Le plus beau chien du monde
Chaque année, le monde canin s’expose dans un pays différent, au World Dog Show. On peut y voir des chiens franchir des obstacles insensés, plonger, saisir des frisbees au vol, rassembler un troupeau de chèvres, et même danser. Mais l’essentiel est de les admirer. Car les épreuves les plus attendues et les plus valorisées du World Dog Show sont les concours de beauté. L’un d’eux, le « Best in Show », consacre le champion du monde à quatre pattes. C’est lui qui met fin à plusieurs jours de fébrilité pour des milliers de cynophiles, en réunissant les gagnants de chaque catégorie. Il oppose des spécimens aussi éloignés que des dobermans et des chihuahuas – non pas à coups de crocs et de griffes, mais à coups de brosse et de vitamines.
Le poil est donc particulièrement brillant en ce jour de juin 2016, et l’œil vif, l’allure fière, tandis que les prétendants au titre effectuent un dernier tour de piste au centre des expositions Crocus de Moscou. Sagement alignés devant le podium tant convoité par leurs maîtres, ils sont examinés et palpés par le juge Eugeny Erusalimsky, qui va désigner les finalistes. Le public, juché sur des gradins, retient son souffle. Vient d’abord le numéro quatre, un chien de Rhodésie à crête dorsale. Puis le numéro trois, un braque de Weimar, et le numéro deux, un cocker spaniel. Et enfin, le grand vainqueur de la compétition : un terrier noir de Russie baptisé Fine Lady S Zolotogo Grada. Sa propriétaire se rengorge. Sur l’écran qui domine la scène explosent des feux d’artifice. Les photographes s’avancent vers « le plus beau chien du monde » ; les flashes crépitent. Surnommé « le Terrier de Staline », le Terrier noir de Russie a été créé en URSS dans les années 1950, à partir d’une vingtaine de races de chien, dont le Schnauzer, l’Airedale, le Rottweiler et le Terre-Neuve. L’élevage initial a été supervisé par l’école militaire de Moscou, et les premiers spécimens étaient logés dans le chenil de l’Étoile rouge. Le but était de produire un compagnon d’armes à la fois grand, courageux, maniable et polyvalent. Mais les critères esthétiques jouent un rôle de premier plan dans la perpétuation du Terrier noir de Russie. Selon la Fédération cynologique internationale, organisatrice du World Dog Show, il doit par exemple avoir une allure « harmonieuse » et porter sa queue « gaiement ». Quant à son poil, il doit former « sourcils, moustaches et barbe abondants ».
En réalité, ce type de critères sont pris en compte dans la perpétuation de toutes les races de chien. Et ce depuis que l’Homme en crée. C’est-à-dire depuis l’Antiquité, qui distingue trois types de chiens : le lévrier pour la chasse, le berger dans les campagnes et le molosse dans les arènes. « Le film américain Gladiator y fait référence de manière totalement anachronique en montrant un berger allemand, race qui n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle », s’amuse l’historien Fabrice Guizard, co-auteur de l’ouvrage Une Bête parmi les hommes : le chien. De la domestication à l’anthropomorphisme. D’après lui, la notion même de race n’apparaît qu’au XIXe siècle. Appliquée à la biologie, elle encourage la sélection artificielle et le croisement dirigé des animaux domestiques, pratiques qui s’épanouissent d’abord en Angleterre. La reproduction se fait alors en accord avec des standards établis de façon arbitraire, et selon les qualités psychologiques et physiques souhaitées chez l’animal. « L’une des conséquences a été le raccourcissement général des museaux. C’est ce qu’on appelle le pédomorphisme. Le chien garde sa tête de chiot afin de paraître plus amical et attendrissant. »
Une autre conséquence est l’incroyable variété de l’espèce. Il existe aujourd’hui plus de 300 races de chien. Mais des problèmes n’ont pas tardé à se manifester. Dès la fin du XIXe siècle, la quête malsaine d’une prétendue « pureté » des races canines, et le manque de diversité génétique qui en résulte, ont conduit au développement de faiblesses spécifiques et de maladies chroniques. Les bouledogues ont par exemple des difficultés respiratoires, tandis que les bergers allemands souffrent souvent de paralysie des pattes arrières à la fin de leur vie. « Le chien a été, de ce point de vue-là, fragilisé », résume Fabrice Guizard.
Les loups apprivoisés
Notre vanité a interrompu 50 millions d’années de sélection naturelle. Au tout début de cette chaîne se tient le Miacis, petit mammifère préhistorique qui serait l’ancêtre de tous les carnivores. Vient ensuite l’Amphicyonidae, « ours-chien » qui a colonisé le nord de tous les continents entre le milieu de l’Éocène et le Pléistocène. À la même époque surgissent le fameux Loup gris et le moins connu Tomarctus, animal à la mâchoire particulièrement puissante, à la longue queue et aux griffes pointues. Une autre espèce disparue, le Cynodictis, se sépare en deux types de canidés. L’un se répand en Afrique, l’autre en Eurasie. On ne sait toujours pas avec certitude à quel moment les loups ont fini par donner naissance aux chiens tels que nous les connaissons. Et au cœur de ce mystère se trouve celui de la domestication.
Il est généralement admis qu’elle a eu lieu il y a environ 15 000 ans, lorsque des loups ont commencé à se rapprocher des fermes pour se nourrir de nos déchets. Selon cette théorie, les plus jeunes d’entre eux se seraient ainsi habitués à la présence de l’Homme, jusqu’à se laisser apprivoiser. Mais elle est loin de convaincre l’ensemble de la communauté scientifique. Dans un article publié en 2009 par la revue American Scientist, l’anthropologue Pat Shipman rappelle que des empreintes de grand canidé accompagnant des pas d’enfant ont été découvertes au fond de la grotte de Chauvet. Fixées dans de l’argile, elles s’étendent sur plus de 45 mètres. Et n’étonneraient pas l’historien Fabrice Guizard, qui juge « probable que le chien a d’abord été utilisé non pas, comme il est souvent avancé, pour accompagner les hommes à la chasse, mais pour protéger les femmes et les enfants ». Cet enfant-là semble déraper légèrement dans l’argile alors humide. Il devait avoir huit ans et mesurer 1,40 m. On suppose également qu’il tenait une torche, car des traces de charbon ont été retrouvées à proximité. Or, ce charbon aurait 26 000 ans… Une jolie scène qui tend à prouver que les humains et les loups se sont alliés bien avant que les fermes des premiers n’allèchent les seconds. Les deux espèces se seraient en réalité choisies mutuellement, parce que la taille et l’organisation de leurs « meutes » respectives se ressemblaient. Cela expliquerait la très grande complicité qui nous lie au chien. Et si la grotte de Chauvet ne comporte aucune représentation peinte de canidé, il n’est pas interdit de penser que c’est parce que ces animaux bénéficiaient d’un statut particulier du fait de leur proximité avec les « chasseurs-cueilleurs ».
C’est du moins ce que suggèrent des ornements vieux de plus de 30 000 ans. Près de deux tiers d’entre eux se composent en effet de dents de loup ou de chien, alors même que ces animaux étaient rares et constituaient seulement 3 % de la faune totale. « La personne qui portait une dent de canidé perforée il y a 33 000 ans s’est-elle ainsi proclamée membre du groupe qui a domestiqué les chiens ? » s’interroge Pat Shipman. « Possiblement. Domestiquer les chiens a été une réalisation humaine remarquable qui a certainement donné un avantage sélectif déterminant à ceux qui l’ont accomplie avec succès. Ils avaient de bonnes raisons de se vanter de leur réussite en arborant des dents de canidé. »
Des crânes de canidé tout aussi anciens que ces dents, et enterrés de manière rituelle, ont d’ailleurs été découverts en République Tchèque. Cela ne signifie pas forcément qu’ils appartenaient à des animaux apprivoisés, mais témoigne, là encore, du statut particulier accordé au chien par l’Homme. Et cette fois, jusque dans la mort. « Non seulement l’Homme a continué à donner des sépultures au chien, mais il a aussi fait de lui son compagnon vers l’au-delà », affirme Fabrice Guizard. « Dans l’Égypte antique, le dieu des morts, Anubis, a une tête de chien. Dans la mythologie grecque, Cerbère garde la porte des Enfers. Au Moyen-Âge, l’animal est souvent représenté au pied de son maître défunt. » Un rôle ambigu qui éclaire sans doute « une relation pas toujours aussi amicale qu’on veut bien le croire chez nous ».
Une relation ambiguë
En 2011, les fouilles archéologiques de Guimps, en Charente, révèlent un squelette de chien datant de la fin du Moyen-Âge. Son analyse montre que l’animal était fréquemment battu et que, s’il a survécu à ses blessures, un boitement limitait fortement son utilité. Les chercheurs en ont déduit qu’il avait passé la fin de sa vie à quémander ou à chaparder sa nourriture, errant d’une ferme à l’autre. Et pourtant, il a été inhumé « proprement », avec « dignité » et « respect ». « C’est là que réside tout le paradoxe », souligne Fabrice Guizard. « Dans la tombe de ce chien maltraité, puis abandonné et finalement honoré. » Les paysans français de l’époque semblent en effet écartelés entre reconnaissance et défiance vis à vis de l’animal qui leur est le plus familier.
À l’église, la figure du chien devait le plus souvent avoir une connotation négative, comme c’est le cas dans l’Ancien Testament. « Traditionnellement, le Diable prend même la forme d’un chien noir, pouvant se dissimuler dans la nuit et attendre que son maître s’endorme pour l’attaquer. Car s’il est déjà perçu comme un animal obéissant, on craint toujours qu’il ne se retourne contre nous. Il incarne l’ennemi intérieur de chacun. » Une peur irrationnelle alimentée par un danger bien réel : la propagation de la rage. Le chien n’en est pas moins indispensable. Il chasse, il protège, il garde. L’encyclopédiste du VIIe siècle Isodore de Séville n’hésite donc pas à louer sa fidélité, son intelligence et sa sensibilité. Le chien est par ailleurs un élément de distinction sociale : « Les seigneurs font étalage de leur pouvoir avec le nombre et la taille de leurs chiens de meute », explique en effet Fabrice Guizard. Plus tard, le chien deviendra même l’animal fétiche des rois et des reines. « Henri III s’entoure d’épagneuls papillons. Filou, le caniche de Louis XV, est connu pour avoir tous les droits dans l’entourage royal. Marie-Antoinette prend la pose avec son carlin. » C’est la mode des « toutous », ces petits chiens de compagnie considérés comme « inutiles » par le naturaliste suisse Conrad Gessner au XVIe siècle.
Au XVIIIe siècle, ils peuplent la littérature et la peinture européennes, et leur signification est alors pour le moins surprenante. « [Le chien traduit] les modulations ludiques propres aux mises en scène du désir », écrit Olivier Leplatre, professeur de lettres à l’université Jean Moulin Lyon 3. « Il a été élu comme l’animal de l’entre-deux : pour l’imagination libertine voire pornographique, son extrême domestication en bête de coussin, en bibelot de boudoir, n’a pas effacé son appartenance à une extériorité plus sauvage et au monde primaire de la pulsion. » Dans le tableau Jeune fille faisant danser son chien sur son lit de Jean-Honoré Fragonard, par exemple, la jeune fille en question est renversée sur le dos, les jambes dressées et dénudées, et seule la queue touffue de son « toutou » dissimule son sexe et ses fesses… Mais le règne des chiens de compagnie ne s’étendra véritablement qu’à la fin du XXe siècle. Avant de pouvoir se repaître du titre de « meilleur ami de l’Homme », le chien, en dehors des cercles les plus privilégiés, a dû continuer de se rendre utile – parfois de façon inattendue.
En 1888, l’Allemand Heinrich Feldt met au point une machine censée faciliter le travail des couturières en accrochant un chien aux leviers. Quelques années plus tard, les Américains ne veulent plus se casser le dos pour faire du beurre et un ingénieur pense trouver la solution en installant un tapis roulant sur une baratte pour permettre à l’animal de raffermir la crème à l’aide de ses pattes. L’Armée américaine a commencé à entraîner des chiens en 1942. Aujourd’hui encore, les chiens-militaires jouent un rôle important. Ils détectent les explosifs, localisent les blessés, explorent les terrains jugés trop risqués pour les soldats. Des chiens sont aussi utilisés par la police et la gendarmerie, que ce soit dans la lutte contre le trafic de stupéfiants ou dans la lutte contre le terrorisme, comme nous l’a rappelé le triste destin de Diesel, malinois tué lors de l’assaut du RAID contre la planque d’Abdelhamid Abaaoud, le 18 novembre 2015 à Saint-Denis. Nombre de skieurs piégés par une avalanche sont sauvés par des chiens-secouristes, et nombre de mal-voyants assistés par des chiens-guides. Des chiens sont capables de détecter le cancer du sein, ou encore de surveiller le taux de glycémie des personnes atteintes de diabète. Certains participent même à des programmes aérospatiaux. D’autres se contentent d’être beaux. Ils se font certainement bichonner en prévision de la prochaine édition du World Dog Show, qui aura lieu à Leipzig en novembre 2017.
Couverture : Du loup au chihuahua. (Ulyces.co)