Un vendredi soir de l’année 1954, dans le village de Hastings-on-Hudson, au nord du Bronx. Comme souvent, le dessinateur Gene Deitch avait invité quelques amis à venir écouter de la musique live. Une jeune femme guindée empoigna sa guitare avec réticence et entonna ses propres chansons, faisant aussitôt basculer l’audience de la perplexité à l’ébahissement, tandis que le magnétophone de leur hôte enregistrait chaque note religieusement. Sa voix les avait tous hypnotisés. En 1974, la même femme écrivit d’obscurs messages d’adieux à ses proches, empaqueta ses affaires, fila au volant de sa Volkswagen ; et sa voix se tut pendant trente ans.
Puis, l’enregistrement de Gene Deitch permit de la faire résonner de nouveau. Sur les ondes de la radio publique américaine, NPR. Puis dans un premier album produit par un label indépendant de Brooklyn. Et enfin sur le Web, de YouTube à Bandcamp, en passant par Spotify. Désormais, cette voix n’hypnotise plus seulement une poignée d’artistes réunis chez un ami, mais des dizaines de milliers de fans. Elle est louée aussi bien par ces admirateurs, nombreux sur les réseaux sociaux, que par les critiques musicaux. Mais la chanteuse n’est jamais réapparue. Quels chemins sa voix a-t-elle dû emprunter pour parvenir à nos oreilles ?
Madame Tout-le-monde
Elizabeth Eaton Converse alias Connie Converse est née en 1924, dans une petite ville tranquille du New Hampshire, Laconia. Elle est élevée par des parents sévères et pratiquants. D’après le musicien Howard Fishman, auteur d’une pièce de théâtre sur la vie de la chanteuse, c’est une enfant précoce qui deviendra une élève brillante, « excellant dans absolument toutes les matières ». Elle obtient d’ailleurs une bourse pour étudier dans la très prestigieuse université féminine Mount Holyoke. Mais elle y renonce à la fin de sa deuxième année, bien décidée à devenir une artiste et attirée par les lumières de New York, alors en pleine effervescence. À New York, Connie Converse travaille dans une imprimerie et utilise son temps libre à écrire de la poésie, à peindre, et à dessiner. La jeune femme apprend, seule, à jouer de la guitare. Bientôt, elle commence à composer des chansons, qu’elle enregistre sur un magnétophone Crestwood 404 dans son petit appartement de Greenwich Village. Connie Converse va également se produire en public, uniquement dans des cercles restreints, mais enthousiastes, et elle atterrit dans la cuisine d’un amateur de musique qui organise des soirées et possède lui aussi un magnétophone : le dessinateur Gene Deitch.
Sur son site, il se remémore une « madame Tout-le-monde, portant des lunettes », qui détonnait dans son groupe de beatniks et de bohémiens tapageurs, habitués aux chanteuses glamour de l’époque. Le regard grave, l’air réservé, Connie Converse ne se maquillait pas, ne se coiffait que vaguement et portait généralement de longues robes informes. « Quand elle s’est mise à chanter, elle nous a transformés », écrit Gene Deitch. « Elle n’a pas chanté du jazz ou du blues, elle a chanté ses propres chansons, qu’elle était encore en train de composer à ce moment-là. La plupart étaient des histoires de solitude, de rejet, de trahison, souvent racontées avec humour et ironie. Musicalement, elles étaient toutes merveilleusement mélodieuses, avec des paroles comme cryptées. » Résolument folk, les chansons de Connie Converse mettent en scène des personnages marginaux ou insatisfaits : un ivrogne commet un meurtre dans « The Clover Saloon », un dandy s’éteint dans « Playboy of the Western World », une femme ravie d’être seule se souvient d’une relation amoureuse mouvementée dans « Talking Like You ».
Poétiques et intimistes, ses textes sont aussi très subversifs, surtout pour l’Amérique puritaine des années 1950. Dans « Roving Woman », par exemple, une jeune femme écumant les bars et jouant au poker est « sauvée » par les hommes qui la « ramènent chez elle »… Conquis, Gene Deitch enregistre minutieusement les compositions de l’artiste, dont l’intelligence l’intimide. Connie Converse ne fait pourtant que peu d’effet aux spectateurs du Morning Show de la chaîne CBS lors de sa participation la même année. Cette unique apparition télévisuelle n’aura aucune conséquence sur sa carrière. Dédaignée par l’industrie musicale malgré tous ses efforts pour surmonter son introversion et attirer l’attention sur son travail, elle abandonne la guitare pour le piano, et l’ouest de Manhattan pour le nord de l’île. Elle compose alors un cycle de chansons inspirées par l’histoire de Cassandre, cette héroïne de la mythologie grecque qui avait reçu le don de prédire l’avenir en même temps que la malédiction de ne jamais être crue. Une source troublante si l’on considère que Connie Converse était à la fois bénie et damnée par les dieux : ils lui avaient donné une voix, mais le monde ne l’entendait pas.
Cassandre
Selon Howard Fishman, le cycle de chansons inspirées par le mythe de Cassandre est l’œuvre « la plus ambitieuse » de Connie Converse. La plus ambitieuse, et la dernière. Lasse, frustrée de ne pas avoir trouvé de véritable public, l’artiste finit par quitter New York en 1961. La même année, débarque un certain Bob Dylan, qui très tôt marquera l’histoire de la folk – bien avant que celle-ci ne reconnaisse le talent de Connie Converse. Dès son arrivée, il est repéré par le critique musical Robert Shelton et le directeur d’un club en vogue, le Gerde’s Folk City. Un an plus tard paraît son premier album. Deux ans plus tard, sa notoriété est établie. L’artiste maintenant légendaire n’a alors que 22 ans. Connie Converse, elle, a près de 40 ans lorsqu’elle renonce à la musique et rejoint son frère Philip, politologue, et sa belle-sœur Jean à Ann Arbor, dans le Michigan. C’est le début d’une nouvelle vie. Connie Converse milite, s’attelle à l’écriture d’un roman, trouve un emploi de secrétaire. Puis devient rédactrice en chef d’une revue de sciences sociales, The Journal of Conflict Resolution. Elle rédige même des articles. Mais tout ne se passe pas sans anicroche. Peut-être est-ce à cause de ses rêves déçus qu’elle ingurgite d’énormes quantités d’alcool, ou du stress lié à son poste. Toujours est-il qu’elle s’enfonce peu à peu dans une profonde dépression qui l’oblige à démissionner.
Finalement, en août 1974, elle plie bagage et reprend discrètement la route. Avant de partir, Connie Converse a pris le soin d’envoyer des lettres à ses proches et de leur laisser des notes censées expliquer sa brusque et mystérieuse disparition. L’une d’elles a des accents déchirants : « Laissez-moi partir. Laissez-moi être si je le peux. Laissez-moi ne pas être si je ne le peux pas. Depuis maintenant des années, j’ai été l’objet de l’inquiétude affectueuse de ma famille et de mes nombreux amis à Ann Arbor. J’ai reçu un soutien, non seulement financier, mais aussi moral de leur part. J’ai fait des efforts, j’ai essayé de reprendre pied dans le monde des vivants. J’ai échoué. » Cette disparition a été particulièrement douloureuse pour Philip Converse, aujourd’hui décédé. « Le frère et la sœur étaient extrêmement proches », affirme Howard Fishman. « Philip était le premier et le plus grand fan de Connie. Il a engagé un détective privé pour tenter de la retrouver. Puis il a décidé de respecter son choix. Il pensait d’ailleurs qu’elle s’était tuée. » Si Philip se trompait, et si Connie a survécu au XXe siècle, elle avait plus de 80 ans lorsque sa voix a enfin été entendue, grâce à l’enregistrement de Gene Deitch.
Si triste, si joli
Gene Deitch a eu plus de chance que la jeune femme qui l’avait hypnotisé. Installé à Prague depuis 1959, il a connu le succès en tant que réalisateur, animateur, dessinateur et scénariste, en travaillant notamment sur les séries Popeye et Tom and Jerry, et il a reçu un Oscar pour le court-métrage Munro. Sa passion pour la musique et les enregistrements est également bien connue. Sa collection personnelle comprend notamment des cassettes de la légende du folk Pete Seeger et du bluesman John Lee Hooker. Lors d’un passage à New York en 2004, lui et son fils Kim sont ainsi invités à partager la musique qu’ils aiment avec les auditeurs de l’émission de radio de David Garland, Spinning on Air, sur NPR. « Alors que je préparais le CD, j’ai soudain réalisé que j’avais une chance de glisser un morceau qui n’était pas du jazz, et qui n’avait jamais été joué à la radio », écrit Gene Deitch sur son site. « C’était mon propre enregistrement d’une chanson de Connie Converse. Voilà donc une émission de radio de deux heures dans laquelle Kim et moi avons joué des douzaines d‘enregistrements de jazz, à une seule exception près, mon enregistrement maison de Connie Converse chantant “One by One”. »
« Gene était très excité à l’idée de parler de musique, et non de la bande dessinée qu’il venait de sortir », se souvient de son côté David Garland. « Mais les chansons qu’il avait apportées ne présentaient pas grand intérêt à mes oreilles. Hormis “One by One”, qui était à la fois émouvante et surprenante. Je pensais l’avoir déjà entendue quelque part, mais c’est tout à fait improbable. “One by One” est une chanson très forte de par sa simplicité. Avec une seule image – des silhouettes marchant dans l’ombre –, Connie arrive à exprimer parfaitement un sentiment que nous éprouvons tous, la solitude, le désir de se rapprocher des autres. Son jeu de guitare est très doux, très subtil, clairement inspiré par la musique classique, ce qui est rare dans la folk. »
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À l’instant où « One by One » passe à l’antenne, un ingénieur du son du nom de Dan Dzula est au volant de sa voiture, sur l’autoroute du New Jersey. Émerveillé par la voix de Connie Converse, il est persuadé que des poids lourds de l’industrie musicale le sont forcément tout autant que lui. Il attend donc avec impatience le moment où il va pouvoir acheter son album. Cette impatience enfle pendant trois ans – rien ne se passe. Alors Dan Dzula envisage de produire lui-même l’album qu’il a tant envie d’écouter. Il commence par écrire à Gene Deitch. Celui-ci lui répond avec enthousiasme et lui apprend qu’il possède non pas un, mais plusieurs enregistrements de Connie Converse ! Dan Dzula crée le label Squirrel Thing Recordings, d’après un vers de la chanson « Talking Like You ». Lui et son associé David Herman contactent Philip Converse, qui leur réserve une autre surprise. Dans son garage s’entassent toutes les cassettes que Connie avait elle-même enregistrées et envoyées à son frère tout au long des années 1950. Ces cassettes sont tellement nombreuses qu’on est tenté de croire qu’au fond l’artiste savait que son œuvre, un jour, serait reconnue…
Dan Dzula possède alors bien plus de titres qu’il n’en faut pour réaliser un album. Mais comment produire une artiste disparue ? Comment choisir les chansons ? Comment les éditer ? Dan Dzula a voulu avoir une idée de ce que Connie Converse aurait souhaité, de la personne qu’elle avait été, et il a été le premier d’une longue série de gens – journalistes, musiciens, documentaristes – à enquêter sur la chanteuse disparue. Nul n’a réussi à percer le mystère de sa disparition. Ni son corps, ni sa voiture n’ont été retrouvés. L’album How Sad, How Lovely est sorti en 2009. Si longtemps après l’écriture des chansons qui le composent… Pourquoi l’album n’a-t-il pas vu le jour à l’époque où il pouvait encore avoir un impact sur la vie de son auteure ? « Elle était beaucoup trop en avance sur son temps », assure Howard Fishman, qui n’hésite pas à la qualifier de « génie ». De fait, la plupart des artistes folk des années 1950 chantaient de la musique composée par d’autres avant eux. Quant aux rares artistes qui chantaient déjà des chansons originales, ils ne dépeignaient encore guère leur vie intérieure, lui préférant généralement l’Amérique et la politique. Mais David Garland est beaucoup plus pragmatique : « C’est le fameux problème de l’exposition des artistes avant l’avènement du numérique. Trop peu de gens ont entendu Connie Converse à l’époque, et ceux qui ont eu cette chance n’avaient pas le pouvoir de l’aider, ou bien ne le voulaient pas… » Les artistes d’aujourd’hui peuvent se passer d’intermédiaires entre eux et leur public – Drake a commencé sur MySpace, The Weeknd sur son site après un simple tweet de Drake. Par ailleurs, un album produit par un label indépendant de Brooklyn comme How Sad, How Lovely n’aurait certainement pas eu la même audience sans la caisse de résonance du Web. À titre d’exemple, la vidéo YouTube de « Talking Like You » a été vue près de 100 000 fois, tandis que Connie Converse est écoutée chaque mois par plus de 10 000 personnes sur Spotify. L’émergence du Web avait déjà permis à un autre chanteur de folk américain de rencontrer son public. Sixto Rodriguez avait lui aussi renoncé à la musique et il enchaînait les petits boulots, ignorant que ses chansons étaient célèbres dans l’Afrique du Sud de la fin des années 1970, corsetée par l’apartheid. Quant à ses fans, ils le croyaient mort. Jusqu’à ce que deux d’entre eux réalisent, grâce à Internet, que Sixto Rodriguez était bel et bien vivant, le contactent et organisent une série de concerts en Afrique du Sud en 1998. Cette histoire-là a été racontée par le film documentaire Sugar Man, de Malik Bendjelloul, qui a obtenu un Oscar et révélé Sixto Rodriguez aux publics américain et européen. La redécouverte de Connie Converse, elle, est arrivée trop tard.
Couverture : Détail de la pochette de How Sad, How Lovely.
PORTRAIT DE KURT COBAIN, QUELQUES MOIS AVANT SA MORT
1993. Nirvana sort In Utero. Kurt Cobain habite une grande maison avec Courtney Love et leur enfant. Portrait du chanteur, quelques mois avant sa mort.
I. La maison des Cobain
Kurt Cobain ouvre sa porte d’entrée, vêtu d’une robe en coton noire pourvue d’un grand col de chasuble blanc et de manchettes. Il porte un legging et ses ongles sont peints d’un rouge vif. Un sourire narquois aux lèvres, il me demande : « Tu peux remonter ma fermeture Éclair ? » Kurt est mince, il semble à l’aise dans ces vêtements de femme, bien que ses goûts en matière de travestisme soient souvent moins flatteurs que la robe qu’il porte aujourd’hui. Sa femme, Courtney Love, l’avait achetée dans une friperie, mais elle ne lui va plus. D’ailleurs, Courtney n’est pas à la maison, elle est en tournée européenne pour deux semaines avec son groupe Hole. Frances Bean Cobain, leur fille de un an, est en tournée avec elle. Cali, l’une des nounous des Cobain, est resté chez eux. Un hipster d’une vingtaine d’années aux longs cheveux sombres. Il suit les conseils mode de Kurt et se promène pieds nus dans la maison, affublé d’une robe à motifs pastèques.
Je suis Kurt dans la maison, une propriété perchée au sommet d’une colline donnant sur un lac, au nord de Seattle. La plupart des autres maisons de cette banlieue chic sont la propriété de cadres qui travaillent chez Boeing ou Microsoft. Autant dire que Kurt et Courtney ont fait une entrée fracassante dans la classe moyenne supérieure. Le tapis brun clair est somptueux, et chaque meuble étincelle. La déco, elle, n’est qu’un amoncellement de désordre : des carnets éparpillés partout, des jouets Playskool, des statues disposées au hasard, des disques de platine brisés…