Mieux, les commentaires encourageants débouchent parfois sur des échanges plus longs voire sur des rencontres dans la ville de l’un ou l’autre. « La preuve est faite qu’il y avait un problème de filière », lance Axiom, convaincu de l’intérêt du projet par son succès précoce.
Le faiseur
L’important n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. Axiom avait 20 ans quand cette phrase de La Haine résonnait dans toute la France. Depuis la sortie du film, en 1995, cet enfant du Nord d’origine marocaine a beaucoup chuté et est encore loin de se poser, toujours entre Paris et Lille quand il ne poursuit pas l’une de ses mille idées ailleurs. Dix ans plus tard, il se faisait connaître du grand public en publiant une lettre énervée à l’heure où la révolte grondait dans ce qu’on appelle « les quartiers ». Entré en politique comme on entre en indignation, Hicham Kochman a « un peu délaissé le rap » pour défendre des causes au sein d’une pléiade de mouvements, l’un en faveur du dialogue entre les institutions et la banlieue, l’autre contre les contrôles au faciès. Mais constatant le « manque de plate-forme » vouée à la promotion de la culture hip-hop, il s’est escrimé à monter une institution, le « Flow », à Lille en 2014. « Une galère », juge-t-il sans regret tant les pesanteurs des pouvoirs publics le lassent.
Axiom entreprend alors « plein de choses sans structures », trébuche pour revenir à son projet de plate-forme sous une forme plus légère mais non moins sérieuse : un support numérique. Rivé à sa console autant qu’à ses brouillons de rap quand il grandissait dans le quartier de Moulins, au sud de la capitale des Flandres, il s’est ensuite forgé une âme de geek en manipulant les séquenceurs pour se faire ses propres instrus. Autant dire que les machines lui sont familières. Mais là encore, bien des écueils font écran. « On a besoin de se planter pour apprendre », philosophe le beatmaker et rappeur. « Il y a eu tellement d’échecs dans tout ce que j’ai fait, c’est génial. » Reste à donner forme à une équipe et à trouver des fonds.
Autodidacte, le « faiseur » doit prospecter au-delà de son clan, noyau dur d’une arborescence en devenir. « Trouver les bonnes personnes, c’est la chose la plus difficile à faire », estime-t-il. « Ça nécessite de laisser du temps au temps pour comprendre qui sont les bonnes. » Keakr est créé fin 2015. Le projet mûrit, passe entre les murs d’incubateurs « de merde », se peaufine au contact d’ingénieurs, arrive aux oreilles de startuppers peu scrupuleux qui le copient, et finit par être présenté à qui veut bien le soutenir. « Quand il est venu me voir il y a plus d’un an, Axiom n’avait pas de produit mais il avait beaucoup réfléchit », se souvient l’investisseur Mathieu Daix, co-fondateur de Daphni. Son discours « sur l’industrie de la musique, sa frustration de ne pas maîtriser ces outils, la façon dont il a été dépossédé des moyens de production de sa musique au fur et à mesure de sa carrière », convainc. L’artiste a vécu la dématérialisation de la musique comme une sorte de dépossession et veut donner à la communauté hip-hop les moyens de se mettre en valeur. Mais ces bouleversements ont échaudé tout le monde. « Une opération sur une société jeune comme celle-ci, c’est très risqué », estime le banquier Thomas Neveux. D’autant que les échecs dans le secteur musical se sont enchaînés aussi vite que Myspace a disparu de la Toile. Non seulement « le marché déclinait en valeur chaque année », mais « on n’a jamais su faire un réseau social autre que professionnel qui marche en France », ajoute Mathieu Daix. Le vent est peut-être en train de tourner. « Quand l’album de Damso est sorti, sept de ses titres étaient dans le Top 10 de Spotify », remarque Mathieu Daix. Dans le pays du rappeur, la Belgique, Keakr a dû ralentir son activité tant les utilisateurs donnaient du travail à la petite équipe de 11 personnes. Pour l’heure, elle s’apprête plus simplement à conquérir la France.
Turfu
Bien que Keakr se soit lancé à bas bruit, le bouche à oreille commence à faire son effet. Partagée par Thomas Njigol sur Twitter, l’application est squattée par le rappeur Némir. Axiom promet beaucoup d’autres gros noms : « Ils sont tous là, je n’ai qu’à appuyer sur le bouton et ça va déferler. » Victime de son succès au départ, l’équipe s’attend donc à croître et à apporter des retouches au fur et à mesure. En à peine un mois, dix mises à jour ont déjà été apportées. « Une application doit être en constante évolution, surtout dans les premiers jours, car sinon les gens s’en lassent », pense justement Nassim. « Je le dis en connaissance de cause car j’en utilise beaucoup. »
Qu’importe son développement, Keakr restera gratuit, assure Axiom. Mais il lui faudra un jour trouver des moyens de rentabiliser l’investissement de départ. « Ce genre de projet se finance soit par la pub, soit par l’abonnement, soit par l’événementiel », détaille Thomas Neveux. « À ce stade, vous n’avez pas intérêt à monétiser car la pub et l’abonnement sont mal perçus. Il faut d’abord acquérir de la clientèle pour ensuite proposer des fonctionnalités premium payantes. Par exemple, une masterisation ou l’inscription à une battle. » Pour l’heure, la start-up planche sur l’organisation de soirées à même de réunir la communauté qui prend forme. Elle espère du reste se faire une place sur le marché des médias sociaux en étant en phase avec son public. « Bien sûr il y aura des stars, des gros clips, mais ça c’est l’évidence », indique Axiom. « Nous voulons révéler, accompagner et aider à progresser. »
Vendredi 19 mai, l’équipe a réalisé sa première interview qu’elle s’est empressée de diffuser, pour mettre en avant la rappeuse de Roubaix Punchlynn. Laquelle a reçu énormément de messages de soutien. « Les filles sont un peu moins actrices alors qu’elles sont présentes », constate Axiom. « Mais quand une s’y met, beaucoup suivent. » Si bien qu’il espère réformer de fond en comble la communauté hip-hop. « J’aime beaucoup ce que font certains, il y a des bons potentiels », juge Sado MC. « J’ai vu Roony, il fait ça très très bien. Il a eu près de 500 j’aime, ça va le porter vers le haut. » Depuis son plébiscite, le jeune des Hauts-de-Seine a déjà eu le temps de monter un groupe et ambitionne de sortir un album. Maintenant tu connais Roony.
Couverture : Qui sera le prochain Kendrick ?