Un camion rutilant fend l’immense désert du Nevada. Sa remorque bleue et blanche avance avec fluidité sous un ciel laiteux. La publicité d’Embark dévoilée en février 2017 pourrait avoir été conçue pour exalter le goût de la conduite à travers les grands espaces américains. C’est le contraire. En s’approchant du véhicule, la caméra dévoile une cabine vide, dont le volant s’agite tout seul. Un camion autonome voué à « révolutionner le transport commercial », vante l’entreprise. Une révolution qui menace les 3,5 millions de chauffeurs routiers que comptent les États-Unis et, fatalement à l’avenir, un secteur français déjà en crise.
Après s’être attaqués aux postes de caissiers et d’ouvriers des lignes de montages, les robots pourraient bien mettre au chômage les conducteurs de poids lourds. Et ce n’est qu’un début. Dans d’autres domaines comme la médecine ou la justice, leur intelligence artificielle, de plus en plus aiguë, hypothèque la pérennité de millions d’emplois. Au point de renverser l’État-providence ? Pour contrer la concurrence déloyale des robots, certains proposent déjà de taxer leur travail. Des études récentes, cependant, contredisent quelque peu l’alarmisme ambiant. Elles semblent indiquer que les pays du monde les plus dotés en robots sont aussi ceux dont les taux de chômage sont les plus bas. Alors pourquoi ne pas faire de la place aux machines ?
La fin du travail ?
La mission Apollo 13 vient de prendre son envol ce 11 avril 1970. Déjà, la radio crépite. « Souvenez-vous les gars, soyez sympa avec Hal », prévient Houston. À bord du vaisseau, les astronautes se marrent. Mais en vérité, ces trois lettres les ramènent à leur angoisse : si la technologie les lâchait ? Dans le film de Stanley Kubrick sorti deux ans plus tôt, 2001, l’Odyssée de l’espace, Hal 9000 est l’iris rouge cerclé de noir qui commande le système informatique du vaisseau. Une intelligence artificielle dévouée jusqu’au moment où elle prend conscience de sa vulnérabilité. L’équipage envisage de la débrancher. Hal se rebelle. Si en 1970, l’Homme a déjà posé le pied sur la Lune par deux fois, son imaginaire spatial n’en demeure pas moins effrayant. Car la science-fiction regorge de tragédies en haute altitude causées par des machines défaillantes. Plus ces dernières sont élaborées, plus elles paraissent hors de contrôle. Prenez les intelligences artificielles, comme Hal. Elles se retournent systématiquement contre leurs créateurs. Pour expliquer ce syndrome de Frankenstein, il faut retourner aux racines du genre.
Le terme robot apparaît pour la première fois dans une pièce de théâtre écrite en 1920 par le tchèque Karel Čapek. Il vient du slave robota, qui signifie « travail » ou « corvée ». Dans cette pièce, un inventeur parvient à créer un prolétariat androïde, bien plus efficace que les travailleurs d’usine. Hélas, il manifeste aussi une certaine efficacité dans l’extermination de l’humanité. Sans forcément aller aussi loin, quantité de robots seront ensuite imaginés par les auteurs de science-fiction sur ce modèle destructeur. À chaque fois, la même angoisse se lit entre les lignes : le robot-ouvrier pourrait très bien s’émanciper et faire payer le prix de son labeur au patron. Mais l’écrivain américano-russe Isaac Asimov a posé le problème en d’autres termes. La machine n’est-elle pas plus dangereuse lorsqu’elle se contente d’obéir ? À la fin de la nouvelle « Le Correcteur », parue en 1957, Asimov organise le procès de l’automate comme outil de travail : « Depuis 250 ans », pérore son personnage Simon Ninheimer, « la machine a entrepris de remplacer l’Homme en détruisant le travail manuel. La poterie sort de moules et de presses. Les œuvres d’art ont été remplacées par des fac-similés. Appelez cela le progrès si vous voulez ! » Une même crainte de remplacement se traduit dans la littérature scientifique par la parution d’un ouvrage remarqué, La Fin du travail, signé par l’essayiste Jérémy Rifkin. Au bout de cette somme de 400 pages parue en 1995, l’auteur prophétise que la Troisième révolution industrielle, caractérisée par l’avènement des nouvelles technologies, va détruire le travail tel que nous le connaissons. En gros, les robots vont prendre notre place.
Un mal pour un bien
N’est-ce pas déjà le cas ? L’introduction de machines sur les chaînes d’assemblage a considérablement réduit le nombre de personnes nécessaires à la production d’une voiture. Une fois sortie de l’usine, elle n’a même plus besoin de chauffeur. Les véhicules autonomes pourront ainsi bientôt remplacer les taxis. Ajoutez-leur une remorque et ils livreront les marchandises que des millions de routiers transportent. « Le moment où les machines seront en mesure de surpasser les humains dans toutes les tâches approche », alerte le professeur d’informatique américain Moshe Vardi. D’ici 2045, elles auront pris la moitié de nos emplois, estime-t-il. D’après une étude rendue en 2013 par les universitaires d’Oxford Michael Osborne et Carl Frey, pareil bouleversement a des chances de se produire au cours des 20 prochaines années. Bien sûr, l’éclosion de nouveaux métiers est toujours venue plus ou moins « compenser » la fermeture d’anciennes fabriques. En économie, ce phénomène d’innovation s’appelle la destruction créatrice. Il y a par exemple moins de caissiers qu’auparavant, mais bien davantage de responsables du marketing. Certes. Mais les nouveaux robots semblent capables de tout faire.
En soit, cet horizon n’est pas nécessairement apocalyptique.
« Par le passé, des travaux manuels ont disparu, mais d’autres emplois peu qualifiés ont été créés notamment dans le secteur des services », remarque le Dr Terry Gregory, chercheur au Centre européen pour la recherche économique (ZEW), un institut indépendant basé en Allemagne. En réalité, ce sont les tâches « routinières » dont on se déprend peu à peu. Mais quelque chose a changé. « Les ordinateurs sont devenus beaucoup plus sophistiqués, il peuvent agir comme des humains », admet le chercheur. « L’intelligence artificielle pose de nouveaux problèmes. » Au lieu de rendre des services basiques, les machines telles que les véhicules sans chauffeurs agissent de manière autonome. Dans quelques années, « elles seront capables d’apprendre de nouvelles choses pour lesquelles elles n’étaient pas programmées au départ », avance le Dr Ben Goertzel, scientifique spécialiste de l’intelligence artificielle travaillant pour Hanson Robotics. Et de prophétiser : « Elles vont prendre le travail de tout le monde. » En soit, cet horizon n’est pas nécessairement apocalyptique. « Il y aura un revenu universel », poursuit Goertzel. « Et nous pourrons nous développer intellectuellement, artistiquement ou au travers d’autres activités sociales. » Le revenu universel. Une idée reprise par le jeune candidat socialiste à la présidentielle Benoît Hamon. Comment le financer ? En taxant le travail des robots, répond l’ancien ministre. Le postulat est simple. D’après ses dires, la « révolution numérique » entraîne une « raréfaction du travail », laquelle, en plus de mettre les gens au chômage, fait chuter le volume de cotisations salariales. Car l’État prélève une petite partie de chaque salaire versé. Mais il n’a plus rien à récupérer si le travail est effectué par un robot dont le salaire est nul. Afin d’y remédier, on « pourrait imaginer un salaire fictif, virtuel, pour un robot et la manière dont on [le] fait contribuer au financement de notre protection sociale », propose Hamon.
Ce faisant, il s’engage sur une piste lancée par l’eurodéputée luxembourgeoise Mady Delvaux « afin de maintenir la cohésion sociale et le bien-être social », selon les mots de son rapport. À condition de définir précisément ce qu’est un robot. « Il faudrait savoir ce dont nous parlons », pointe Terry Gregory. « Si nous taxons les robots, taxons aussi les ordinateurs puisque imposer une seule technologie n’a pas de sens. L’innovation a toujours favorisé la croissance. Voulons-nous vraiment menacer les emplois qu’elle crée ? » Rien ne le justifie, considère la directrice de recherches au Centre d’étude de l’emploi et du travail (CEET) Nathalie Greenan : « Ce n’est pas forcément une bonne chose d’essayer de mettre en place un système qui va pénaliser les futurs investisseurs dans ces technologies. Elles sont susceptibles de créer de la valeur pour tout le monde, sachant que l’homme et la machine continuent de collaborer dans le système économique. » Comme elle, Laurent Alexandre apprécie le rapport homme-machine sous l’angle de la complémentarité. « Je suis persuadé que nous allons inventer plein de nouveaux métiers », disait le très médiatique chirurgien français devant le sénat en janvier dernier. « Les gens vont pouvoir se concentrer sur des tâches que la machine est incapable de faire », abonde Terry Gregory. Ce n’est pas ça qui manque.
Les chiffres parlent
Malgré leurs progrès, les intelligences artificielles ont encore un piètre sens du contact. Or de nombreux domaines requièrent la faculté de présenter, d’entraîner ou d’influencer, mais aussi de l’autorité, de la créativité, de l’intuition ou de l’improvisation. « Je n’imagine pas aller dans un bar sans avoir quelqu’un de sympa qui me sert un verre, voire qui m’en offre un ! » s’amuse Terry Gregory. Dire que 50 % des emplois disparaîtront d’ici 20 ou 30 ans est « surestimé », juge-t-il. En mai 2016, son centre de recherche est arrivé à la conclusion que seuls 9 % des emplois de l’OCDE pouvaient être automatisés. « Contrairement aux autres études, nous ne nous sommes pas demandé ce qu’un emploi impliquait comme missions pour savoir si elles pouvaient être effectuées par une machine. Nous avons regardé ce que les gens faisaient concrètement au travail. Et bien ils ont des tâches variées. Regardez votre job ou celui de vos collègues, vous verrez que tout n’est pas si facile à automatiser. »
L’importance du relationnel au travail n’a pas empêché une société d’assurance japonaise de licencier 34 employés pour confier l’indemnisation des clients à une intelligence artificielle. Lors de l’annonce de ce plan social en janvier 2017, Fukoku Mutual Life Insurance a déclaré espérer un hausse de sa productivité de 30 %. Dans ce cas, « l’automatisation porte sur des tâches cognitives non routinières », explique Nathalie Greenan. « Il s’agit par exemple de la voiture autonome ou du texte qui s’écrit tout seul. » Une partie du métier de traducteur va sans doute être lui aussi géré par une version améliorée de Google Traduction, « mais il pourra se concentrer sur autre chose », ajoute la chercheuse. « Bien que leurs tâches aient radicalement évoluées, les secrétaires ont toujours une fonction. » Les chiffres croisés de l’OCDE et de l’International Federation of Robotics (IFR) vont en ce sens.
Lorsqu’on se demande si les robots tuent vraiment l’emploi, il suffit pour y répondre de mettre en rapport le nombre de robots employés par un pays et son taux de chômage. Le résultat est saisissant et trop systématique pour relever de la coïncidence. Ainsi, la Corée du Sud est le pays du monde utilisant le plus de robots, avec 531 machines pour 10 000 employés. Son taux de chômage, de 3,6 %, est le troisième moins élevé de la planète. Le second est celui du Japon, avec 3,1 % de chômeurs – ils emploient 305 robots pour 10 000 employés. La France, elle, est 18e au classement de l’OCDE, avec 9,9 % de chômeurs. Et nous comptons 127 robots pour 10 000 employés, faisant de nous le 14e pays au classement des employeurs de robots industriels. Les Allemands, pour leur part, comptent 309 robots pour 10 000 employés, quelques unités de plus que les Japonais. Leur taux de chômage ? 4,2 % en juin dernier. Il est cependant évident que certains risquent de se retrouver avec des compétences obsolètes. Or, estime Greenan, les renouveler suppose un marché du travail moins précaire et un système d’éducation plus égalitaire que ceux qui existent dans beaucoup de pays à l’heure actuelle. Autant de conditions que seuls des « choix collectifs » peuvent engendrer. Il faut se défaire de l’idée que l’homme est en train de perdre la course face à la machine, pense-t-elle. Difficile, rétorque Gregory : « Les machines ont quelque chose de fascinant et d’effrayant depuis Frankenstein. » Il faut dire que si « robot » veut dire travail, « travail » renverrait à tripalium, un instrument de torture.
Couverture : Une tribu de Pepper. (Softbank Robotics)