Au bout du tapis rouge déroulé dans l’entrée du salon de l’agriculture, à la Porte de Versailles, une haie de drapeaux et de pancartes attend Emmanuel Macron. Ce n’est pas une barricade mais presque. Ce samedi 22 février 2020, à Paris, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) attend le président de pied ferme. La discussion sur la politique agricole commune (Pac) et les règles d’épandage des pesticides le sera aussi. Mais les échanges restent calmes.
« Les tensions, on les sent sur l’élevage et le bien-être animal, sur l’agriculture et l’utilisation des pesticides. Je ne tolérerai aucune violence à l’encontre des agriculteurs », avait prévenu la veille Emmanuel Macron. Car le président sait combien l’événement fleure les embrouilles. En 2018, il avait été copieusement sifflé. Un an plus tôt, on entendait fuser « Fillon, rends le pognon ! »
Les acclamations des militants du parti Les Républicains ne parvenaient pas tout à fait à couvrir celles des opposants à François Fillon, au passage du candidat dans les allées du parc des expositions. Attendu à 8 heures du matin le mercredi 1er mars 2017, il était arrivé aux alentours de 15 heures, protégé par un impressionnant cordon policier et déterminé à prouver qu’il restait populaire malgré les soupçons d’emplois fictifs qui pesaient sur sa famille.
Alors candidat, Emmanuel Macron avait déjà été pris à partie. En pleine discussion avec un exposant, un œuf cru a soudain explosé sur son crâne. Le liquide visqueux s’est répandu sur sa tête, qu’un homme chargé de la sécurité a aussitôt entourée pour le protéger. « Cela fait partie du folklore », dira ensuite Emmanuel Macron, peu rancunier. Et en effet, le Salon de l’agriculture a souvent été le théâtre d’échanges éloquents – mais plus ou moins articulés – entre les politiciens et les électeurs.
Une pluie d’œufs
En 2001, c’est une véritable pluie d’œufs qui s’abat sur le Premier ministre Lionel Jospin et le ministre de l’Agriculture Jean Glavany au parc des expositions de la porte de Versailles. La filière de la viande bovine traverse alors une grave crise économique née de la crise sanitaire de « la vache folle », et l’abattage des troupeaux touchés représente une catastrophe et un traumatisme pour certains de leurs éleveurs.
Aussi la banderole déployée à l’approche des ministres proclame-t-elle « Jospin, Glavany, fossoyeurs des éleveurs de viande ». Les œufs sont si nombreux que le service de sécurité doit protéger le Premier ministre à l’aide d’une sacoche. Un bouclier visiblement efficace, car Lionel Jospin n’est pas atteint par les projectiles. Mais l’image du chef de gouvernement obligé de battre en retraite face à un bombardement d’œufs le poursuivra un moment. L’épisode est notamment rappelé par la presse l’année suivante, alors que la campagne présidentielle de 2002 bat son plein.
Cette année-là, au Salon, Lionel Jospin n’essuie que « des insultes proférées dans les barbes ou sous le manteau ». Rien à voir avec les insultes et les vociférations outrancières qui accueillent sa ministre de l’Environnement, l’écologiste Dominique Voynet, au Salon de 1999 : « Salope ! », « On voudrait te voir en slip, déplumée comme tu nous déplumes ! »
Les agriculteurs lui reprochent le projet de taxer les pesticides et herbicides agricoles polluants. Son bureau a été saccagé par des céréaliers quelques jours plus tôt, et les effectifs policiers ont été doublés à l’occasion de sa visite. La ministre ne se laisse pas impressionner pour autant. « Bonjour quand même », lance-t-elle dans la cohue. Au journaliste qui lui demande si elle espère quand même voir des animaux, Voynet rétorque : « J’en vois des animaux, là.» « Ils ont deux pattes ceux-là », renchérit un membre de son entourage.
Même Jacques Chirac a eu droit à du langage fleuri au Salon de l’agriculture. L’ancien président de la République y était généralement reçu avec chaleur, parfois avec des applaudissements. Peut-être était-ce pour le récompenser de sa fidélité : en quarante ans, Chirac n’a manqué qu’une seule fois le grand rendez-vous du monde rural, en 1979, l’année de son accident de voiture. Ou bien peut-être pour lui donner une raison supplémentaire de toujours sembler passer un si bon moment : Chirac affichait une mine sincèrement réjouie parmi les bestiaux, un verre de vin rouge et un morceau de fromage à la main.
Et il savait flatter ses hôtes : « Ce ne sont pas des bovins, ce sont des chefs d’oeuvre ! » s’était-il par exemple exclamé en 2005. Mais un jour, raconte Dominique Bussereau, ministre de l’Agriculture de 2004 à 2007, quelqu’un lance un « Connard ! » au président. Celui-ci se dirige vers le visiteur, tend sa main et répond tranquillement : « Bonjour, moi c’est Chirac. » Nicolas Sarkozy, lui, n’a pas su garder son calme quand un homme a refusé de le saluer.
Casse-toi, pauv’ con
23 février 2008. C’est la première fois que Nicolas Sarkozy se rend au Salon de l’agriculture en tant que président de la République. Tout sourire, il fend l’assistance sous les flashes des appareils photo en distribuant des « bonjour » et des « merci », qu’il ponctue d’un « hein » sonore. Il serre d’innombrables mains et donne des tapes amicales aux bras qui semblent s’ouvrir sur son passage. Une brève huée lui fait perdre son sourire un instant, mais il continue à saluer la foule se pressant autour de lui. — Ah non, s’exclame alors un homme aux cheveux gris, touche moi pas. — Casse-toi alors, rétorque Sarkozy, qui ne sourit plus du tout. — Tu me salis, ajoute l’homme.
Le Président fait quelques pas de plus, et se retourne vers lui pour asséner un « Casse-toi alors, pauv’ con, va » qui est resté dans l’Histoire. Slogan dans les manifestations de gauche pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, « Casse-toi, pauv’ con » a été imprimé sur des autocollants, des objets et des vêtements. Cette formule a inspiré des chansons parodiques et même donné son nom à un jeu de société. Elle s’est aussi glissée dans le film Potiche, de François Ozon, et dans la série de bande dessinée Freaks’ Squeele, de Florent Maudoux. Ses détournements sont courants dans la presse, notamment satyrique. Mais elle a aussi valu quelques feuilletons judiciaires au pays.
En août 2008, un militant brandit une affichette « Casse-toi, pov’ con » lors d’une visite présidentielle à Laval, en Mayenne. Il est interpellé par la police, poursuivi et condamné pour offense au chef de l’État à une amende symbolique avec sursis. Cette peine est confirmée en appel et le pourvoi en cassation est rejeté. Mais en mars 2013, c’est la France qui est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans cette affaire. Les juges de Strasbourg estiment en effet que l’État a violé la liberté d’expression et que le recours à une sentence pénale était « disproportionné ».
En juillet 2016, de nouveau à Laval, un étudiant rennais lance « Casse-toi, pauv’ con » à Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. Lui sera condamné pour outrage à une amende de 250 euros avec sursis. C’est donc certainement à Nicolas Sarkozy que la formule « Casse-toi, pauv’con » a coûté le plus cher. Elle a en effet largement contribué à la dégradation de l’image de l’ancien président, qui a lui-même reconnu avoir « abaissé la fonction » dans son livre La France pour la vie.
Or cette phrase n’aurait peut-être pas pris une telle ampleur si elle n’avait pas été prononcée au Salon de l’agriculture, qui est un événement est à la fois très populaire et très médiatisé. Pour les hommes et les femmes politiques, il est l’occasion idéale de prendre un bain de foule dans un cadre à priori sympathique et de tenter de séduire les agriculteurs. Mais leur vote est traditionnellement acquis à la droite. Implanté en Corrèze comme Jacques Chirac et aussi « bon vivant » que lui, le socialiste François Hollande a semblé pouvoir désamorcer la défiance des agriculteurs vis à vis de la gauche après son élection à la présidentielle de 2012. Il a néanmoins passé un très mauvais moment au parc des expositions le 27 février 2016.
« C’est facile de venir se pavaner comme ça »
Une heure à peine après son arrivée au Salon de l’agriculture, vers 7 heures du matin, François Hollande est hué et sifflé par un groupe de jeunes vêtus de t-shirts barrés du slogan « Je suis agriculteur, je meurs ». Le dispositif de sécurité, déjà conséquent, se resserre. Un homme tente tout de même de lancer une bouse de vache au visage du président. Les insultes fusent : « bon à rien », « voyou », « connard », « fumier ». Ainsi que des remarques nauséabondes : « On n’est pas des migrants. »
Et des jeux de mots sur l’actualité : « L’agriculture est en état d’urgence. » François Hollande progresse dans une foule hostile. Un peu plus tard, des agriculteurs munis de sifflets encerclent le stand du ministère de l’Agriculture avec l’intention d’entourer le mobilier de cellophane pour protester contre les normes qui, selon eux, étouffent leur activité. L’intervention des CRS fait dégénérer les choses, le stand est complètement détruit. Des manifestants sont blessés dans l’affrontement, l’un d’eux a le nez en sang. Cinq personnes sont brièvement interpellées, puis libérées sans poursuites.
Deux jours après, c’est au tour de Manuel Valls, alors Premier ministre, de visiter le Salon. Il est aussitôt apostrophé par un agriculteur. — Vous êtes les pantins de l’Europe, c’est facile de venir se pavaner comme ça. — Si on ne vient pas, on est des trouillards, réplique Valls. Si on vient, on vient se pavaner. — Eh bah dans tous les cas, soit vous êtes des trouillards, soit vous êtes des pantins. — C’est vous qui nous enfermez dans ce truc-là. Et ça fait avancer le schmilblick ? Non. Donc vous avez le Premier ministre en face de vous… — Les résultats. On juge sur les résultats, nous. Il n’y a pas de résultats. — Mais c’est quoi les résultats pour vous ? — Le lait, il est payé zéro euro. — Et vous pensez que c’est en claquant des doigts que vous allez faire… — C’est votre boulot. — C’est mon boulot de faire monter… de faire baisser les prix ? C’est notre boulot d’agir. — D’agir. Bah il faut agir. — Et c’est ce qu’on fait. — À part menacer les agriculteurs, ceci cela… — Non, non, personne ne menace…
Manuel Valls met fin à l’échange et poursuit sa visite dans une atmosphère pesante. Mais pourquoi la tension a si soudainement et si violemment monté entre le gouvernement socialiste et les agriculteurs au Salon de 2016 ? Le contexte y est certainement pour quelque chose. Les récoltes ont été très mauvaises cette année-là et les crises se succèdent dans le monde agricole depuis 2015. Crise du lait, des bovins, des céréales, des fruits et légumes…
Tous les secteurs sont aujourd’hui en difficulté. Selon la Mutualité sociale agricole, un tiers des agriculteurs touchent moins de 354 euros par mois. Beaucoup d’entre eux se tourneraient désormais vers le Front national et Marine Le Pen, qui était créditée de 35 % des intentions de vote agricole au premier tour de la présidentielle 2017, selon l’enquête électorale du Centre de recherches politiques de Sciences Po. Venaient ensuite François Fillon et Emmanuel Macron, à égalité à 20 %. Mais Macron a sans doute bénéficié du scandale Fillon pour finalement l’emporter. On ne fait pas d’omelette sans casser quelques œufs.
Le Salon fait ainsi figure de sondage d’opinion informel, non seulement auprès des agriculteurs, mais aussi auprès des centaines de milliers de visiteurs qui s’y pressent chaque année. Les altercations qui l’émaillent sont retransmises par les télévisions, démultipliées par Internet et largement commentées par la presse. Elles donnent une idée assez sombre de la qualité du dialogue qui se noue et se dénoue entre les élus et les électeurs au gré des échéances politiques.
Couverture : Une vache phare du salon de l’agriculture de cette année. (DR/Ulyces.co)