La légende
« C’est un homme qui ne meurt point, et qui sait tout », écrivait Voltaire du comte de Saint-Germain. Cet homme a fasciné nombre de ses contemporains, notamment à la cour de Louis XV. Il était musicien, chimiste, joaillier, diplomate. Il parlait plusieurs langues. Sa fortune était immense, mais son identité trouble. Son érudition, sans limite. Alors on a murmuré qu’il la devait à une longévité hors du commun. On a raconté que le comte de Saint-Germain avait vécu mille ans. Qu’il avait accompli le « Grand Œuvre » alchimique, la réalisation de la pierre philosophale, substance hypothétique censée changer les métaux vils en métaux précieux, guérir les maladies, et prolonger la vie humaine au-delà de ses bornes naturelles. Le comte de Saint-Germain ne se donnait pas beaucoup de mal pour faire taire ces rumeurs. Bien au contraire. D’après Pierre Ceria et François Ethuin, auteurs de L’Énigmatique comte de Saint-Germain, son valet de chambre déposait chaque jour une théière et une timbale d’argent devant lui. Il sortait alors de la poche de son gilet un flacon, l’ouvrait soigneusement, puis comptait sept gouttes d’un liquide huileux qu’il laissait tomber au fond de la timbale avant d’y verser le thé.
Les cinq premières gouttes auraient représenté le Pentagramme – symbole ésotérique qui incarne les cinq extrémités de l’Homme, ou encore l’Homme et les quatre éléments (Air, Feu, Terre, Eau). Les deux dernières gouttes auraient représenté les éléments supplémentaires indispensables à toute forme de magie… Une telle scène portait à croire que le comte de Saint-Germain détenait bel et bien « un élixir de longue vie ». Et d’après les mémoires de la femme de chambre de la marquise de Pompadour, lorsque la comtesse de Cergy a affirmé à cette dernière qu’elle l’avait connu à Venise 50 ans plus tôt, tel qu’il était à la cour de Versailles, il ne les a guère détrompées. « Suivant ce que Madame de Cergy dit, vous auriez plus de cent ans à présent ! » insistait Madame de Pompadour. « Ah, cela n’est pas impossible. Mais je conviens qu’il est encore plus possible que cette dame, que je respecte par ailleurs, radote un peu. » Voilà en partie pourquoi l’ouvrage d’alchimie La Très Sainte Trinosophie a été attribué au comte de Saint-Germain. La médiathèque de Troyes, qui possède la seule copie du manuscrit subsistante, décrit, sur son site, un « texte obscur, truffé de symboles cabalistiques qui ressemblent à des hiéroglyphes et de citations en de nombreuses langues anciennes comme l’hébreu, le grec, l’arabe, le syriaque ».
Cette copie aurait été saisie par l’Inquisition sur le franc-maçon Joseph Basalmo, plus connu sous le nom de Cagliostro, lors de son incarcération en 1789. Mais Voltaire ironisait en écrivant que le comte de Saint-Germain était un homme qui ne mourait point. Un autre écrivain du XVIIIe siècle, Casanova, l’a accusé de prestidigitation et d’imposture. Il apparaît chez des auteurs aussi différents que le Russe Alexandre Pouchkine, l’Autrichien Rainer Maria Rilke, le Français Romain Gary et l’Italien Umberto Eco. Et tant de travaux biographiques lui ont été consacrés que, dans l’avant-propos de son Comte de Saint-Germain, l’éditeur Paul Chacornac écrit :« Certains seront tentés de penser qu’une nouvelle étude sur un sujet ressassé par tant de chroniqueurs et de romanciers ne s’imposait pas ». Malgré ce torrent d’encre, la vie de l’homme qui se faisait appeler comte de Saint-Germain reste énigmatique dans une large mesure.
L’homme
D’après l’académicien Alain Decaux, qui lui a consacré un épisode de son émission de télévision Alain Decaux raconte, le comte de Saint-Germain était un homme de taille moyenne, aux cheveux bruns, au teint foncé et aux yeux noirs. « Il était très bien vêtu, il portait de très beaux diamants aux doigts », précise l’académicien. « Et ce n’était pas mal vu à cette époque », s’amuse-t-il. « Il parlait très bien français, mais il avait un accent. Certain disent que c’était l’accent piémontais, d’autres que c’était l’accent alsacien. Cela ne se ressemble pas, et pourtant il avait un accent. » Nul ne sait ni situer ni dater, avec précision et certitude, la naissance de cet homme. Encore moins nommer ses parents. Il est parfois présenté comme l’enfant illégitime du prince de Hongrie et de Transylvanie François II Rákóczi. Ou encore comme celui de la reine d’Espagne Marie-Anne de Neubourg. Et de tels liens auraient expliqué la fortune qui lui a notamment permis d’être un grand collectionneur d’objets d’art. Le comte de Saint-Germain surgit du néant en 1743, à Londres, où il fréquente le milieu musical en tant que compositeur et violoniste. En 1746, il s’installe en Allemagne. Il y poursuit des recherches sur la chimie des colorants et le passé ésotérique du pays pendant douze ans, avant de gagner Paris. Là, il s’installe chez le maréchal de Belle-Isle, ministre de la Guerre de Louis XV. Il lui dit travailler sur de nouveaux procédés de teinture des soies et souhaiter offrir ses trouvailles à la France, mais nécessiter des bâtiments pour mener à bien ses expériences. Le maréchal lui conseille d’écrire au marquis de Marigny, lequel ne se contente pas de répondre à la requête de Saint-Germain : il y répond favorablement, et met à la disposition du chimiste des dépendances du somptueux château de Chambord.
C’est par l’entremise de Marigny que le comte est introduit à Versailles, auprès de la marquise de Pompadour. La favorite de Louis XV est immédiatement subjuguée par l’érudition, la mémoire et les talents de conteur de cet homme qui, comme le souligne Alain Decaux, parle de l’Histoire comme s’il l’avait vécue. Dans les salons parisiens, le comte de Saint-Germain affirme même avoir assisté aux noces de Cana et au combat de David contre Goliath, chassé avec Charlemagne, conseillé son ami Jésus, bavardé avec Luther. C’est du moins ce que l’on croit, car ce n’est pas Saint-Germain qui parle : il est en réalité parodié par un comédien se faisant passer pour lui. Une plaisanterie qui a largement contribué à l’aura de mystère qui nimbe toujours le personnage, en multipliant les témoignages de son caractère extraordinaire… Madame de Pompadour fait à son tour profiter le comte de Saint-Germain de sa position, en l’introduisant auprès du roi lui-même. Cette faveur suscite la jalousie et la méfiance du ministre des Affaires étrangères, le duc de Choiseul. Celui-ci demande une enquête sur l’origine des fonds de Saint-Germain.
La même année, le 14 février 1760, le comte est envoyé en Hollande par Louis XV. Officiellement, il est chargé d’une commission importante pour les finances de la France. Officieusement, il est chargé de mettre un terme au conflit qui deviendra la Guerre de Sept Ans. Saint Germain fait alors véritablement de l’ombre à Choiseul, qui l’accuse d’être en intelligence avec des puissances ennemies et ordonne son arrestation. Le comte de Saint-Germain parvient à s’enfuir en Angleterre. Puis il revient en Hollande, où il séjourne quelques temps. Les Souvenirs de la comtesse d’Adhémar, publiés à titre posthume en 1836, racontent son retour en France dans les années 1770. Et son entrevue avec la reine Marie-Antoinette, à qui il prédit la Révolution : « Le parti encyclopédiste veut le pouvoir, il ne l’obtiendra que par l’abaissement total du clergé, et pour parvenir à ce résultat, il bouleversera la monarchie. » Il prédit également le rôle et la fin du duc de Chartres, qui va participer à la Révolution dans l’espoir d’être nommé lieutenant général du royaume, avant d’être guillotiné en 1793 : « On lui proposera la couronne de France, et l’échafaud lui tiendra lieu de trône. » Enfin, il prédit l’avènement d’une « république avide dont le sceptre sera la hache du bourreau ». Cette série de prédictions est troublante. L’ennui, c’est que les Souvenirs de la comtesse d’Adhémar auraient été écrits par le romancier Étienne-Léon de Lamothe-Langon. À cette époque, le comte de Saint-Germain est en vérité installé en Allemagne, où il a repris ses expériences de chimie et fréquenté la cour de Frédéric II de Prusse, puis Frédéric II de Hesse-Cassel. Il se fait maintenant appeler Weldon, et c’est à ce nom que sera rédigé son acte de décès, à Eckernförde en 1784. À en croire cet acte, il était alors âgé de 93 ans. Mais la légende de l’immortalité du comte de Saint-Germain n’a pas pris fin avec sa mort.
Le revenant
Plusieurs personnages ont affirmé avoir vu le comte de Saint-Germain après sa mort. La comtesse de Genlis, par exemple, l’aurait vu en 1814. « Madame de Genlis, c’est un témoin sérieux, elle l’a connu, à Paris, sous Louis XV », insiste l’académicien Alain Decaux. Il cite également le témoignage d’un savant anglais qui a dit avoir croisé le comte de Saint-Germain à deux reprises au cours du XXe siècle, au Tibet et à Rome. Ce n’est pas tout. Le 28 janvier 1972, dans un reportage diffusé sur l’ORTF, un homme se faisant appeler Richard Saint-Germain affirme avoir été connu sous le nom de comte de Saint-Germain au XVIIIe siècle. Il affirme également être né sur l’Atlantide il y a 17 000 ans, alors que son apparence est celle d’un trentenaire brun, au regard vert légèrement trouble et au teint pâle. Il explique ce prodige par la prise d’un « produit » dont il refuse de révéler le secret.
En revanche, il se livre volontiers à une démonstration de transmutation, sur un petit réchaud de camping, avec un fil de plomb fourni par le journaliste. Celui-ci fait expertiser le fil après l’expérience. Et là, surprise : c’est de l’or. Le journaliste garde néanmoins un sourire moqueur tout au long du reportage, tandis que Richard Saint-Germain raconte son histoire, avec un phrasé hésitant mais un vocabulaire choisi, et les intonations propres à la noblesse française. Attablé dans un restaurant où il goûte consciencieusement le vin rouge qui lui est servi, il dit avoir été sur Mars, et plus précisément sur une base spatiale construite par ses « parents ». Après avoir déambulé dans les allées du parc de Versailles, vêtu d’une veste sombre et d’une chemise à jabot, il exhibe une liasse de billet censée prouver que son « Ordre » ne le « laisse pas dans la misère ».
Richard Saint-Germain est accompagné par une femme brune. Elle semble jeune, mais elle n’aurait pas moins de 251 ans, car elle prétend être la marquise de Pompadour. Et selon Richard Saint-Germain, la favorite de Louis XV n’a pas été la seule à bénéficier de son miraculeux « produit ». « Ma mie voit le roi quatre fois par mois », dit-il. « Et pour la dernière fois cette année, à Eden-Roc. » « Vous avez passé les vacances ensemble ? » s’étonne le journaliste. « Nous avons passé quatorze jours ensemble, oui. » « Des vacances très XXe siècle : plage, bateau… » « Automobile, night-club… » « Le roi s’habitue bien aux night-clubs ? » « Euh, le roi ne s’habitue pas à ce genre de choses. Il aime à dîner chez des amis, car il a de nombreux amis sur la côte et dans le midi de la France, mais il n’aime pas tellement… » « Le jerk ? » tente le journaliste, qui semble avoir du mal à imaginer Louis XV s’adonner à cette danse apparue aux États-Unis dans les années 1960. « Le jerk enveloppe une déformation de cette époque », concède Richard Saint-Germain. « À chacun ses mauvais goûts », ajoute-t-il, en prétendant citer la femme de lettres du XVIIe siècle Ninon de Lenclos. L’homme s’appelle en réalité Richard Chanfray. Il n’est pas né sur une île légendaire mais à Lyon, le 4 avril 1940. Et il se suicidera à Saint-Tropez le 21 juillet 1983.
Entre-temps, le mythomane fera la conquête d’une star internationale, la chanteuse Dalida. Cette liaison, qui durera neuf ans, lui permettra d’ailleurs de se lancer dans une courte carrière musicale, sous le nom de Saint-Germain. Il interprétera la chanson « Et de l’amour, de l’amour » en duo avec Dalida en 1975, puis « Pour une femme » en 1976, « Le Frimeur » en 1977, et enfin « Gallaxie Express » en 1978. Un titre qui n’est pas sans rappeler les élucubrations métaphysiques de sa première apparition à la télévision. « Ceux qui l’écoutent préfèrent ne retenir qu’un beau récit pour alimenter leurs rêves », concluait alors le journaliste.
Aujourd’hui, l’immortalité est un rêve plus vivace que jamais. Le futurologue de Google, Ray Kurzweil, croit en sa réalisation grâce à la nanotechnologie dès 2030. Et si la plupart des scientifiques sont bien plus modestes, certains estiment néanmoins que l’immortalité ne relève pas de la science-fiction. « Je ne peux pas affirmer qu’elle est inatteignable », dit Jean-Marc Lemaitre, chercheur en médecine régénérative à l’Inserm. « Reste à savoir ce que nous devrions faire pour l’atteindre : est-ce que l’immortalité vaut vraiment le coup si l’Homme n’est plus l’Homme ? Mais pour l’instant la question est encore de savoir si nous pouvons atteindre l’âge limite pour lequel nous sommes programmés, 120 ans, tout en étant en bonne santé. » Le chercheur annonce la mise sur le marché de médicaments ralentissant le mécanisme du vieillissement d’ici une quinzaine d’années. L’élixir de longue vie attribué au comte de Saint-Germain au XVIIIe siècle deviendrait alors réalité.
Couverture : Dalida et Richard Saint-Germain. (Ulyces)