La vallée étrange
« L’imagination est plus importante que la connaissance. » — Albert Einstein
Les gens se pressent sur la scène autour du professeur Einstein. Il fait son show pour les caméras des smartphones braquées sur lui, tirant la langue ou leur adressant des regards d’une sévérité comique. « La chose importante est de ne pas cesser de s’interroger. La curiosité a sa propre raison d’exister », dit-il d’un ton docte à la foule qui l’entoure, parcourue d’exclamations et de rires. Perché sur une petite table ronde, il regarde chacune des personnes rassemblées autour de lui, tour à tour grimaçant ou circonspect. Il semble attendre qu’on lui adresse la parole. « Professeur, comment vous sentez-vous ? » finit par lui demander Andy Rifkin, l’un de ses créateurs. Le petit robot d’une quarantaine de centimètres tourne alors son visage vers lui, sa chevelure hirsute et sa moustache broussailleuse soulignant son intense expressivité. « Je me sens parfaitement bien, Andy », répond-t-il d’une voix sonore et naturelle. Le public est soufflé. « Il reconnaît ma voix », explique l’imposant directeur de la technologie de Hanson Robotics. Il tient dans ses mains une tablette sur laquelle une application permet d’interagir avec le Professeur. Ce dernier est capable de disserter sur des problèmes mathématiques, la formation de l’univers et les grands scientifiques de l’histoire, mais il peut aussi tenir une conversation naturelle avec son interlocuteur. Il intègre également un système wi-fi qui le relie au MindCloud™ de Hanson Robotics, lui permettant d’accéder à de nouveaux jeux ainsi qu’aux mises à jour de l’intelligence artificielle dont profitent tous les robots de la compagnie.
En février 2009, sur la scène de TED, le Dr David Hanson, fondateur de Hanson Robotics, était apparu avec un autre buste du professeur Einstein, réalisé à l’échelle. Alors âgé de 40 ans, le fringant scientifique aux cheveux châtains en bataille arborait des favoris broussailleux et une moustache extravagante qui lui donnaient des airs de Daniel Day-Lewis dans Gangs of New York. « Les robots que je développe sont des personnages. À terme, ils seront réellement capables d’empathie envers vous », avait-il déclaré au public avant d’effectuer une démonstration de sa création. Le professeur Einstein était alors déjà capable de percevoir les gens présents dans une pièce, de les regarder un par un et de se souvenir d’eux. Il pouvait aussi moduler les expressions de son visage pour refléter celles de son interlocuteur. « Sa perception de votre état émotionnel est capitale pour qu’il développe de l’empathie », expliquait David Hanson. « On dépense des milliards dans des machines capables de tuer, mais la robotique de personnalité pourrait à terme produire des robots vraiment doués d’empathie. Ce sont peut-être les germes de l’espoir pour notre futur. »
Sept ans plus tard, dans une salle de conférence de l’hôtel Venetian de Las Vegas, nous voici en présence d’une version miniature du professeur Einstein. Hanson Robotics projette de la distribuer le plus largement possible, pour amuser enfants et adultes et proposer une relation inédite avec une machine dotée d’intelligence. Le Professeur n’a rien d’effrayant, bien au contraire, tout le monde dans la salle semble déjà l’adorer ; à tel point que la scène doit être évacuée par les organisateurs de l’événement. Une fois le public installé et revenu au calme, Andy Rifkin, David Hanson et Steve Carlin, de Softbank Robotics, prennent place pour évoquer le futur des interactions humains-robots. Durant l’heure qui suit, ils sont régulièrement interrompus par des tirades ou des grimaces du professeur Einstein, qui se fait une joie de distraire l’assistance et de déclencher des éclats de rire intempestifs. « Le réalisme de l’expression faciale d’un robot n’est pas le plus important », explique David Hanson pendant que le visage du Professeur s’illumine d’un grand sourire béat. « Si nos cerveaux sont si sensibles à ces détails, c’est qu’il s’agit d’un langage qui véhicule des informations. Mais ce langage fonctionne aussi de façon abstraite : c’est pour ça qu’il est plus efficace chez un personnage comme Wall-E que chez d’autres plus photoréalistes. »
Cela explique pourquoi les créations du professeur Hiroshi Ishiguro effraient la plupart des gens. Le scientifique japonais a mis au point des androïdes très semblables en apparence aux êtres humains, dont le plus célèbre d’entre eux s’appelle Erica. Son visage est délicat et encadré par des cheveux plus vrais que nature. Mais il traduit peu d’expressions et les yeux d’Erica restent perdus dans le vague, un aspect dérangeant pour ses interlocuteurs humains. Elle est l’illustration parfaite de la vallée de l’étrange, une théorie développée par le roboticien japonais Masahiro Mori en 1970. Il estimait que plus un androïde ressemble à un être humain, plus ses défauts nous paraissent monstrueux. L’inverse se produit avec Pepper. Pepper, c’est ce petit robot humanoïde clairement artificiel et toujours souriant qui amuse les enfants, tient compagnie aux personnes âgées ou accueille les clients des magasins Carrefour en Seine-et-Marne. En tant que responsable de la division américaine de SoftBank Robotics – qui a succédé à Aldebaran après le rachat de l’entreprise française par l’opérateur téléphonique Softbank –, Steve Carlin a pour mission d’introduire Pepper sur le marché étasunien. « Nous ne cherchons pas à ce que Pepper ressemble à un être humain », explique-t-il en prenant ses distances avec les travaux de Hanson Robotics. « Cela m’effraie, personnellement. Nous souhaitons simplement vous faire oublier que c’est un robot pour qu’il devienne un compagnon idéal. » Mais de l’avis de leur créateur, les androïdes de David Hanson et son équipe évoluent au-delà de Pepper et Erica. « L’idée d’une “vallée étrange” est tout à fait pseudo-scientifique, mais les gens prennent ça pour de la science », déplore le Dr Hanson.
Il l’a fustigée dans un article paru en 2005, intitulé « Dépasser la vallée étrange ». La théorie du professeur Mori explique qu’entre les représentations caricaturales de l’être humain et l’être humain lui-même s’étend un no man’s land forcément dérangeant. Mais pour le Dr Hanson, l’étrangeté des robots n’est pas nécessairement dérangeante. « Mori nous dit de ne surtout pas nous aventurer sur ce terrain. Mais quand ils se trouvent face au professeur Einstein, les gens ne sont pas effrayés ou repoussés : ils rient », fait remarquer David Hanson. Cette défiance envers l’une et l’autre extrémités du spectre de la robotique sont caractéristiques de son travail. Inventeur d’une peau synthétique innovante qui permet à ses androïdes de sembler plus vrais que nature (la Frubber™), il travaille aussi à la conception de personnages animés avec les studios Disney. À l’image de ses robots, le Dr Hanson est un personnage complexe.
Sauver le monde
Aujourd’hui, David Hanson a 47 ans et une famille de neuf robots derrière lui. Il a beaucoup changé depuis son passage à TED2009. Cheveux poivre et sel gominés, courte barbe grise et veste cintrée, il ressemble plus à un designer installé qu’à un inventeur pressé. Sa gestuelle et sa diction ont elles aussi muté : il parle de façon syncopée et adopte une gestuelle excessive, comme un personnage halluciné de David Lynch.
Originaire du Texas, David Hanson s’intéresse depuis l’enfance aux mathématiques, aux sciences et à la science-fiction. « J’ai toujours tenté d’imaginer ce que le futur nous réservait », dit-il. « Très tôt, j’ai songé que l’intelligence artificielle pouvait être améliorée et qu’un jour, nous aurions la capacité de créer des machines dotées d’imagination, assorties d’une mémoire infaillible et d’une puissance de calcul extraordinaire. » Il les imaginait déjà capables d’évoluer et de se transformer de leur propre chef au-delà d’un certain point (celui de la singularité technologique). Ces super-intelligences seront alors capables d’accroître leur potentiel de façon exponentielle. « Cette évolution va changer le monde. » Et le monde a grand besoin d’être changé. David Hanson le reconnaît volontiers, nous vivons une époque complexe, pleine de défis et de dangers, soumise à une course terrible contre la destruction de l’environnement. Car une fois notre écosystème détruit, la civilisation ne sera plus qu’un lointain souvenir et les êtres humains redoubleront de luttes intestines, jusqu’à une probable extinction. « Nous jouons à la roulette russe avec l’arme nucléaire. D’un jour à l’autre, la géopolitique peut basculer du tout au tout », dit le scientifique avec le plus grand calme.
En grandissant dans les années 1970 et 1980, David Hanson percevait clairement les signes avant-coureurs de la catastrophe à venir. « Comprenez-moi bien, les choses s’améliorent sous bien des aspects, ne serait-ce qu’en termes de qualité de vie et de longévité », dit-il en se voulant rassurant. « Mais nous devons nous montrer très intelligents, très vite. En prenant conscience de cela à un jeune âge, il m’est apparu qu’il n’y avait pas d’autre alternative que de créer des machines super-intelligentes, capables de régler le problème à notre place. » Il s’est ainsi lancé dans sa quête robotique pour sauver le monde de la menace humaine. Mais ce n’est pas tout : David Hanson tente également de sauver le monde des robots eux-mêmes. Tandis qu’il étudie les arts interactifs et l’ingénierie à l’université du Texas à Dallas, il réalise en effet que les machines que nous élaborons pourraient se retourner contre nous si nous n’y prenons pas garde. « Je veux être bien sûr que lorsque les robots accéderont à une intelligence équivalente ou supérieure à la nôtre – ce qui arrivera sans aucun doute –, il seront en mesure de faire preuve de compassion et d’empathie à notre égard », dit-il. « Il n’y a aucune garantie que ça marche. Ils pourraient très bien être psychotiques. »
David Hanson se sert de l’art et du design pour améliorer sa robotique. En rendant les machines émotionnellement accessibles et en nous permettant de communiquer avec elles, il leur permet aussi d’apprendre des êtres humains. « C’est la base du développement d’un androïde capable d’empathie. » La création d’un tel robot bénéficie d’ailleurs peut-être plus à l’intelligence artificielle qu’à son interlocuteur humain : en stimulant nos fonctions sociales, l’IA peut enregistrer de très nombreuses données qui améliorent progressivement sa compréhension des êtres humains et affinent son comportement. Petit à petit, cela permettra aux machines d’évoluer vers une forme d’esprit auquel nous pourrons nous fier, et non un effrayant inconnu. « Pour l’instant, l’intelligence artificielle la plus douée n’est en réalité pas plus intelligente qu’un bébé – et encore », dit le Dr Hanson. « Mais elle va progressivement devenir plus intelligente, et ce faisant, je veux qu’elle développe sa capacité à prendre soin des êtres humains. Il est capital qu’on puisse lui faire confiance. »
De ce fait, les roboticiens mettent un point d’honneur à ne pas essayer de modéliser l’esprit humain dans son ensemble. L’éthique que David Hanson veut insuffler à ses machines est dissemblable de la nôtre, vacillante par essence. « Notre héritage génétique est pétris de brutalité. Combien de traces de dents sont-elles incrustées dans les os de nos plus proches ancêtres humanoïdes ? Nos ancêtres ont dévoré nos autres ancêtres. Combien de génocides parsèment l’histoire ? Nos cerveaux sont nés de cette brutalité. Le cerveau civilisé a pris le dessus, pour une bonne part… » Mais activez certaines de ses régions et ce code étrange, ce virus latent pourrait resurgir à tout moment. Comme les glaces sibériennes qui menacent de libérer des pestes préhistoriques en fondant, on devient soudain criminel, membre de la mafia, tueur psychotique ou soldat impitoyable aux yeux duquel le déchaînement de la violence est parfaitement justifié. « On voit ces schémas se répéter sans cesse au cours de l’histoire. Dans les temps difficiles, le monstre reprend le dessus. » Naturellement, rien ne pousse les roboticiens à encoder cela dans les intelligences artificielles. « Je vois un peu les robots comme des loups », explique le Dr Hanson. « Les loups sont devenus des chiens au contact de notre société après un processus de sélection minutieux. Nous n’avons retenu en eux que la douceur, l’attention, la serviabilité. Ce faisant, les chiens sont devenus bien plus inoffensifs que des loups. C’est le même cas de figure avec l’intelligence artificielle : si nous ne la domestiquons pas, nous risquons d’avoir un loup dans notre bergerie. Nous n’avons pas seulement besoin d’une super-intelligence, il faut aussi qu’elle soit super-bienveillante. » Cela explique pourquoi les robots de Hanson Robotics sont conçus comme des personnages : ils éveillent chez nous les aspects les plus lumineux de notre humanité et, par conséquent, n’apprennent rien d’autre. Grâce à cette philosophie, David Hanson et son équipe ont attiré sur eux l’attention de Disney.
L’automate chinois
Le rêve de David Hanson est un vieux rêve de l’humanité. Le Lie Zi, ou Traité du vide parfait, est un des grands classiques du taoïsme. Il s’agit d’un recueil de fables philosophiques qui aurait été rédigé entre le IIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle ap. J.-C. par le sage Lie Yukou. L’une de ces fables contient la matrice de la robotique moderne et s’intitule « Les Hommes artificiels ». Elle se déroule au Xe siècle av. J.-C. et raconte l’histoire d’un mécanicien exceptionnellement doué du nom de Yanshi, qui a l’opportunité de montrer l’étendue de ses talents au roi Mu, cinquième souverain de la dynastie Zhou. « Qui est cet homme que tu as emmené avec toi ? » lui demande le souverain. « C’est une machine que j’ai faite, qui peut accomplir des tours », répond Yanshi, qui présente au roi Mu un automate de sa confection. Le roi n’en croit pas ses yeux. L’automate le regarde rapidement de haut en bas ; pour lui, ce ne peut être qu’un homme. Lorsque Yanshi presse sa joue du doigt, il chante une chanson. Lorsque Yanshi tape dans ses mains, il se met à danser en rythme. Si bien que le roi, qui assiste au spectacle entouré de ses concubines, est persuadé qu’il a un homme devant lui.
C’est grâce au professeur Einstein que le Disney Accelerator a pris contact avec eux.
Lorsque la performance se termine, l’automate adresse un clin d’œil aux concubines et leur fait de grands signes de la main. Cette attitude plonge le roi dans une colère noire, il menace de faire exécuter Yanshi sur le champ. Terrifié, le mécanicien saute sur l’automate et le met en pièces, pour montrer au roi qu’il n’est fait que de cuir, de bois, de colle et de laque colorée. Le roi vient examiner le massacre, constatant que chaque organe, chaque cheveu qui compose l’automate est artificiel. Il le fait remonter, avant d’être frappé une nouvelle fois de stupéfaction devant tant de réalisme. Le souverain lui ôte alors le cœur, et la bouche ne peut plus parler ; il lui ôte ensuite le foie, et ses yeux ne peuvent plus voir ; il lui ôte enfin ses reins, et ses pieds ne peuvent plus marcher. Le roi Mu est soulagé. « L’être humain est-il donc capable d’autant que le Créateur ? » dit-il dans un soupir. Le souverain s’en retourne alors dans sa forteresse de Hao, emportant l’automate avec lui. Cette fable préfigure avec plus de 2 000 ans d’avance l’ouvrage d’un roboticien comme David Hanson, et les risques auxquels il s’expose.
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À la fin des années 1990, David Hanson faisait partie des « imaginieurs » de chez Disney. Le terme d’ « imaginiérie » a été inventé dans les années 1950 par Walt Disney, lors de la conception du premier parc à thèmes Disneyland. Il s’est démocratisé depuis, et le Dr Hanson comptait parmi l’équipe de conception des parcs au sein de Walt Disney Imagineering. Il y a officié comme sculpteur et conseiller technique jusqu’en 2001. En fondant Hanson Robotics deux ans plus tard, il a conservé de Disney un goût pour les personnages, qu’il retrouverait pour chacun de ses robots, du petit super-héros Zeno à son intelligence la plus développée, Sophia. Les laboratoires de Hanson Robotics sont situés au cœur du parc scientifique de Hong Kong, non loin des grandes usines de fabricants de jouets de l’île. C’est là que le professeur Einstein sera fabriqué en gros plus tard cette année. « Je connais David depuis environ 12 ans », raconte Andy Rifkin. Les deux hommes se sont connus chez Walt Disney Imagineering. « Nous avons commencé à travailler ensemble il y a environ un an. David m’a appelé et m’a dit qu’il voulait construire des robots avec moi. » À l’époque, Rifkin avait notamment travaillé pour Mattel et participé à la conception de la série de jeux vidéo Rock Band.
Lorsqu’ils se sont retrouvés chez Hanson Robotics, les deux hommes ont convenu qu’il fallait réaliser une version miniature du Professeur. « Nous sommes tous tombés d’accord, nous adorons Einstein. Il avait une façon de voir les choses à la fois simple et brillante… Il avait foi en l’humanité et en la technologie. » Son petit robot a été conçu comme un produit pour enfants : une intelligence artificielle simple et sûre, loin des machines plus ambitieuses conçues précédemment par Hanson Robotics. C’est grâce à lui qu’à la fin du printemps dernier, le Disney Accelerator – l’accélérateur de start-ups de Disney basé à Los Angeles – a pris contact avec eux. À la suite d’un casting difficile, Hanson Robotics l’a intégré aux côtés de huit entreprises novatrices qui travailleront avec la firme de Bob Iger pour produire des expériences novatrices très différentes les unes des autres. Pour sa part, Hanson Robotics va donner vie à des personnages de l’univers Disney sous une forme qui ne peut être communiquée pour le moment. « Nous ne sommes qu’au tout début du processus », s’excuse Rifkin. « Ce qu’il y a de beau chez Disney, c’est leur science du storytelling, ce sens profond de l’émerveillement et de l’espérance », dit le Dr Hanson. « Apporter ce genre d’expérience aux gens partout autour du monde représente beaucoup pour moi. » Cela peut paraître mièvre, mais cela fait partie du plan de David Hanson pour que la singularité advienne sans basculer du côté obscur. Si ses calculs sont justes, ses efforts pourraient faire beaucoup pour le futur de l’humanité. Sinon, ses robots nous auront au moins bien amusés.
Couverture : David Hanson et Sophia sur scène.