Cette fois, le coup est porté d’estoc. Mercredi 13 mars 2019, le cofondateur et PDG de la plateforme de streaming musical Spotify a annoncé dans un post de blog que l’entreprise suédoise avait formellement déposé plainte contre Apple, auprès de la Commission européenne. Le service engage contre son rival une procédure pour abus de position dominante, l’accusant d’être juge et partie d’une façon qui l’avantage au détriment de sa concurrence.
« Apple exploite une plateforme qui sert de passerelle vers l’Internet à plus d’un milliard de personnes dans le monde », écrit Daniel Ek. « Apple est à la fois propriétaire de la plateforme iOS et de l’App Store – ainsi que d’un concurrent des services comme Spotify » – à savoir Apple Music. « En théorie, ce n’est pas un problème. Mais Apple ne cesse de s’avantager de façon injuste, à la moindre occasion. »
Daniel Ek dénonce notamment le fait qu’Apple prend 30 % sur chaque achat effectué via son service de paiement pour certains service tiers, dont Spotify. « Si nous payons cette taxe, cela nous contraint à gonfler artificiellement le prix de notre abonnement premium » pour ne pas y perdre, et ainsi se retrouver à un coût bien plus élevé que celui d’Apple Music. Ce à quoi l’entrepreneur suédois se refuse, après 13 ans de travail acharné pour se trouver aujourd’hui en position de force face au géant californien. Et il part de très loin.
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Les genoux ont dû trembler au siège de Spotify à Stockholm, le 8 juin 2015, quand Apple a annoncé officiellement le lancement de son service de streaming musical. À l’époque, les Suédois règnent en maîtres sur le marché, avec 60 millions d’utilisateurs et 15 millions d’abonnés payants. Mais leur monopole ne s’est pas fait en un jour.
Dix ans plus tôt, ses fondateurs Daniel Ek et Martin Lorentzon travaillaient au lancement de la société dans la chaleur étouffante de l’appartement du second, les serveurs tournant à plein régime été comme hiver. Tout ce chemin parcouru, ces nuits sacrifiées pour offrir une alternative légale et révolutionnaire au géant iTunes (en assénant un coup fatal au piratage au passage).
Car dix années avant ce 8 juin 2015, Apple sort la sixième version d’iTunes, son logiciel de gestion de bibliothèque musicale assorti d’un store extrêmement populaire. À l’époque, l’iPhone n’existe pas encore, le roi du monde de la technologie portable s’appelle iPod. En juillet, Apple annonce qu’iTunes a franchi la barre vertigineuse des 500 millions de morceaux téléchargés, et trois mois plus tard, qu’un million de vidéos se sont vendues en moins de trois semaines sur la plateforme.
Personne n’aurait songé à l’époque que le titan américain avait quoi que ce soit à craindre de deux trentenaires suédois inconnus au bataillon, travaillant débraillés dans un appartement irrespirable. Et pourtant, son piédestal a fini par vaciller. Devant l’essor des services de streaming musical légaux, alors dominés par les Européens Spotify et Deezer, la plateforme d’Apple perd du terrain sur le marché de la musique.
Dans son rapport d’activité annuel de 2014, la firme de Cupertino confirme pour la première fois ce que tout le monde suspectait au vu du succès grandissant des plateformes de streaming : les téléchargements de morceaux payants d’iTunes ont baissé. « La croissance du chiffre d’affaires de l’iTunes Store a été portée par une augmentation des revenus liés aux ventes d’applications (…), partiellement contrebalancés par un déclin des ventes de musique numérique », écrit la compagnie. En clair, une chute significative de 13 ou 14 %, d’après une enquête du Wall Street Journal parue après la publication du rapport en octobre.
L’industrie musicale, elle, commençait à se remettre des bouleversements provoqués par une brusque transition numérique assombrie par le léviathan du téléchargement illégal. Un fléau qui a commencé à battre en retraite avec l’apparition des services de streaming légaux. Si Apple n’a avoué qu’à demi-mots qu’iTunes Music était en danger, en interne, Tim Cook et son équipe n’ont pas ignoré le mur vers lequel le service avait tout l’air de se diriger.
Plus tôt cette année-là, à la fin du mois de mai, Apple a fait d’une pierre deux coups en rachetant Beats Music et Beats Electronics pour trois milliards de dollars, s’alliant les services de Jimmy Iovine et Dr. Dre pour préparer sa contre-attaque.
« J’ai toujours su dans mon cœur que Beats appartenait à Apple », a déclaré Iovine à l’époque. « L’idée de lancer cette entreprise nous a été inspirée par l’aptitude inégalable d’Apple à marier culture et technologie. »
Un an plus tard, le lancement d’Apple Music augurait d’heures difficiles pour Spotify : une UX bénéficiant du savoir-faire d’Apple en la matière, une intégration optimisée pour iOS (incluant notamment Siri), une offre d’essai de trois mois gratuits, un catalogue de 30 millions de titres égalant celui du service suédois, un système de recommandations intelligent, ainsi qu’une radio en continu gratuite, Beats 1 – « la plus grosse radio du monde », à en croire Larry Jackson, le directeur des contenus d’Apple Music, qui ne fait part d’aucun chiffre. Sans compter bien sûr l’assise économique et culturelle d’Apple, ainsi que l’appui de nombreuses personnalités du monde de la musique, de Trent Reznor à Taylor Swift.
Quatre mois après son lancement, Apple Music comptait d’après Tim Cook 6,5 millions d’abonnés payants (et 8,5 millions de plus profitant encore de leur offre gratuite). Il avait fallu sept ans à Spotify pour en compter autant, iOS et Android confondus. Le cauchemar de Daniel Ek et Martin Lorentzon semblait en passe de se réaliser. Mais il n’a pas eu lieu.
Le jeudi 2 mars 2017, Spotify a annoncé avoir atteint le nombre impressionnant de 50 millions d’abonnés payants, soit 20 millions de plus en un an. 20 millions, précisément le nombre qu’annonçait pour sa part Apple Music en décembre 2016, soit dix millions d’abonnés payants de plus en un an. Une croissance moitié moins rapide, et une tendance qui n’a fait que se confirmer depuis. Et décembre dernier, Spotify frôlait les 100 millions d’abonnés payants quand Apple Music atteignait la barre des 50 millions. Qu’est-il donc arrivé ?
NDE
Toute entreprise a sa dramaturgie. Et Spotify a bien « failli mourir », selon son fondateur Daniel Ek, aujourd’hui PDG de la compagnie. Il l’a révélé en novembre 2017 au public de techies venus assister à sa conférence lors du festival Slush d’Helsinki. C’était en 2013. Sept ans après le lancement officiel de Spotify en 2006. Six ans après l’ajout des playlists collaboratives au service à l’hiver 2007.
Cinq ans après leur ouverture au monde de la pub, leur lancement en Europe et leur première levée de fonds de 21,6 millions de dollars en 2008. Quatre ans après leur piratage massif de données utilisateurs du printemps 2009 ; le big up de Mark Zuckerberg sur son compte Facebook l’été de la même année : « Spotify c’est trop cool » ; et une nouvelle levée de fonds de 50 millions de dollars pour payer les labels. (L’année suivante, ils en lèveront 100 millions de plus pour fêter leur million d’utilisateurs payants. Puis 100 autres millions l’année d’après.) C’était en 2013, et Daniel Ek a joué l’entreprise toute entière sur une seule décision stratégique.
Avant 2013, l’offre mobile de Spotify était exclusivement payante. Ce n’était pas le cas de la version desktop, qui proposait un service freemium faisant la part belle à la pub pour la partie gratuite. Durant les premières années de son exploitation mobile, après le lancement de leur app à l’automne 2009 sur iOS et Android, la plateforme a bénéficié des utilisateurs s’abonnant pour profiter de la version mobile. « C’était parfait pour nous pendant tout ce temps. Quand les gens voulaient utiliser Spotify sur mobile, il s’abonnaient immédiatement pour en profiter », raconte Ek.
Mais lorsque la plateforme a lancé une offre gratuite sur mobile à la fin de l’année 2013, le PDG se souvient qu’ils ont connu un pic d’utilisation considérable. « J’ai mis en jeu toute la société sur ce coup de poker », raconte Daniel Ek en parlant de la transition de Spotify vers le mobile. « Je me rappelle très bien le jour où nous avons lancé ce service gratuit. Si nous avions continué comme nous le faisions jusqu’ici, je pense qu’après six mois nous serions morts. Mais toute grande entreprise expérimente au moins trois expériences de mort imminente. » L’une d’elles s’appelait assurément Apple Music.
Du côté d’Apple, la fin de l’aventure a manqué de s’écrire avec iTunes. « Apple est arrivé très tard sur le marché du streaming », explique l’analyste James McQuivey, qui travaille pour Forrester, une des plus grandes sociétés de conseil du monde. « C’est en partie dû à Steve Jobs, qui s’obstinait à penser que les services musicaux sur abonnement ne marcheraient pas. » Après sa mort en 2011, cette position s’est peu à peu estompée et l’idée a fait du chemin chez Apple.
Lors du lancement d’Apple Music à l’orée de l’été 2015, une version freemium était hors de propos. Après leurs mois d’essai, les utilisateurs doivent obligatoirement passer à la caisse. Pour Russ Crupnick, le directeur de MusicWatch, une société américaine consacrée à l’analyse du marché de la musique, cela s’explique du fait qu’Apple n’a pas vocation à s’ouvrir à la publicité. « Ce n’est pas du tout dans la culture de l’entreprise », dit-il. « Sans compter qu’il est beaucoup plus simple d’obtenir l’accord des maisons de disques lorsqu’il ne s’agit que d’un service payant. »
Mais Spotify s’est-il jamais vraiment senti menacé par Apple Music ? « Je parlerais plutôt d’inquiétude légitime », dit Russ Crupnick. « Quand vous avez Apple face à vous, c’est la moindre des choses que de vous inquiéter. Ils étaient les plus gros vendeurs de musique avec iTunes. » Néanmoins, Apple Music n’est pas devenu pour l’heure un deuxième iTunes, et le mastodonte du moment demeure Spotify, « de très loin », même si la plateforme rémunère moins bien les artistes. « Cela peut s’expliquer de deux façons », poursuit Crupnick. « Premièrement, Spotify jouit d’une incroyable fidélité de la part de ses utilisateurs, qui sont globalement très satisfaits du service. »
Une satisfaction qui s’explique notamment par l’offre pléthorique de l’application et la facilité laquelle ses fonctionnalités permettent d’y faire le tri. « Les utilisateurs veulent avant tout pouvoir s’y retrouver simplement, consommer la musique comme ils le désirent et en faire profiter leurs amis », dit-il. Apple a eu quelques ratés de ce point de vue, qui ont conduit à sa refonte en profondeur un an après sa sortie, en juin 2016.
Chance the Rapper a levé le voile d’une façon inédite sur les coulisses de l’industrie musicale.
« L’UX est pratiquement la chose la plus importante pour les plateformes de streaming. L’UX, et le marketing. » C’est peut-être là qu’Apple a commis sa seconde erreur. Les concurrents d’Apple Music, Spotify en tête, avaient une excellente raison de s’inquiéter : il est extrêmement facile de payer pour un service sur iOS. D’une simple pression du doigt, on autorise un prélèvement mensuel reconduit automatiquement. Flawless. Mais il n’est pas beaucoup plus compliqué de se désabonner, surtout quand on vous laisse trois mois pour le faire.
Pour tenir sa base utilisateur, les autres services déploient des montagnes de marketing. Pas Apple. « Les services de streaming musical sont incroyablement persévérants », affirme Russ Crupnick. « Faites l’expérience en arrêtant votre abonnement. J’ai reçu un nombre d’offres et de sollicitations incessantes après mon désabonnement. Mais pas de la part d’Apple, ils sont très discrets. » D’après lui, cela pourrait tenir au fait que l’entreprise de Tim Cook n’a plus les mêmes besoins qu’à l’âge d’or d’iTunes.
« Il y a dix ou quinze ans, ils avaient la nécessité qu’iTunes soit un succès pour vendre des iPod. Mais le lien entre software et hardware était bien plus étroit à l’époque. Aujourd’hui, ils n’ont pas besoin d’Apple Music pour vendre des iPhone », avance Crupnick. « S’ils mettaient autant d’investissement à vendre Apple Music qu’à vendre des iPhone, Spotify aurait de quoi s’inquiéter. » Jusqu’ici, certains coups marketing opérés par le service ont été plus controversés que vraiment convaincants.
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Le 17 mars dernier, Chance the Rapper a révélé qu’Apple lui avait accordé 500 000 dollars ainsi qu’une publicité en l’échange d’une exclusivité Apple Music de deux semaines pour son album Coloring Book. Le rappeur sans label, en révélant clairement les détails de son deal avec Apple, a levé le voile d’une façon inédite sur les coulisses de l’industrie musicale à gros budget.
Ces exclusivités, Apple en a eu l’idée après un bras de fer avec Taylor Swift. Le premier bad buzz du service a eu lieu avant même son lancement, alors qu’Apple prévoyait de ne pas reverser le moindre sou aux artistes durant les mois d’essai gratuits des utilisateurs. Après que la chanteuse a exprimé publiquement son indignation vis-à-vis de cette décision, Apple a fait marche arrière.
En coulisse, des négociations avaient eu lieu : Taylor Swift a accepté de diffuser son album 1989 en exclusivité sur la nouvelle plateforme. Mais la pratique a essuyé les critiques des utilisateurs comme des plateformes rivales d’Apple Music. « Cela peut paraître cher payé, mais c’est un maigre investissement pour Apple », commente Russ Crupnick.
« Avant tout, c’est une pratique qui ne garantit pas la conversion de l’utilisateur, qui peut s’en aller aussitôt qu’il a écouté ce qu’il voulait écouter. Nous avons eu l’exemple que ça ne fonctionnait pas avec Tidal, qui a pourtant eu l’exclusivité des derniers albums de Beyoncé et Kanye West au moment de leur sortie l’année dernière. » À tel point qu’à l’approche de la sortie de More Life, Drake, allié de longue date d’Apple Music, n’a pas accordé l’exclusivité de sa diffusion à la plateforme. Ce qui n’a pas empêché la playlist d’être lue mondialement plus de 300 millions de fois sur Apple Music durant la première semaine de sa diffusion.
Sur Spotify, More Life a battu le record de l’album le plus écouté le premier jour de sa mise en ligne, avec 61 millions de streams (contre 89 millions pour Apple, loin devant sur ce coup-là). Financièrement, il ne fait pas de doute que Drizzy en est ressorti gagnant. Tout comme Spotify, qui malgré un nombre de streams global de l’album moins important que son rival, a profité en temps réel du succès incroyable de la dernière production du rappeur canadien.
Mais dans cette guerre, le véritable ennemi des deux concurrents s’appelle YouTube. « L’enjeu, pour la totalité du secteur musical, c’est de faire plier YouTube », explique Guillaume Leblanc, directeur général du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). « C’est de loin la première plateforme de streaming au monde, même en France, mais paradoxalement c’est celle qui rapporte le moins à l’industrie musicale et à toute la création, car ils ne rémunèrent pas les ayant droits. »
Lorsqu’on écoute sa musique sur YouTube, cela rapporte 54 fois moins d’argent aux artistes qu’une écoute sur Spotify, Apple Music ou Deezer, d’après les calculs du SNEP. Malgré cela, 2016 est la première année de croissance positive que connaît l’industrie musicale depuis 15 ans. Un progrès en partie dû au recul considérable du piratage, lié au succès des plateformes de streaming initié par Spotify et Deezer.
« En 2016, le streaming a progressé de 37 % en France, avec une augmentation de 42 % des abonnements », dit Guillaume Leblanc. Au total, ce sont quatre millions de Français qui sont abonnés à des services de streaming musical, dont plus de 650 000 à Spotify. « Depuis deux ans, il y a une véritable accélération de l’usage », poursuit-il. « Pour preuve, on dénombre 28 milliards de streams tous services confondus en 2016, contre 18 milliards l’année d’avant. »
À mesure qu’il se démocratise, le streaming tendrait à fidéliser le rapport des auditeurs français à la musique, qui en écoutent plus de huit heures par semaine sur ces plateformes. Le reste du monde suit la même dynamique, et plus de 150 millions de personnes mettent la main à la poche aujourd’hui pour écouter de la musique en streaming. Pour l’heure, au dernière étage de la fusée trônent deux Suédois, qui distancent de mois en mois le géant auquel ils se sont un jour attaqués lorsqu’ils étaient lilliputiens. Ce temps-là est bien révolu.
Couverture : Spotify vs Apple Music.