À l’intérieur d’un vieil hôtel à la lisière de la vieille ville de Mossoul-Ouest, un tireur d’élite de la police fédérale pointe son fusil. Depuis l’extérieur de la pièce, un fin rayon de lumière vient frapper son viseur et se reflète dans ses yeux. Il se concentre, le regard fixe à travers une petite fissure entre des blocs de béton, du bois et un vieux drap. La respiration de l’officier ralentit jusqu’à se suspendre alors qu’il appuie progressivement sur la détente de l’arme La détonation se répète en écho et la cartouche éjectée débite un morceau de béton. Le policier prend quelques secondes pour examiner la position de tir de Daech, vers laquelle il vient d’envoyer une balle de 7,62 × 54 mm R. Puis il s’éloigne de la fissure. Il s’assied sur une chaise en plastique et recommence à plaisanter avec un collègue tandis que l’odeur de propergol flotte dans l’air.
Quand vient l’orage
Comme sur la corniche, les combats dans le sud-ouest de la vieille ville progressent lentement. La bataille de Mossoul est une des plus grandes batailles urbaines depuis la Seconde Guerre mondiale, et l’armée irakienne comme Daech emploient des snipers et des tireurs d’élite pour se cibler l’un l’autre, à travers un dense labyrinthe d’immeubles. L’appui aérien rapproché est crucial pour les opérations de l’armée irakienne en cours à Mossoul-Ouest, mais il est souvent compromis par les tempêtes saisonnières. Le mardi 6 avril 2017, le gouvernement irakien a confirmé qu’un de ses hélicoptères d’attaque avait été descendu alors qu’il survolait la ville, causant la mort de deux membres de l’équipage. Le combat urbain est un type de guerre des plus dangereux. L’ennemi peut se dissimuler dans un millier d’endroits différents. Passer une seconde ou deux à découvert peut être mortel. Quant à l’attaque, elle est plus facilement trahie par le mouvement et les ombres que dans les autres environnements.
Les tireurs d’élite doivent être extrêmement prudents. « Nous devons être sûrs de notre coup lorsque nous tirons », affirme un officier de police, avant d’ajouter que son groupe a tué un combattant de Daech la nuit dernière. Nous sommes le 1er avril. Les officiers s’éloignent rapidement des positions de tir, évitant soigneusement certains endroits à l’intérieur des pièces – des endroits qu’ils savent être dangereux, à l’instar de la fine porte de métal située à côté de l’un des tireurs d’élite. Un homme désigne le velux complètement détruit qui se trouve au-dessus et dit : « kinas », le mot arabe pour « sniper ». Il ne reste plus de verre dans la fenêtre et les trous causés par les balles de Daech criblent le mur d’en face.
Dans une petite pièce voisine, Abbas, un tireur d’élite de la police, examine les alentours à travers un trou creusé dans un mur. Il a repéré du mouvement dans un autre immeuble. Assis sur une vieille table, Abbas pose son fusil russe AKM – bizarrement équipé des pièces et du frein de bouche d’un fusil AK-103 – sur le bord du trou et appuie fortement sur la détente, libérant une puissance de feu automatique et déchargeant ses 30 cartouches. Les officiers de l’équipe ont repéré plusieurs combattants de l’État islamique aux alentours. L’un d’eux utilise une application de géolocalisation sur un smartphone pour marquer leurs positions. À l’extérieur, le combat commence à s’intensifier. Au son des fusils se mêlent les longues rafales de mitrailleuses, les bruits sourds des explosions d’obus de mortiers irakiens et le canon de 30 mm à tir rapide d’un hélicoptère Mi-35 assurant le soutien aérien. Un artilleur ouvre le feu avec une mitrailleuse PK depuis la position du sniper dans la pièce voisine. Le bruit et la secousse provoqués par le tir d’un lance-grenades RPG-7 sur le toit se répercutent dans tout l’hôtel.
Mais les tirs ne vont pas tous dans la même direction. Dès que les soldats s’éloignent de leurs positions, plusieurs balles de Daech atteignent les briques de l’hôtel avec un bruit mouillé, tout près de l’endroit où se tenait la police. Après une courte discussion, les officiers préparent un nouveau tir de RPG-7 sur le toit. Un homme prénommé Ali, la tête ceinte par une écharpe, prend l’un des lance-roquettes de l’équipe et gravit quelques volées de marches au coin de la pièce. Il reste courbé tout au long de l’ascension de l’escalier entouré de murs en briques. Ceux qui délimitent le toit sont bas, et Ali doit s’accroupir pour rester à couvert. Il discute de la meilleure façon d’atteindre la cible avec un collègue. D’autres officiers leur crient des informations depuis l’étage inférieur. Ali avance sur le toit et, toujours accroupi, place le lance-roquettes et son missile bulbeux sur son épaule. Les yeux clos, le policier se fige. Pour faire feu, Ali va devoir s’élever au-dessus des murs et s’exposer au regard de n’importe quel sniper de l’EI – ce que les actuels échanges de coups de feu tout autour de l’hôtel rendent encore plus dangereux que d’habitude.
Après avoir pris une profonde inspiration, Ali se dresse en lançant un cri puissant. En bas, ses amis occupent toutes les positions de tir disponibles et commencent un tir de couverture qui va crescendo – de manière à donner à Ali le temps d’envoyer la roquette. Celui-ci regarde une dernière fois sa cible avant de presser la détente. La roquette s’élance hors du canon avec un grand fracas. Ali recule alors que l’explosion projette des débris noirs sur toute la surface du toit. S’attarder ici n’étant pas une option, Ali se précipite vers l’escalier et descend rapidement à l’étage inférieur. En se dressant pour tirer, Ali s’est exposé moins de deux secondes – le temps d’une vie à Mossoul-Ouest. En bas, le reste de l’équipe d’Ali s’est elle aussi repliée. Elle est en train de réaliser la tâche laborieuse de recharger les ceintures de munitions de ses mitrailleuses PK. Chaque homme jette le contenu de petites boîtes de munition en carton dans un sac à dos, puis attrape les cartouches et les enfonce dans la ceinture noire et métallique de la machine.
Ali met une autre roquette dans son lanceur RPG-7. Satisfait de voir que la roquette est correctement chargée, il appuie prudemment le lanceur contre un mur, entre deux missiles – prêt à être utilisé lorsque la prochaine cible se présentera. Ali sourit en apprenant que l’immeuble qu’il a touché est en feu, car cela signifie que Daech ne peut pas l’utiliser pour le moment. Les policiers restent éloignés de leurs positions de tir tandis qu’ils s’assoient pour discuter. Ali imite le tir du RPG-7 pour ses amis. Les hommes sont en train de rire lorsque les balles de Daech frappent l’hôtel. Plusieurs d’entre elles perforent la porte de métal qui jouxte une fenêtre condamnée, et du verre tombe d’un velux situé en haut de la pièce, des cartouches s’encastrent dans le mur. Impassibles, les officiers continuent de bavarder. À l’extérieur de l’hôtel, un officier de la police fédérale sprinte à travers une rue connue pour être dans le viseur d’un sniper de Daech. Lui et un groupe de collègues préparent un déplacement pour renforcer une autre position dans un immeuble voisin. Un mitrailleur ajuste une dernière fois la ceinture de munitions enroulée sur ses épaules, s’assurant qu’elle reste en place lorsqu’il bouge.
La pluie commence à tomber des nuages gris qui surplombent la ville. La lumière faiblit et il devient particulièrement dangereux de se trouver sur la ligne de front, car les miliciens de l’État islamique profitent habituellement du mauvais temps pour attaquer, sachant que l’appui aérien est alors impossible. Tandis que l’obscurité s’étend et que le rythme de la bataille de la vieille ville de Mossoul s’accélère, le grondement du tonnerre se mêle au son des explosions.
La taxe des trous
Avec l’aurore débute le jour suivant. Pendant la nuit, une épaisse couverture de brouillard a enveloppé la ville, réduisant la visibilité à moins de dix mètres. Mais Mossoul-Ouest est paisible, et malgré les combat de la veille au crépuscule, l’État islamique n’a pas profité de la pluie ou du manque de visibilité du matin pour mener une attaque. Bientôt, le Soleil commence à percer le brouillard, supprimant ainsi l’avantage qu’il aurait pu donner aux miliciens. À environ un kilomètre de l’hôtel où les tireurs d’élite de la police fédérale travaillaient la veille, une équipe de soldats de la Division d’intervention d’urgence (ERD) tirent au mortier sur les positions de Daech dans la vieille ville.
Cette équipe utilise deux types différents de mortier – des M37 de 82 millimètres fabriqués en Russie – courts, trapus et gris – et des M29 de 81 millimètres fabriqués aux États-Unis – longs, fins et verts. Telle une machine bien huilée, les hommes retirent l’emballage, enlèvent les charges propulsives supplémentaires et mettent les obus dans les machines prêtes à faire feu – mais les goupilles de sécurité restent en place. Les soldats prennent soin de ne pas mélanger les deux machines, même s’il n’y a qu’un millimètre de différence entre elles, car ils ne veulent pas risquer de mettre accidentellement le mauvais obus dans le mauvais canon. À chaque fois que les mortiers tirent, le chef de l’équipe reçoit des coordonnées par radio. Lui et son assistant les rentrent dans une machine pour acheminer le prochain obus jusqu’à la cible adéquate. L’ERD est la force offensive de l’armée irakienne. Aucune attaque de l’unité n’est prévue aujourd’hui, mais elle a tout de même placé des équipes sur la ligne de front et le groupe de tireurs au mortier doit soutenir ses propres positions et celle de la police fédérale, qui doit quant à elle tenir toute position reprise à l’ennemi.
Au centre de la vieille ville se trouve la mosquée d’al-Nuri, où le leader de Daech Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé « l’État islamique » en 2014. Reprendre la mosquée serait bien évidemment une victoire symbolique pour les forces irakiennes, mais les commandants irakiens pensent que Daech serait capable de démolir le bâtiment vieux de 800 ans avant que les troupes ne l’atteignent. La route qui mène à l’hôtel où la police fédérale s’est battue la veille est à la fois longue et large. Elle ne constitue pas une ligne de front mais elle est loin d’être sûre. Pour suivre cette route vers le nord, il vaut mieux disposer d’un véhicule blindé, car les allées et les routes plus petites menant à la vieille ville sont dans le viseur des snipers de Daech. Comme pour le rappeler aux troupes irakiennes, des balles frappent occasionnellement les routes tandis que les soldats sprintent entre les immeubles. La défense irakienne consiste ici en plusieurs remparts de terre. Chacun d’eux est un obstacle à toute contre-offensive de Daech.
Les véhicules de transport de troupes blindés à huit roues BTR-94 – version ukrainienne du véhicule russe BTR-80 –, des véhicules de sécurité blindés M1117, et même des tanks T-72 de la neuvième division blindée de l’armée irakienne, se tiennent prêts à intervenir dans la zone. Des Humvee blindés, très nombreux durant ce conflit, vont d’une position à l’autre afin que leurs conducteurs y déposent des renforts et du matériel. Dans une allée toute proche, un officier de la police fédérale marche en direction de la ligne de font. Cette allée, qui longe la vieille ville, fait seulement trois mètres de large. Les passages qui s’enfoncent à l’intérieur des plus anciens quartiers de Mossoul sont encore plus étroits. Les Irakiens n’utilisent pas seulement ce type d’allées pour rejoindre la ligne de front. Un dédale de trous de lapins, creusés par les miliciens de Daech avant la bataille, relie plusieurs immeubles entre eux. L’EI a d’ailleurs extorqué une « taxe des trous » aux habitants pour amortir les frais de ce labeur, leur donnant seulement le choix de payer ou de partir, selon le site al-Monitor. Ces trous fonctionnent comme un réseau de tunnels souterrains efficace.
Dans cette partie de la ville, les troupes irakiennes et les miliciens de Daech sont très proches les uns des autres. Se basant sur une application de géolocalisation sur son téléphone, un officier affirme que la plus proche des positions de Daech ne se situe qu’à 33 mètres de là. Il rectifie lorsque son téléphone reçoit un meilleur signal : « 19 mètres, en fait ! » À certains endroits, la ligne de front se résume à une fine porte, souvent criblée de balles et consolidée avec du métal et des appareils ménagers. Dans cette partie de Mossoul, les dommages causés aux habitations sont importants – effet secondaire inévitable de la guerre urbaine. D’après un officier de la police fédérale, ce sont les replis des miliciens qui causent le plus de dégâts. « Daech brûle ses positions quand il bat en retraite », explique-t-il en désignant une pièce noircie par la suie que les miliciens de Daech ont auparavant utilisée comme position. « Ils se servent de la fumée comme d’une couverture. »
Sur le toit
Perchés sur un toit, deux officiers de la police fédérale se relaient pour observer les actuels positions de l’État islamique. L’un d’eux, Mohammed, la tête ceinte d’une écharpe, sourit tout en assurant qu’il est « le sniper numéro un ».
Des cartouches vides, des morceaux de béton ébréchés et des bouteilles en plastique jonchent le sol. Il y a aussi un grand nombres de goupilles de grenade. Les hommes présents disent que les deux camps s’envoient fréquemment des grenades d’un toit à l’autre, du fait de leur proximité. Puisque personne ne lance de grenades pour le moment, la mission des hommes du toit est d’observer et de tirer sur tout milicien en vue. Mohammed appelle un autre policier, qui apporte une mitrailleuse PK sur le toit. Tandis qu’ils discutent, le second officier met l’arme sur son épaule et pose le canon entre les briques décoratives qui ornent le haut du mur entourant le toit. Il décharge la moitié d’une ceinture de munitions à travers ces briques. Un obus de mortier irakien, lancé depuis un endroit invisible, atterrit sur l’immeuble voisin. Un officier de police jette un coup d’œil à travers les briques pour voir où il a frappé. Il plonge de nouveau à l’abri du mur et lâche « asli » avec un grand sourire – compliment arabe qui se traduit littéralement par « original ».
L’obus a atterri sur une position de Daech bien connue. L’écho à la fois tranchant et assourdi des coups de fusil monte des étages au-dessous tandis que des hommes tirent de l’intérieur. Les balles tirées en retour par les miliciens s’abattent sur le toit. Un obus de mortier de Daech atterrit à environ 150 mètres, frappant un immeuble de notre côté de la ligne de front. Mais sur le toit, personne ne semble s’en soucier. Une brève accalmie de trente secondes prend le champ de bataille. Personne, des deux côtés, ne tire plus. Le seul bruit qui se fait entendre provient de deux hélicoptères d’attaque patrouillant au loin et d’un avion de la coalition volant haut dans le ciel. L’accalmie s’achève lorsqu’une lourde mitrailleuse décharge des centaines de cartouches et que le canon à tir rapide d’un Mi-35 commence à éructer. Aussitôt, le reste des troupes irakiennes et des miliciens de l’EI reprend le combat.
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Deux policiers sont assis sur le toit, dans le soleil de l’après-midi. Les mouches volent entre les restes du déjeuner – la nourriture, placée dans des boîtes de polystyrène grandes ouvertes, se dessèche lentement sous l’effet de la chaleur. Mohammed, né il y a 28 ans à Al-Kût, ville de l’est de l’Irak, compte se marier une fois la guerre terminée, bien qu’il soit encore célibataire. « Daech est cruel avec les gens », dit Mohammed, ajoutant qu’il est terrible de voir les civils locaux essayer de fuir le territoire de l’EI pour leur propre sécurité. Dix minutes plus tard, davantage d’officiers de la police fédérale arrivent sur le toit. Trois hommes commencent à recharger des ceintures de munitions pour la mitrailleuse. Un officier se sert d’un morceau de bois pour pousser les balles dans leur position finale, tout en s’assurant qu’elles sont correctement placées.
De plus en plus d’officiers s’entassent sur le toit. En tout, il y a maintenant huit policiers accroupis derrière le mur. Ce renfort était nécessaire car une autre équipe de police se prépare à traverser la rue, en direction du quartier d’où l’État islamique nous a tiré dessus. L’équipe du toit va produire un tir de couverture pour aider ses collègues à effectuer cette périlleuse traversée. Les hommes se mettent en position et appuient deux lanceurs RPG contre un mur – juste au cas où. L’un d’eux regarde à travers le viseur d’un fusil PSL, ses yeux s’étrécissant tandis qu’il examine les positions ennemies, à la recherche du moindre signe de mouvement. Les officiers discutent de leurs cibles. Quelque part en-dessous de nous, un homme pousse un cri. La mitrailleuse PK commence à faire feu avec éclats, et le tireur d’élite muni du PSL fait partir un coup ciblé. Les autres hommes se dressent tour à tour pour tirer. Ils tirent de rapides coups uniques, certains faisant passer leur arme au-dessus du mur sans se montrer, gardant leur corps à couvert autant que possible.
La fusillade dure deux minutes. Elle s’achève lorsque les collègues ont terminé de traverser la route. Des voix assourdies s’élèvent depuis les immeubles de l’autre côté de la rue – les policiers ont survécu. Les hommes de l’équipe échangent des plaisanteries en se remettant à couvert. Sans y prendre garde, deux combattants de Daech ont choisi le pire moment possible pour traverser une autre partie de la rue, située à une centaine de mètres. Le mitrailleur et le sniper les ont tués tous les deux. Les combattants islamistes ripostent aussitôt, en lançant un obus de mortier qui explose sur le toit d’un immeuble à 50 mètres de nous et fait s’effondrer une partie de la maçonnerie sur la rue en-dessous. La poussière de la détonation s’attarde dans l’air de l’après-midi. Les miliciens font crépiter un feu cinglant, visant la police sur le toit.
Des balles giflent le mur de béton, mais la plupart passent par-dessus les têtes. La fusillade est inefficace. Mohammed et un ami descendent du toit en riant et en plaisantant au téléphone. Deux officiers restent sur le toit et les autres membres de l’équipe s’engouffrent à l’intérieur, où ils s’assoient et discutent pour passer le temps, en attendant que cesse la fusillade. Sur le toit, les deux officiers examinent les immeubles alentours à la recherche du moindre signe de mouvement, donnant ainsi l’occasion d’un repos bien mérité à leurs collègues – un temps de répit nécessaire dans ce qui est aujourd’hui la plus importante bataille urbaine du monde.
Traduit de l’anglais par Camille Hamet d’après l’article « Two Days Inside the Battle for West Mosul », paru dans War Is Boring. Couverture : Dans les ruines de Mossoul. (Matt Cetti-Roberts)