Le NSS
Par un clair matin d’hiver, dans le quartier d’Al Sukar, dans l’est de Mossoul, trois pick-ups peints en noir foncent le long des rues poussiéreuses, sirènes hurlantes. Debout à l’arrière des véhicules, des hommes font signe aux autres conducteurs de dégager la voie. Arrivées dans un quartier résidentiel, les voitures tournent dans une rue et freinent en dérapant pour s’arrêter devant une maison en apparence banale. Les portières s’ouvrent brusquement pour laisser surgir des officiers du Service national de sécurité irakien (NSS), tout vêtus de noir.
Certains officiers se positionnent dans la rue pour monter la garde, pendant que les autres se ruent dans la maison. Un des hommes gravit quatre à quatre les marches d’un escalier voisin pour s’assurer une vue d’ensemble de la scène, en cas de problème. Les voisins s’attroupent aux abords de la maison. Certains regardent la scène se dérouler avec curiosité, d’autres sont inquiets de cette intrusion dans leur quotidien. À l’intérieur, les officiers trouvent l’homme qu’ils sont venus chercher. Il a la trentaine et porte des vêtements marron sous une veste et un bonnet noirs. Des agents du NSS le questionnent dans sa chambre pendant que d’autres fouillent ses affaires. Le NSS prétend détenir des informations attestant du fait que l’homme aurait fait part à plusieurs personnes de son mépris pour les prospectus des Forces de sécurité irakienne, car il s’agit à ses yeux d’ « infidèles ». D’après la police, l’homme soutient aussi le parti Baas de Saddam Hussein et l’État islamique. L’homme proteste. Il clame son innocence. Les officiers du NSS trouvent un drapeau du Baas et des documents frappés du sceau de l’EI dans la maison. Ils emmènent le suspect. Il proteste de plus belle alors que la police lui baisse son bonnet sur les yeux et attache ses mains avec des liens de plastique. Ils le font monter à l’arrière d’un des pick-ups.
« Je hais ce drapeau », dit l’un des officiers du NSS, un capitaine originaire de Bagdad qui porte un masque. « Saddam a tué sept de mes cousins. » Il brandit un béret portant le sigle du Baas, en affirmant l’avoir trouvé dans la maison du suspect. Nous sommes mi-février 2017. L’est de Mossoul, autrefois le bastion de Daech en Irak, est tombé aux mains des forces de sécurité irakiennes il y a seulement quelques semaines. Depuis, les officiers du Service de sécurité nationale irakien – Jihaz Al Amin Al Watani en arabe – travaillent sans relâche dans les quartiers libérés de la ville. Le NSS dépend du ministère de l’Intérieur. Il est en charge d’enquêtes se rapportant à un vaste éventail de crimes, qui vont de l’espionnage à la fraude. Ces derniers temps, la priorité de ce détachement opérant dans les quartiers est de Mossoul est de débusquer les cellules dormantes de l’EI, leurs collaborateurs et leurs fabriques de munitions.
Le colonel
Le colonel Hassham a toujours habité à Mossoul. C’est lui qui est à la tête du détachement du NSS qui opère dans cette partie de la ville. Il est assis dans une maison d’une propreté impeccable qui a été réquisitionnée récemment, juste en dehors de la ville. Le colonel est vêtu de noir, comme ses hommes. Le seul badge présent sur son uniforme est celui du NSS. Hassham fume des cigarettes fines tout en jonglant entre ses deux téléphones, qui sonnent constamment. Il prend note des informations reçues sur un petit calepin. « Nous avons beaucoup fait ces dernières semaines », dit Hassham. Il raconte que la nuit précédente, son unité a mené un raid contre une usine de l’EI et saisi des roquettes et des ceintures d’explosif artisanales. Il sort son smartphone et me montre les images du raid, diffusées par un journal télévisé local. Des officiers du NSS descendent une rue en courant avant de défoncer une porte et de s’y engouffrer. La personne qui a pris ces images a filmé un écran de télé. J’entends des officiers du NSS rire et se moquer des erreurs tactiques de leurs collègues.
Hassham explique que depuis la libération, le NSS et d’autres branches des FSI (Forces de sécurité irakiennes) ont arrêté plus de 400 suspects dans l’est de Mossoul. Les informations menant à ces arrestations viennent souvent d’informateurs. « Au début, les gens avaient peur de venir nous trouver, mais maintenant ils commencent à parler », dit-il. Le colonel mentionne un exemple, celui d’un habitant de Mossoul venu les voir avec des informations sur un groupe de sympathisants de Daech du quartier. « Certaines personnes ont peur des terroristes. Ils ne veulent pas dire ce qu’ils savent », remarque Hassham. Il ajoute qu’il sait que certains délateurs peuvent nourrir d’autres motivations que le simple bien commun. Jusqu’ici, tous les suspects sont des hommes – certains sont adolescents et les plus vieux sont âgés d’une cinquantaine d’année. « En général, on arrête des individus plus que des groupes », dit Hassham.
Les officiers de l’unité d’Hassham viennent de toute l’Irak. Un sur dix vient de Mossoul. Le colonel dit qu’il aimerait recruter plus d’hommes issus de la population locale, et qu’il a demandé de l’aide en ce sens à Bagdad. Mais jusque-là, il n’a rien reçu. La connaissance du terrain est bien sûr un gros avantage quand on travaille dans la seconde plus grosse ville d’Irak. « Parfois, ils se perdent », dit Hassham en parlant de ses hommes. Le colonel explique qu’il voit l’EI comme une organisation criminelle. « Certaines personnes n’ont pas d’argent, donc elles se mettent à leur service. D’autres ont subi un lavage de cerveau. Quand on voit que c’est le cas, on se contente de leur parler. Certains craquent. Si le suspect est nerveux, je le provoque et je lui dis des choses qui vont susciter une réaction. » Les suspects sont conduits au quartier général local du NSS pour être interrogés. Des spécialistes –la plupart du temps des officiers chargés de la supervision et de l’organisation des opérations – dirigent les interrogatoires. S’ils sont convaincus qu’un suspect est innocent, ils le libèrent. Sinon, il le font comparaître devant un tribunal à Qayyarah, où des témoins apportent des preuves. D’après le colonel, les membres de l’État islamique craignent le NSS. « Si on les attrape, ils sont capables de se suicider. »
Le gros terroriste
À l’extérieur d’une autre maison, un spécialiste en explosifs du NSS examine une porte avant de l’ouvrir doucement. Il entre dans le jardin en observant tout autour de lui. Son nom est Ali. Il dit avoir désamorcé environ 200 engins explosifs artisanaux fabriqués par l’EI. Les autres membres de l’équipe le considèrent comme un héros. Il avance prudemment. D’autres officiers le suivent, l’arme au poing. Le sol est jonché de feuilles mortes et d’oranges pourries, signe que personne n’a mis les pieds ici depuis longtemps. La porte principale de la maison est fermée avec une chaîne. Les officiers la retirent. Dans la maison, ils trouvent des sacs d’engrais ouverts. Une porte mène à un cellier. Ils y trouvent des produits chimiques, le matériel de base pour fabriquer soi-même des explosifs.
Dans un large couloir, de grands cadres de métal soudés (utilisés par l’EI pour lancer des roquettes) reposent sur des boîtes en bois utilisées par les terroristes pour transporter les armes. Le symbole de Daech est tagué sur un mur du couloir. Des morceaux de métal taillé à la manière caractéristiques de l’EI sont amassés dans une des pièces. Ali désigne des sacs dans ce qui devait être une chambre. « C4 », dit-il. Après avoir inspecté toute la maison, la police inscrit le nom de l’agence à la bombe de peinture sur le mur extérieur, pour signifier que le bâtiment a été fouillé. Une autre unité viendra plus tard récupérer les explosifs découverts. À mesure que les Forces de sécurité Irakiennes avancent, elles laissent souvent les fabriques d’armes en l’état. Dans de nombreux cas, les hommes de Daech ont laissé derrière eux des engins explosifs conçus pour exploser quand quelqu’un fouillera l’immeuble. Les officiers du NSS disent explorer environ trois fabriques d’armes par jour, qui contiennent toutes des roquettes et des ceintures d’explosifs. Ils sont sûrs d’en trouver encore beaucoup d’autres.
La routine n’a pas sa place ici. Le NSS doit souvent réagir à des informations qui viennent de leur parvenir, via un appel du quartier général ou des informateurs au sein de la population. Les mots « Daech a vécu ici » sont peints sur le mur d’une maison du quartier d’Al Tahrir. C’est un message laissé par les FSI pendant la libération de l’est de Mossoul. Deux des fils de la famille vivant dans cette maison étaient des combattants de l’État Islamique. L’un d’eux s’est fait exploser. L’autre est la raison de l’appel du NSS. Dans le salon, un vieil homme obèse est assis en jogging dans un des fauteuils qui s’alignent le long de trois des murs de la pièce. Des textes islamiques sont accrochés au mur derrière lui. Le poste de radio diffuse des prières. Toute la maison sent fortement la paraffine à cause des chauffages de l’immeuble. La majeure partie de Mossoul n’a plus d’électricité.
Un officier se tient debout près du vieil homme et le braque avec son arme pendant qu’il l’interroge. Son épouse raconte que son deuxième fils a été tué par d’autres militants de l’EI un an auparavant, car il avait essayé de fuir le combat. Les officiers du NSS sont suspicieux, en particulier parce que la femme du fils en question est enceinte… Le NSS va emmener le vieil homme pour un interrogatoire plus poussé. Les officiers pensent qu’il a encouragé ses fils à rejoindre l’État islamique. Un autre de ses fils, tout jeune adolescent, enfile des chaussures aux pieds de son père. Contrairement à d’autres suspects arrêtés ce jour-là, le vieil homme n’oppose aucune réticence aux policiers. Ces derniers débattent du véhicule dans lequel le vieil homme doit être emmené. À cause de sa corpulence, il ne peut pas voyager avec les autres suspects. Et quand bien même l’arrière du pick-up serait vide, il n’y a pas assez de place pour qu’il puisse tenir assis au sol. Un officier passe par là et fait remarquer en anglais : « On a un problème, on a un gros terroriste ! »
X
Une foule de badauds déambule dans le bazar bondé du quartier d’Al Zuhour, se frayant difficilement une voie entre les étals. De jeunes garçons tentent de vendre aux promeneurs des perches à selfies qu’ils brandissent dépliées, telles des bouquets de porte-drapeaux surgissant de la foule. Les officiers du NSS slaloment entre les acheteurs. Des femmes voilées poussent leurs enfants de côté et les hommes s’écartent pour éviter la police, qui fonce sur sa cible. Les officiers se dispersent. Quatre hommes et un informateur masqué – appelons le « X » – se hâtent à l’intérieur d’un petit restaurant. En entrant, un capitaine du NSS crie à tout le monde de s’immobiliser. Les badauds à l’extérieur du restaurant se regroupent et scrutent l’intérieur de l’immeuble. À l’intérieur de ce restaurant faiblement éclairé, les clients continuent de manger leurs kebabs tout en assistant au drame. Un large grill dégage un mur de chaleur à l’entrée. L’employé que les officiers veulent voir, Jamal, 16 ans, a été vu sur des vidéos en train de brûler le corps de soldats irakiens morts, et de sauter sur leurs dépouilles.
Il n’est pas là. L’informateur questionne un autre employé sur un ton agressif. Il veut savoir où est Jamal. Cette fois-ci, les officiers font chou blanc. À l’extérieur de l’échoppe, l’informateur passe des appels depuis un vieux téléphone Nokia. Après une brève conversation, le groupe se dirige vers une autre partie du marché. Les allées entre les stands sont couvertes de feuilles de tôle ondulée. De fins rayons de soleil éclairent les acheteurs tandis qu’ils examinent la marchandise exposée sur les étals. Certains observent les officiers du NSS se déplacer. D’autres les ignorent et continuent leurs emplettes comme si de rien n’était. Un mince filet d’eau verte et croupie s’écoule le long d’un égout ouvert au centre de l’allée. Soudain, la police entre en trombe dans une boutique de vêtements. Elle encercle un homme à l’air ébahi en lui criant des questions tandis que l’informateur lui agrippe le bras. C’est un ami de Jamal. Les officiers l’embarquent. Ils disent avoir la preuve que l’homme a partagé de la propagande de Daech sur les réseaux sociaux.
Le NSS quitte le marché et, avec l’aide de l’informateur, rend visite à la famille de Jamal qui habite à deux pas de là. Il n’est pas là non plus, mais les officiers sont formels sur le fait qu’ils l’arrêteront un autre jour. À l’extérieur de la maison de Jamal, un résident de Mossoul élégamment vêtu s’approche des officiers. Il détient des informations sur des membres de l’EI qui vivent dans le quartier. Après une conversation – et l’expression de son inquiétude vis-à-vis de sa sécurité – les officiers du NSS commencent à lui crier dessus avant de le menotter et de lui bander les yeux. L’idée est de créer l’illusion qu’il est un suspect, pas un délateur. Ils n’ont peut-être pas trouvé Jamal, mais les policiers ont réussi à se trouver une nouvelle source.
Une journée ordinaire
Vingt minutes après que les officiers du NSS ont quitté la zone, deux combattants de Daech vêtus de gilets explosifs ciblent le marché d’Al Zuhoor. Personne ne sait si les policiers étaient visées, mais douze personnes sont mortes et plus de trente autres ont été blessées. À mesure que les opérations du jour s’enchaînent, le NSS passe prendre et dépose plusieurs informateurs. Mais X, l’homme qui les accompagnait au marché, reste là et participe à plusieurs autres raids. Il enlève son masque alors que le convoi redémarre pour retourner au QG. Ses cheveux sont plaqués contre son crâne par la sueur.
« Ce n’est pas une revanche, ça n’a rien de personnel », dit-il. « Je fais ça pour les gens innocents de Mossoul. Je fais ça pour protéger ma famille. » X était membre de la police irakienne jusqu’en 2007. Il a été visé et menacé par l’EI quand le groupe a pris Mossoul. « Ça me désole de voir mon pays dans un tel état », dit-il. Il dit être pleinement conscient des dangers auxquels il s’expose en jouant les informateurs. Mais il est catégorique et ne « les » (Daech) laissera pas le contrôler. « Je me sacrifie pour mon pays », dit-il.
Sur sa liste figurent six autres personnes qu’il connaît bien. « Ils viennent tous de mon quartier. Je les connais depuis longtemps, bien avant l’arrivée de Daech. » Le convoi s’arrête et X saute à terre. Sans se retourner, il s’évanouit dans la foule. Les officiers du NSS expliquent qu’ils mettent beaucoup de soin à protéger l’identité de leurs informateurs et qu’ils vont jusqu’à leur procurer des masques ou à les habiller comme les membres des forces de sécurité.
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L’équipe du NSS passe cinq bonnes heures en ville. Les officiers maintiennent un rythme soutenu, passant d’un raid à l’autre. Ce jour-là, les suspects arrêtés comprennent deux combattants de l’EI, un homme que les policiers soupçonnent d’avoir travaillé pour les médias sociaux de Daech, et un homme – arrêté à la clinique où il travaille – que le NSS accuse d’avoir procuré des statistiques sur les pertes civiles à des terroristes en dehors des zones libérées. La police confisque aussi sa voiture. Elle est en piteux état et cale deux fois en chemin.
De retour au QG du NSS en dehors de la ville, les policiers débarquent les suspects et les guident vers le jardin d’une maison dans le lotissement. Les détenus s’agenouillent, à l’exception de l’homme obèse. On lui donne une chaise. Le NSS enregistre chaque homme. D’après Hassham, c’est une journée ordinaire. « Certains des suspects d’aujourd’hui sont des combattants, et nous avons des informations selon lesquelles un des hommes arrêtés aujourd’hui vendait des esclaves yézidis. » Un officier du nom d’Abid – qui vient de Mossoul – dit être ravi de voir ses compatriotes de la ville donner des informations. « Ils le font pour l’Irak », dit-il. « Nous sommes tous des frères, venus de toute l’Irak. Nous n’avons qu’une ennemi : l’État islamique. Et nous avons sauvé beaucoup de gens en procédant à ces arrestations aujourd’hui. »
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret d’après l’article « Mosul’s Avenging Angels », paru dans War Is Boring. Couverture : Un membre des NSS patrouille dans Mossoul. (Matt Cetti-Roberts)