Dans le Japon des années 2050, un robot fuit la police et son destin. Thème principal du manga Ghost in the Shell, récemment adapté au cinéma, sa course-poursuite le conduit aux frontières de la vie. Alors que la police prend des apparences de cyborg, lui acquiert une conscience. Homme et intelligences artificielles s’entrelacent si étroitement que le concept d’âge n’a plus aucune viabilité. Pour l’ingénieur de Google Ray Kurzweil, le scénario a quelques années de retard. Selon ses prévisions, des machines plus éclairées que leurs créateurs verront le jours d’ici 2029. En fervent partisan du téléchargement de l’esprit, l’œuvre de Masamune Shirow relève pour lui davantage de la prospective que de la science fiction. « Une émulation du cerveau humain alimenté par un système électronique », écrit-il dans Humanité 2.0, « fonctionnerait bien plus rapidement que nos cerveaux biologiques. » Quant à la mort, il prédit que nous serons capables d’en venir à bout d’ici 2045. S’il dit vrai, cela signifie que le premier homme immortel est déjà de ce monde.
La clé de l’ADN
Bill Clinton reprend son souffle. Après en avoir fini avec une liste de remerciements aussi longue que le tapis rouge qu’il vient de fouler, le président américain s’adresse au monde. « Aujourd’hui, nous apprenons le langage avec lequel Dieu a créé la vie », lance-t-il, emphatique, à un parterre de scientifiques et de journalistes rassemblés dans l’aile est de la Maison-Blanche. Ce 26 juin 2000, depuis un pupitre, Bill célèbre le premier séquençage du génome humain. En réalité, il ne s’agit que d’une ébauche, mais elle laisse entrevoir des promesses en cascade. Nous voici donc capables de comprendre l’ordonnancement profond des choses et, demain, d’articuler nos propres mots comme un enfant répète ce qu’il entend. Autrement dit, de maîtriser le code de la Création. Il n’en faut guère plus pour que certains se prennent pour Dieu le père. Mise au point à la fin des années 1970, la technique du séquençage permet de lire la succession de lettres constituant le génome (ou ADN) : A, T, G et C pour adénine, thymine, guanine et cytosine. Ces molécules sont à la base du vivant. Si Clinton manifeste un tel enthousiasme, c’est qu’entrer dans la salle des machines humaine va donner aux médecins de nouveaux outils pour « soigner des maladie comme Alzheimer, Parkinson, le diabète ou le cancer en s’attaquant à leurs racines génétiques ». Mais pas seulement. En laboratoire, quelques apprentis démiurges sélectionnent déjà des gènes pour leurs propriétés, les faisant passer de plante à plante ou d’un animal à l’autre. Une souris a atteint la taille d’un rat dès 1982 par l’entremise de ce procédé.
Trente ans plus tard, la clinique de Mayo, dans le Minnesota, parvenait à donner un aspect fluorescent à une portée de chatons en les dotant de gènes de méduses. Une piste, disait-on, pour soigner leurs maîtres. En auront-il seulement besoin ? Les prophètes de l’immortalité se sont vite emparés du procédé pour garantir « la mort de la mort ». Dans le livre qui porte ce titre, paru en 2011, le Français Laurent Alexandre ramasse vingt ans de recherches en biologie autour d’une grande idée : l’éternité n’est plus très loin. Pour l’atteindre, il suffit de corriger la déréliction des gènes responsables du vieillissement, c’est-à-dire de neutraliser le fossoyeur que n’importe qui porte en soi. Aidées par la « nano-médecine réparatrice » et « l’hybridation entre l’homme et la machine », ces thérapies géniques soulèvent un espoir : « L’espérance de vie doublera au cours du siècle », affirme Alexandre. Si bien que « la question n’est plus de savoir si la bataille contre la mort sera victorieuse ou non, mais quels seront les dégâts collatéraux de cette victoire sur la définition de notre humanité ». On peut y voir une audace. Seulement, il a pour lui des indices en pagaille.
Dans ses travaux, le fondateur de Doctissimo cite les expériences de Craig Venter, un biologiste qui se targue d’avoir conçu une cellule artificielle. « Pour la première fois, une forme vivante fonctionne avec un programme génétique conçu sur ordinateur puis construit chimiquement en éprouvette, et n’est plus le produit erratique de la sélection darwinienne », note Alexandre entre autres résultats tout aussi fascinants. En une petite décennie, le séquençage du génome a ouvert de multiples champs de recherches. Les initiatives se sont répandues à la manière d’une cellule en pleine division, faisant passer le discours de Clinton pour un vieux fossile. Ce 26 juin 2000, Craig Venter est assis à droite du président. Il l’écoute se faire le messager du progrès et rendre un jugement de Salomon. Alors que l’Unesco vient d’intégrer le génome humain au sein du patrimoine de l’humanité pour éviter son accaparement, le locataire de la Maison-Blanche siffle la fin d’un match long de deux ans.
En 1998, Venter s’était lancé dans le séquençage du génome en fondant la société privée Celera. Un compétiteur pour le National Institute of Health, un organisme public américain dirigé par Francis Collins, que Clinton s’empresse de neutraliser. Lors de son discours, Collins est Venter sont tous deux présents pour recevoir les lauriers. Mais le second a une idée en tête. Deux ans plus tard, il quitte le Celera pour fonder un institut à son nom dont l’objectif est de créer un organisme in vitro. Y prennent forme un chromosome artificiel dès 2007, puis une cellule en 2010. À mesure qu’il affine sa méthode, Venter croise de plus en plus biologie et informatique. Désormais, il imagine un code génétique sur ordinateur, l’imprime à l’aide des éléments chimiques nécessaires puis l’incorpore à une cellule. Sa technique séduit d’autres chercheurs qui déclarent « hacker le génome ».
Transhumanisme
Le parcours d’Aubrey de Grey montre à quel niveau d’enchevêtrement les deux disciplines en sont aujourd’hui. Ingénieur de formation, ce Britannique de 53 ans à la longue barbe grise a été initié à la biologie par son ex-femme avant d’avoir une révélation en 2000. « Lors d’une conférence à Los Angeles, j’ai soudain réalisé qu’il y avait des voies prometteuses pour traiter les dommages causés par le vieillissement », confie-t-il. Dès lors, il s’emploie à traduire le fonctionnement du corps en termes techniques. « Les cellules sont des machines dont les petits composants remplissent des fonctions complexes. Elles se dégradent et cela affecte leur environnement. D’autres fonctions cellulaires soignent une grande majorité de ces dégâts mais pas tous. C’est vraiment comme quand une voiture prend de l’âge. » À ceci près que nous n’avons pas forcément les pièces en réserve. Dans La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, le médecin français Jean-Claude Ameisen fait valoir que les bons et les mauvais gènes sont souvent les mêmes mais à des moments différents de l’évolution, et que le suicide cellulaire est nécessaire à la vie.
Au lieu de les remplacer, la chercheuse américaine Cynthia Kenyon leur applique donc une mutation. Résultat, elle a triomphalement annoncé avoir doublé l’espérance de vie d’un minuscule ver baptisé C elegans en 2011. Mais d’autres solutions sont aussi éprouvées. « Certaines molécules peuvent influencer les cellules », indique le biologiste de Seattle Matt Kaeberlein. Deux ans plus tôt, un consortium issu du National Institute of Aging a prolongé l’espérance de vie d’une souris de 9 à 14 % à l’aide de la rapamycine, une molécule recueillie sur la lointaine île de Pâques. De son côté, la clinique de Mayo pointe le rôle exercé par un certain type de cellules, dites sénescentes, dans le vieillissement. Purgée de celles-ci deux fois par semaine, une souris présente une santé ostensiblement meilleure que ses congénères, selon les résultats publiés en février 2016 dans la revue Nature. « En vieillissant, ces cellules sénescentes s’accumulent et participent à la dégénérescence de nos tissus », explique Kaeberlein. « Nous pouvons potentiellement les régénérer en neutralisant ces cellules. »
La start-up californienne Unity Biotechnology parie sur cette méthode pour inventer de nouveaux traitements. C’est sur l’élaboration de tels traitements que travaille Aubrey de Grey. Le gérontologue récuse le terme d’immortalité, une vue de l’esprit erronée selon lui. Si ses recherches aboutissent, il sera toujours possible à l’être humain de trouver la mort au coin de la rue. Il ne se propose d’éradiquer qu’une seule des causes de la mortalité : le vieillissement. Aubrey de Grey pense ainsi que l’homme qui vivra 1 000 ans est déjà de ce monde. Il convoque encore la mécanique afin de décrire ces thérapies régénératrices. « Étant donné que le corps est une machine, ses fonctions sont déterminées par sa structure. Donc si nous réparons la structure, nous préserverons aussi toutes les fonctions, tant mentales que physiques. » Cela dit, cette structure diffère de celle des animaux. « Le travail de Cynthia Kenyon n’est pas très prometteur pour l’humain car il implique l’activation de voies génétiques qui fonctionnent différemment chez des espèces vivant longtemps. Un vrai rajeunissement ne peut pas fonctionner en activant des voies déjà existantes. Nous devons “augmenter” le corps avec de nouvelles fonctions, avec des nouveaux gènes qui produisent des enzymes capables de détruire les déchets par exemple. » Pour l’heure, les recherches se portent sur des gènes présents dans d’autres espèces comme certaines bactéries. Mais « il est possible que l’intelligence artificielle nous permette de nous redessiner », avance De Grey. Le magnat de la tech russe Dmitry Istkov ne s’embarrasse pas de précautions. « Dans trente ans, nous pourrons vivre éternellement », plastronne-t-il fièrement depuis 2011 et le lancement d’Initiative 2045. Toute son énergie et sa fortune sont concentrées sur la création d’un robot contrôlable avec une interface neuronale directe, qui servira de réceptacle à un cerveau humain. « C’est très difficile, mais c’est possible », affirme le neuroscientifique Randal Koene, chargé de coordonner Initiative 2045. Une idée inspirée par les expériences du chercheur britannique Kevin Warwick,qui a réussi à faire fonctionner un robot dont le cortex contient des neurones de rats dès 2008.
« Nous allons devenir de plus en plus non-biologiques, jusqu’à ce que la machine puisse comprendre et contrôler la partie biologique », lance le futurologue Ray Kurzweil sans ciller. « Nous aurons également des corps non-biologiques. » Depuis 2012, cet ancien ingénieur du MIT fait de la prospective en intelligence artificielle pour Google. Cette « humanité 2.0 », argue-t-il, se développera par l’introduction de nano-technologies dans le corps humain à doses homéopathiques avant de le subjuguer. Effrayant ? Le fondateur du Parti transhumaniste américain, Zoltan Istvan, signe tout de suite. Ex-journaliste de Los Angeles, il s’est fait connaître en publiant de nombreux articles sur le sujet. Il sera candidat au poste de gouverneur de Californie en 2018. Nous devons « faire tout ce qui est en notre pouvoir pour donner aux incroyables scientifiques et technologues américains les ressources nécessaires pour vaincre la mort et le vieillissement humain dans les quinze ou vingt prochaines années – un objectif atteignable d’après un nombre croissant de scientifiques renommés », plaide-t-il. Les ressources, justement, abondent. « Nous voyons la médecine régénératrice comme un des domaines les plus convaincants pour les investissements en capital risque », énonçait un rapport de Goldmann Sachs en 2016. À l’automne dernier, de nombreux milliardaires parmi lesquels se trouvaient le patron d’Amazon Jeff Bezos, sont venus mettre au pot d’Unity Biotechnology. Le groupe de San Diego Samumed est pour a part valorisé à 12 milliards de dollars. Quant à la filiale de Google, Calico, elle bénéficie d’une enveloppe d’1,5 milliard de dollars pour combattre la mort. Il lui était donc assez facile de faire un pont d’or à Cynthia Kenyon pour la débaucher en 2014. ZeroCater a moins de moyen mais pas mois d’ambitions. « Le fait que nous pouvons vivre pour toujours est évident. Cela ne viole aucune loi de la physique, donc nous y arriverons », prédit avec aplomb son patron de 33 ans, Arram Sabeti.
La souris immortelle
En juin 2016, Craig Venter a annoncé lever 100 millions de dollars pour le lancement du projet HPG-Write, voué à faire une synthèse du génome humain en laboratoire. Il s’agit de répéter l’expérience de 2010 au cours de laquelle le scientifique avait créé un organisme de façon synthétique, mais en prenant pour modèle l’homme. Théoriquement, ce procédé pourrait permettre de donner naissance à un homme in vitro. « La synthèse d’un génome entier, ou d’un organisme entier va au-delà des capacité scientifiques actuelles et soulève immédiatement de nombreuses questions éthiques et philosophiques », a réagi son vieux rival, Francis Collins. Mais Venter ne veut pas donner naissance, juste trouver de nouveaux traitements. En janvier 2017, les chercheurs de l’institut Silk devaient aussi se défendre d’avoir d’autres ambitions que le soin. Leur croisement de cellules d’hommes et de cochons dans un embryon était alors très critiquée. « Le but ultime est de cultiver des tissus ou des organes humains (pancréas, foie, cœur…) chez des animaux comme des truies qui pourront être greffés sans rejet, mais nous en sommes encore loin », a justifié l’un des scientifiques, Juan Carlos Izpisua Belmonte. En attendant, le chirurgien américain Anthony Atala propose d’imprimer des organes en 3D à partir d’échantillons de tissus afin qu’ils puissent être transplantés. Une technique au stade embryonnaire dont la société Organovo s’est fait une spécialité. « Nous avons déjà réussi à imprimer des tissus de rein, de foie, de poumon, d’os, de vaisseaux sanguins, de cœur et de peau », explique son vice-président, Mike Renard. Personne ne trouve à y redire. Car comment s’opposer à des greffes potentiellement salvatrices ? Mais dès qu’il s’agit de retarder le vieillissement, les réactions sont tout autres remarque de Grey. « Qui est pour la malaria ? » demandait-il à une salle mutique en juillet 2015. lors de cette conférence organisée par TED, le chercheur pointait que « la maladie a un point commun avec le vieillissement : elle tue ! » Pour vaincre leur ennemi, la mort, le chercheur propose de poursuivre les recherches en thérapies régénératrices. Les générations futures auront tout loisir de s’en servir ou non, en fonction des problèmes que cela pose, écarte-t-il. La menace de la surpopulation est trop lointaine, en somme, pour pousser l’homme à choisir dès à présent s’il préfère continuer à mourir ou continuer à donner la vie. Quant à la crainte de stagnation, elle ne résiste pas au futur : « En un sens oui, la mort est nécessaire à l’évolution de l’espèce, mais pas pour longtemps. L’une des technologies qui seront bientôt disponibles (et bien sûr nécessaires pour vaincre le vieillissement) est une thérapie génétique. Ce qui signifie que nous serons capable de modifier la composition génétique de gens déjà en vie. Par conséquent, nous évoluerons beaucoup plus rapidement qu’avant. » L’homme évoluait de génération en génération, il pourrait bien évoluer de gène en gène.
Ces changements potentiels de la nature humaine provoquent d’autres craintes tant ils sont vertigineux. « On suscite ainsi un imaginaire désirable, dont on ne sait absolument pas si, scientifiquement, il est viable ou même possible, et dont on n’évoque jamais les effets secondaires en termes d’inégalités accrues ou d’effets psychotiques désastreux », s’inquiète l’écrivain de science-fiction Alain Damasio. Un genre auquel Matt Kaerbelein préfère ne pas être associé : « J’essaye de ne pas parler d’immortalité car c’est de la science-fiction », balaye le chercheur de Seattle. « Nous ne pouvons pas traiter le vieillissement mais nous pouvons peut-être ralentir le processus moléculaire du vieillissement pour étendre notre espérance de vie. Nous avons réussi à accroître celle d’animaux de 25 à 50 % en laboratoire. Je suis assez optimiste pour penser que certaines thérapies pratiquées sur des animaux qui ont été validées pourront avoir des effets similaires sur les hommes. » Mais on a encore jamais vu de souris immortelle.
Couverture : L’Immortalité devançant le Temps, de Georges Récipon. (graphisme, Ulyces)