Tout peut arriver
Falah Sabar a entendu frapper à la porte. C’était en avril dernier, peu avant minuit dans l’ouest de Bagdad. Falah était déjà au lit, il a donc envoyé son fils Wissam voir ce qu’on leur voulait. Un jeune homme en jeans se tenait devant la porte. Il n’a pas serré la main de Wissam et ne l’a pas salué. « On ne veut pas de vous ici », a-t-il dit. « Toi et ta famille, partez avant demain midi. » Wissam, 23 ans, s’attendait à un événement de ce genre depuis des semaines. Il avait remarqué qu’une ambiance pesante s’était installée dans le voisinage. Il est allé chercher son père, mais lorsqu’ils sont revenus, l’inconnu était parti. Falah est un grand homme aux épaules larges, les cheveux poivre et sel. Âgé de 48 ans, il était alors le patriarche de nombreux fils, belles-filles et petits-enfants. Il s’est assis avec Wissam pour parler de ce qu’il s’était passé. Ils n’étaient à Bagdad que depuis trois mois, mais c’était bien assez pour qu’un principe fondamental s’inscrive dans la psyché de Falah : il fallait qu’ils évitent les ennuis. Quand Wissam a trouvé du travail sur un chantier, Falah lui a dit de se montrer poli, de ne pas se mêler aux étrangers et de ne pas trop poser de questions. La providence leur avait accordé une nouvelle vie dans cette ville inconnue, mais elle pouvait la leur reprendre tout aussi facilement.
Six mois plus tôt, l’État islamique s’était emparé de leur village, dans la province d’Al-Anbâr, le cœur sunnite de l’Irak. Ils ont fait sauter des maisons et exécuté les civils qui tentaient de fuir. Quelques centaines de familles sont parvenues à s’enfuir et elles sont à présent dispersées dans tout le pays. Nombre d’entre elles ont atterri dans des camps de réfugiés sordides près des lignes de front. Les Sabar se trouvaient chanceux d’avoir atteint Bagdad, une ville solidement sous contrôle des forces anti-EI. Pourtant, ils ont vite réalisé que leur nouveau foyer ne les protégeait pas des conflits qui faisaient rage sur les champs de bataille. Tandis que l’État islamique répandait son extrémisme sunnite, leurs voisins chiites semblaient rejeter la faute sur tous les sunnites, y compris ceux qui avaient perdu leur maison ou des proches à cause de Daech.
En mars, alors que l’État islamique affrontait les forces irakiennes à Tikrit, à 200 km au nord, Falah a senti la ville se transformer. Sur le marché, ses voisins ont commencé à l’éviter du regard. Aux postes de contrôle de la police, leurs pièces d’identité étaient examinées avec plus d’attention qu’avant. Des pick-ups beiges à l’arrière desquels se tenaient des miliciens chiites armés patrouillaient régulièrement dans le quartier. Des bannières noires proclamant « Ô Hussein ! » – le petit-fils du prophète Mahomet, révéré par les chiites – ont fait leur apparition sur les devantures des boutiques tenues par des sunnites. Falah se demandait si les étendards étaient des provocations, ou si les commerçants les avaient accrochés pour se protéger. Un panneau d’affichage géant surplombait la rue principale, derrière leur maison. Culminant à sept mètres de haut, il représentait deux hommes barbus parés de turbans noirs, l’un d’eux regardant sur le côté et l’autre droit devant, avec une intensité solennelle. Bassim Sabar, son fils 13 ans, est rentré plus d’une fois chez lui en demandant qui ils étaient, mais Falah ne pouvait se résoudre à lui expliquer que les deux hommes étaient les ayatollahs Khomeini et Khamenei, l’ancien et l’actuel chefs suprêmes de l’Iran. Bassim était trop jeune pour comprendre les réalités d’un voisinage dans lequel ils n’étaient plus les bienvenus. La femme de Falah, Umm Salam, avait le sentiment qu’ils vivaient « comme des étrangers dans une ville inconnue ».
Quand l’homme en jeans s’est présenté sur le pas de la porte, Falah s’est demandé s’il devait appeler la police. Mais il n’était pas sûr de pouvoir leur faire confiance. En ville, il arrivait que des sunnites soient capturés par les milices chiites ou l’armée irakienne – il était parfois difficile de les distinguer – et on ne les revoyait plus jamais. On voyait aussi des policiers patrouiller aux côtés de miliciens. Finalement, Falah a appelé Abou Ammar, son cousin et meilleur ami. On le surnommait parfois le « Capitaine », non seulement car il avait servi dans l’armée irakienne mais aussi pour sa propension à garder la tête froide quand les choses se gâtaient.
Contrairement au reste de la famille, lui a choisi de se réfugier dans la région autonome du Kurdistan, dans le nord de l’Irak, à environ sept heures de la capitale. « Il n’y a plus d’ordre à Bagdad », a-t-il dit à Falah. « Tout peut arriver. » Il lui conseillait de quitter la ville à la première occasion. Falah était à l’agonie. Il avait déraciné sa famille et fui devant l’État islamique, puis il avait payé l’équivalent de milliers d’euros pour parvenir à Bagdad. Ses amis coincés dans les camps de réfugiés auraient tout donné pour vivre dans la capitale. Mais la conclusion d’Abou Ammar était d’une logique implacable : quand on ne peut pas se fier aux autorités, tout peut arriver. Il était près d’une heure du matin quand Falah a dit à sa femme de commencer à faire les bagages. Ils prendraient la route à l’aube, en direction du nord, pour se réfugier chez Abou Ammar. Ils n’ont raconté à personne l’histoire de l’inconnu venu frapper à la porte. Il regretterait cette décision pour le restant de ses jours.
Albu Nimr
Abou Ammar est un petit homme aux yeux chaleureux, qui porte une moustache finement taillée. Il n’est pas bavard mais ce n’est pas un signe de timidité. En sa présence, on sent qu’il est rongé par l’inquiétude. Il parle de la guerre comme d’autres parlent du temps qu’il fait, comme d’une chose à laquelle il faut simplement s’attendre. Je l’ai rencontré à l’automne dernier au Kurdistan, dans sa maison de trois pièces en ciment nichée à flanc de montagne. Dans les collines qui entourent son village, de petites chutes d’eau s’écoulent autour de maisons en béton et de cabanes aux toits de tôle ondulée. Le travail y est rare, mais Abou Ammar et sa famille ont de la chance d’être là. « Nous aimons cet endroit car nous y sommes en sécurité », dit-il. « L’EI ne peut pas nous atteindre ici, pas plus que le gouvernement. » Je suis parti à la rencontre des sunnites venus de l’ouest de l’Irak pour comprendre comment la guerre contre l’État islamique affecte les membres de la plus grande communauté vivant sur les terres du califat autoproclamé.
Dans la vision qui prévaut dans les pays occidentaux, le règne de terreur de l’État islamique ne connaît pas d’équivalence en terme de terreur et il se distingue en tous points des barbaries auxquelles on assiste dans les zones de conflit autour du monde. Selon cette théorie, la différence entre la brutalité de l’EI et la répression gouvernementale de pays comme la Syrie ou l’Arabie saoudite n’est pas une différence de degré, mais de type. Cela se vérifie dans le cas de certaines communautés, comme les Yézidis du nord de l’Irak, qui ont été victimes de massacres de masse perpétrés par Daech. Mais de nombreuses familles sunnites racontent une autre histoire. Elles se sont retrouvées prises entre l’État islamique d’un côté et les forces alliées des puissances occidentales – le gouvernement irakien, son armée et les milices chiites – de l’autre. D’après leurs dires, les forces anti-EI sont parfois tout aussi violentes et opprimantes que les terroristes qu’ils combattent. Pourtant, quand les Sabar ont entendu parler pour la première fois de l’EI, la guerre semblait être à sens unique : il était impossible d’imaginer que quoi que ce soit pouvait égaler l’horreur perpétrée par l’État islamique. Pour Abou Ammar, il n’y a qu’un mot pour résumer ce qu’ils sont : les ténèbres. Dans son exil, son village lui manque souvent, ainsi que la vie qu’on lui a arrachée. « Il n’y a rien de plus doux que votre maison et vos arbres », disait-il. « C’est comme une minuscule patrie. »
Cette patrie se trouvait à Zweiya (« petit coin »), un village construit dans une courbe de l’Euphrate, dans l’est de la province d’Al-Anbâr, non loin de l’ancienne colonie d’Hit. À l’époque biblique, la cité aux murs de boue était célèbre pour ses puits de bitume. Pour les Babyloniens, les gargouillements de la substance goudronneuse qui sourdaient à travers le sol étaient les murmures de dieux souterrains. Le bitume continue de suinter du sol – quand ils étaient petits, Falah et Abou pouvaient dire qu’ils approchaient de la ville rien qu’à l’odeur du souffre. Les deux cousins sont nés à une année d’écart, à la fin des années 1960. Ils faisaient un curieux duo : Falah, un garçon casanier qui choisissait ses amis et ses mots avec soin, et Abou Ammar, un jeune homme arrogant qui se délectait des histoires qui agitent la vie de village. Mais leurs vies sont entremêlées avec le tumulte de l’histoire irakienne récente. Quand Falah a rejoint l’armée durant la guerre des années 1980 contre l’Iran, Abou Ammar s’est enrôlé peu de temps après. Falah s’est marié à son retour, et Abou Ammar s’est marié à son tour – avec la sœur de Falah. Ils vivaient dans des maisons en pisé spacieuses, dans la même rue, où Falah élevait ses six enfants et Abou Ammar neuf. Les enfants faisaient la course dans l’immense palmeraie dattière qui s’étendait près de la maison d’Abou Ammar, et ils jouaient au football dans son jardin. Bien que les gens de Zweiya étaient sunnites, ce qui signifie qu’ils appartenaient à la minorité favorisée par Saddam Hussein, leur tribu, les Albu Nimr, a une histoire houleuse avec le dictateur.
Dans les années 1970, deux généraux Albu Nimr ont été exécutés à la suite d’un coup d’État manqué. Puis, en 1994, un grand général issu d’une autre tribu d’Âl-Anbar a été arrêté car il était suspecté de comploter contre Saddam. Les cheikhs tribaux se sont rendus au palais, plaidant pour sa relaxe jusqu’à ce que le tyran cède. On raconte qu’au printemps 1995, le général a fini par revenir auprès des cheikhs – en pièces. Sa tribu s’est révoltée, et quelques Albu Nimr leur ont prêté main forte. L’insurrection a été écrasée. Après ces décennies d’hostilité, grimper les échelons du parti Baas au pouvoir est devenu quasiment impossible pour les membres de la tribu, et même les soldats de rang inférieur comme Falah et Abou Ammar ont vu leurs carrières dans l’impasse. Les deux cousins ont quitté l’armée. Ils avaient hérité de terres sur les rives de l’Euphrate, où ils ont planté du blé et de l’orge. Mais les sanctions des Nations Unies à l’encontre de l’Irak ont pris un tribut sur leur village. Falah a été contraint de devenir chauffeur de taxi à Hit pour pouvoir faire vivre sa famille, et Abou Ammar est devenu pêcheur. Quand la coalition menée par les États-Unis a envahi l’Irak en 2003, Falah et Abou Ammar ont vu leurs espoirs ravivés. « On pensait que l’Amérique ferait de cet endroit un nouveau Tokyo », dit Abou Ammar. Pour la plupart des gens de la province d’Âl-Anbar, cette conviction a vite cédé la place à la colère devant la conduite des Américains : « débaasification », raids nocturnes, torture et humiliation. Mais comme les Albu Nimr avaient été exclus du pouvoir baasiste, ils ont été plus enclins à fermer les yeux sur les violations américaines. Les villages comme Zweiya sont devenus des îlots pro-Américains dans un océan d’insurrection. Les Américains ont accordé à Zweiya de contrats de reconstruction, enrichissant les cheikhs Albu Nimr au détriment de ceux des communautés voisines. Les forces spéciales américaines ont aidé à créer une force de police largement composée d’Albu Nimr et ils ont fait en sorte que les cheikhs de la tribu se retrouvent à des postes clés, comme à la mairie de Hit. Pour Falah et Abou Ammar, le soutien américain a été une aubaine. Ils ont tous les deux rejoint la nouvelle police et quelques temps plus tard, leurs garçons ont fait de même.
En 2007, la famille de Falah vivait avec l’équivalent de 1 200 euros par mois, beaucoup plus que tout ce qu’ils avaient connu durant le règne de Saddam. Falah a construit une nouvelle maison près de sa maison d’enfance, avec assez de place pour ses fils, qui commençaient à se marier et avoir des enfants à leur tour. Dans le village, il pouvait voir des mosquées remises à neuf et des canaux d’irrigation rénovés – les Américains espéraient gagner le cœur et l’esprit des Irakiens en récompensant la contre-insurrection.
Des milliers de personnes ont été emprisonnées et ont disparu pour des motifs douteux.
Mais en donnant du pouvoir à une tribu au détriment des autres, les Américains ont semé la discorde. Les habitants de Hit ont commencé à voir les Albu Nimr, dont la plupart vivaient dans des villages éloignés, comme une classe dirigeante oppressive. La police harcelait les résidents ou les arrêtait sous des prétextes fallacieux. Si vous n’aviez pas de famille dans la police – c’est-à-dire si vous n’étiez pas Albu Nimr –, vous pouviez être torturé ou forcé de payer un pot-de-vin. Ce déséquilibre du pouvoir a apporté de l’eau au moulin d’Al-Qaïda en Irak – l’ancêtre de l’État islamique – et d’autres groupes insurrectionnels. « Al-Qaïda venait dans les mosquées et nous disait : “Une seule tribu a tous les pouvoirs, ce n’est plus votre ville” », m’a raconté un marchand de Hit. « Beaucoup de gens étaient d’accord. » Une guerre tribale de basse intensité a commencé à mijoter : Al-Qaïda en Irak (qui se faisait désormais appeler l’État islamique en Irak) et ses alliés tribaux ont assassiné des dizaines d’Albu Nimr. Des amis de longue date et des voisins ont commencé à se dresser les uns contre les autres, le chaos était tel que certains Albu Nimr regrettaient le règne brutal de Saddam Hussein. « Au moins, nous étions en sécurité, il y avait des lois et un système en place », explique Abou Ammar. « Après les Américains, ça a été le chaos. » De nombreux sunnites d’Âl-Anbar étaient indignés non seulement par le fait que l’intervention américaine avait bénéficié à certaines tribus et pas à d’autres, mais aussi par le fait qu’elle avait donné le pouvoir aux chiites. Après le retrait des troupes américaines en décembre 2011, l’État islamique en Irak et d’autres groupes insurrectionnels ont cherché à accentuer les divisions. Ils ont mené une campagne de violences prenant pour cible les civils chiites et les cheikhs tribaux pro-gouvernement.
En 2012, près de 400 voitures piégées ont explosées dans le pays. Le gouvernement irakien a répondu à la violence par des raids et des arrestations qui ont touché des sunnites innocents. Ils utilisaient comme prétexte la Loi Anti-Terrorisme promulguée en 2005 par le gouvernement provisoire. Des milliers de personnes ont été emprisonnées et ont disparu pour des motifs douteux. « La police a pénétré dans 11 maisons de la ville d’al-Tajji, au nord de Bagdad, plaçant 41 personnes en détention – dont 29 enfants – en pleine nuit », relate un des rapports de Human Rights Watch typiques de l’époque. « Certaines sources racontent que les policiers ont frappé les femmes et les ont torturées en leur infligeant des décharges électriques et en leur plaçant des sacs plastiques sur le visage, jusqu’à suffocation. »
En décembre 2012, les régions sunnites se sont embrasées sous l’impulsion d’un mouvement de protestation massif. Les manifestants ont installé des campements sauvages et bloqué des autoroutes. Certains demandaient la réforme des lois sur le contre-terrorisme, d’autres plaidaient la cause d’une région autonome sunnite, et d’autres voulaient purement renverser le gouvernement. Au départ, les manifestations étaient pacifiques. Mais face à la répression sévère du gouvernement, le mouvement s’est lentement transformé en lutte armée. Le tournant décisif a été atteint en avril 2013, quand les forces de sécurité ont ouvert le feu sur des protestataires sunnites dans la ville de Hawija, faisant au moins 50 morts et plus de 100 blessés.
Au mois de décembre suivant, quand les forces de sécurité ont voulu raser le campement de Ramadi, l’insurrection avait achevé sa transformation. Dans de nombreuses villes du pays, les tribus sunnites sont entrées en guerre contre l’État irakien. L’État islamique a rapidement pris l’avantage. « Sunnites d’Irak, il y a un an vous avez entamé des manifestations pacifiques », a déclaré Abou Mohammed al-Adnani, un porte-parole de l’EI, dans un communiqué. « Nous vous avons averti à l’époque que ces tactiques non-violentes ne marcheraient pas avec les rawafidh » – un terme méprisant pour parler des chiites, « ceux qui ont tout renié ». « Nous vous avons prévenu qu’ils vous forceraient à vous battre, et c’est ce qu’il vient de se passer. En dépit de tous les érudits et les religieux, à l’intérieur et hors des frontières de l’Irak, qui vous ont dit de ne pas céder à la violence, vous avez pris les armes contre votre propre volonté. » Pour un temps, une alliance précaire entre les tribus sunnites, l’État islamique et d’autres groupes révolutionnaires ont fait front ensemble. Mais l’EI a commencé à assassiner ses alliés pour asseoir sa domination sur le mouvement. Au même moment, l’État irakien a accentué sa répression. À Falloujah, les bombardements aveugles de l’armée ont tué des centaines de civils. L’alliance sunnite s’est effondrée, forçant certains cheikhs à fuir et d’autres à rejoindre l’EI pour assurer leur protection. C’est dans cet environnement fracturé que Daech a commencé à s’emparer de vastes parties de l’ouest de l’Irak. Au début de l’année 2014, le groupe a pris le contrôle de Falloujah. Quelques mois après, il s’est emparé de Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak.
En octobre, Daech était aux portes de Hit. Falah Sabar et Abou Ammar, qui travaillaient encore au sein de la police, ont été témoins de l’horreur alors que les champs et les vergers de leur enfance tombaient sous la coupe de l’État islamique. Même si le gouvernement s’accrochait encore à Hit, entre les murs de la ville, la colère du peuple était dirigée contre les forces de sécurité irakiennes et la tribu des Albu Nimr. « Quand nous faisions nos patrouilles, je pouvais le voir dans leurs yeux », se souvient Abou Ammar. « Les gens nous regardaient comme si nous étions des occupants. »
L’instant t
Tôt le matin du 2 octobre 2014, le téléphone de Falah a vibré. Il remplissait de la paperasse durant son quart de nuit au poste de police, situé à l’extérieur de Zweiya. Des rapports venus de Hit, à quelques kilomètres de là, lui indiquaient qu’une énorme explosion avait eu lieu à l’entrée sud de la ville. Depuis des semaines, l’État islamique occupait les villages au sud de la ville, et ses combattants tiraient au mortier sur le QG de la police situé dans le centre-ville. Mais alors que son téléphonait ne cessait de vibrer, Falah a réalisé qu’il ne s’agissait pas de simples tirs de mortiers. D’autres rapports ont rapidement suivi, faisant état d’une nouvelle explosion assourdissante, ainsi que de coups de feu. À 6 h 30, il a été informé que sept pick-ups de l’EI avaient franchi le poste de contrôle principal de la ville. Falah a appelé Abou Ammar, qui était chez lui. Ce dernier s’est habillé, a attrapé son arme et s’est joint aux autres policiers de repos qui faisaient route vers Hit pour apporter leur aide. Lorsqu’il est arrivé, il a appris qu’un kamikaze de Daech s’était fait sauter sur une citerne de pétrole, annihilant les défenses sud de la ville. Il s’est faufilé en voiture dans l’enchevêtrement de ruelles étroites qui conduisent au commissariat, qui était déjà criblé d’impacts de balles. Les tirs venaient de partout : des toits, des boutiques voisines, de la centrale électrique. Des hommes passaient à toute vitesse en moto, lançant des grenades. Les policiers avaient commencé à abandonner les postes de contrôle de la ville et à se réfugier au QG. Des fusillades éclataient dans tous les quartiers. C’est là qu’Abou Ammar a pris conscience de la véritable ampleur du drame : les habitants de la ville prêtaient main forte à l’EI. « C’était comme si Daech avait jeté une allumette sur une flaque d’essence », dit-il. « C’était un soulèvement. » Il a contacté Falah par radio et lui a dit : « On y est. C’est l’instant t. Ils l’ont soigneusement planifié. » Falah, qui s’occupait de coordonner la logistique, a contacté l’armée pour qu’elle leur vienne en aide. Aux environs de 11 heures du matin, les premiers corps des policiers sont arrivés à l’hôpital de Hit. Les cheikhs Albu Nimr ont contacté leurs amis du gouvernement irakien pour obtenir des renforts, mais n’ont reçu que de vagues promesses. L’EI avait pris le contrôle de l’autoroute depuis Ramadi, coupant les lignes d’approvisionnement. Les policiers du commissariat central de Hit n’ont pas tardé à manquer de munitions. Depuis son bureau à Zweiya, Falah écoutait la radio : des cris désespérés demandant des munitions, des prières adressées à Dieu pour que des renforts arrivent. Il ne parvenait plus à joindre Abou Ammar et il a commencé à paniquer. Pendant un temps, des cris étouffés et des hurlements ont continué d’arriver par radio. En fin d’après-midi, son talkie-walkie est redevenu silencieux.
Prudemment, au milieu des tirs, Abou Ammar et les autres s’étaient glissés par la porte de derrière du poste de police. Il faisait sombre quand ils se sont rassemblés sur les rives de l’Euphrate, à l’extrémité nord de la ville. Leurs camarades sur la rive opposée, venus de Hayy al-Bakr, ont traversé le fleuve en bateaux à moteur et les ont transportés de l’autre côté par groupes de deux ou trois. À minuit, les forces de police de Hit avaient abandonné la ville et s’étaient regroupées dans la base militaire de Hayy al-Bakr. Assis dans le hall d’entrée avec des centaines de policiers et quelques dizaines de familles, Abou Ammar a reconnu de nombreux visages familiers de la tribu Albu Nimr. Il pouvait voir Hit, de l’autre côté du fleuve, les lumières de la ville ressemblant à un feu dans le ciel du désert. L’air de la nuit était rempli de détonations triomphales.
Trois semaines infernales ont suivi. Cinq ou six fois par jour, des tirs de mortier venaient s’écraser autour de la base d’Hayy al-Bakr. Les snipers de l’EI tiraient depuis les toits, de l’autre côté du fleuve. Les provisions s’amenuisaient. L’armée irakienne offrait peu de soutien, ne laissant aux policiers d’autre choix que de battre en retraite pour retourner dans leurs villages natals. Abou Ammar s’est joint à un groupe d’environ 150 hommes Albu Nimr, sur une étendue déserte à l’extérieur de Zweiya. Ils tentaient désespérément d’empêcher l’avancée de l’État islamique. Mais ils savaient que les renforts n’arriveraient jamais. « Notre commandant a décidé qu’il était temps de sauver nos vies », se souvient Abou Ammar. Ce qu’il s’est passé ensuite est sujet à controverse. Des rumeurs racontent qu’un des cheikhs Albu Nimr a passé un accord avec l’EI en leur donnant Zweiya – de l’argent aurait été échangé. Les différents cheikhs Albu Nimr s’accusent les uns les autres d’avoir profité de la prise de pouvoir de Daech. Certains cheikhs auraient même prêté allégeance aux vainqueurs. Si les rumeurs disent vrai, cela signifie qu’une partie de la tribu qui a jadis été le plus grand allié de l’Amérique dans la province d’Âl-Anbar a désormais rejoint l’État islamique.
Mejnouna
Les policiers assiégés de Zweiya ont eu 24 heures pour fuir vers Haditha, une ville en sécurité située à 80 km au nord-est. Mais ils devaient laisser femmes, enfants et vieillards derrière eux. Falah voulait rester avec sa famille et trouver un plan pour les conduire en sûreté. « Je préférerais mourir que de les quitter », a-t-il dit. Mais Abou Ammar avait peur que la présence de Falah ne mette leurs familles encore plus en danger. Les combattants de l’EI tiraient à l’aveuglette sur Zweiya depuis leurs pick-ups, adressant des prières à Allah dans leurs haut-parleurs. Si Falah attendait trop longtemps, il pourrait ne jamais s’en sortir. Finalement, le cœur lourd, il a appelé Umm Salam depuis le commissariat et lui a dit qu’il l’aimait. Quelques heures après la retraite des policiers, tard dans la soirée du 22 octobre, les pick-ups de Daech ont paradé dans la rue principale de Zweiya. Pas un coup de feu n’a été tiré pour leur résister.
Au matin du troisième jour, l’État islamique a révélé sa vraie nature.
Le lendemain matin, l’oncle de Falah, Abou Latif, a entendu frapper à sa porte. Il est allé ouvrir. L’homme avait la soixantaine et il était resté au village pour veiller sur les femmes et les enfants de la famille s’abritant chez lui. Devant la porte se trouvaient quatre hommes encagoulés tenant des Kalachnikov, accompagnés par un informateur, un habitant du village qu’Abou Latif a reconnu. « Ils disaient avoir des informations selon lesquelles notre maison appartenait aux “apostats” », m’a raconté Abou Latif – c’était à cause de la connexion de sa famille avec la police. « Je leur ai répondu : “Y a-t-il un seul pays dans le monde sans policiers ? Même en Arabie saoudite, même à La Mecque, il y a des policiers pour vous protéger quand vous priez.” » Les hommes semblaient ne pas savoir comment répondre, ils en ont discuté entre eux. Finalement, le chef du groupe a dit : « Nous recherchons des apostats qui ont travaillé avec les Américains. Ne t’inquiète pas, même si tu mets tes chaussures sur ta tête, nous ne te toucherons pas. » Ils lui ont serré la main et sont partis. Pendant deux jours, l’amabilité a continué – Umm Salam, la femme de Falah, a été choquée de découvrir que les combattants de Daech étaient « aussi doux que le miel » – et les membres de la famille encore à Zweiya ont appelé Falah et Abou Ammar pour leur faire part de ces nouvelles déconcertantes. Au matin du troisième jour, cependant, l’État islamique a révélé sa vraie nature avec une détonation qui a résonné dans tout le village : les combattants faisaient exploser les maisons des cheikhs tribaux. Ils ont commencé à voler les voitures et à réquisitionner les terres cultivées de toutes les personnes ayant travaillé avec les Américains ou le gouvernement irakien.
Ce soir-là, un Humvee de l’EI a parcouru les avenues de terre de Zweiya, et un homme a annoncé au haut-parleur que toute personne dont un proche avait travaillé avec les Américains ou le gouvernement irakien – au moins la moitié du village – avait 24 heures pour évacuer les lieux. Il leur a ordonné de laisser leurs voitures derrière eux et de n’emporter que ce qu’ils pouvaient porter. Umm Ammar, la femme d’Abou Ammar, s’est précipitée dans la chambre et a fourré ses possessions dans un sac : les certificats de naissance, les formulaires de police, les photos des enfants, ainsi qu’un collier que son mari lui avait offert. À l’aube, elle et Abou Latif ont réuni ses enfants, la femme de Falah et leurs enfants, ainsi que des cousins et des nièces – un groupe d’une vingtaine de personnes au total – et ils ont commencé à marcher. L’EI contrôlait l’autoroute qui traversait la ville, il n’y avait donc qu’une façon de se rendre à Haditha : à travers le désert.
Sur cinq kilomètres, ils ont avancé péniblement dans le sable, la peau d’Umm Ammar brûlant dans la chaleur de midi, jusqu’à ce qu’ils ne puissent pas aller plus loin. Ils ont monté une tente dans une rigole entre les dunes. Dans l’après-midi, la poussière a fait son apparition au cours d’une de ces tempêtes aveuglantes qui meurtrissent l’Al-Jazira, le désert qui s’étend entre le Tigre et l’Euphrate. La nuit venue, les vents sont retombés, remplacés par un froid mordant. Toute la nuit, les enfants ont pleuré, toussé et éternué. Tandis qu’Umm Ammar était allongée, incapable de dormir, elle songeait aux jours sombres qui s’annonçaient. Elle venait d’être expulsée du seul foyer qu’elle avait jamais connu. Peut-être que toute l’Irak tomberait, et que sa famille serait forcée de se cacher, de vivre de déchets et d’aumônes. C’est à cet instant qu’elle s’est souvenue de leurs animaux : trois génisses et un veau mâle. Elle les avait élevés elle-même et ils avaient tout traversé à leurs côtés, des sanctions à la guerre. Elle a soudain réalisé que ces vaches représentaient le dernier espoir de la famille, l’unique assurance qu’ils avaient contre les temps difficiles qui s’annonçaient. Umm Ammar s’est levée à l’aube, bien déterminée à retourner à Zweiya pour secourir ses animaux. Sa belle-sœur a pensé qu’elle avait perdu la tête. Mejnouna – « folle » – est le mot exact qu’elle a employé pour la dissuader. « Je pensais que peut-être, si je sauvais ces vaches », raconte Umm Ammar, « Dieu aiderait ma famille à sortir de ce cauchemar. » Elle a décidé de prendre avec elle son fils de quatre ans, Humam, car elle pensait que les combattants de l’EI ne feraient pas de mal à une mère et son enfant. Avant qu’Abou Latif ne puisse le remarquer, ils étaient partis. Ils ont marché à travers l’Al-Jazira, le voile d’Umm Ammar lui collant à la peau sous le soleil ardent. Lorsqu’ils sont arrivés à Zweiya, il n’y avait personne aux alentours. « Quand on ne voit personne, c’est comme s’il y avait des fantômes partout », dit-elle. « Mes jambes tremblaient. » Alors, une explosion terrible a retenti et les arbres ont tremblé à leur tour. Humam a commencé à pleurer. Elle s’est mise à genou pour l’apaiser et une autre explosion a retenti, tout près de là. L’État islamique faisait exploser d’autres maisons. Umm Ammar et Humam ont couru sur un sentier de terre à travers des champs d’orge. Lorsqu’elle a vu sa maison, ils ont marché sur la pointe des pieds le long du mur et ont tendu l’oreille. Rien que le vent. Elle a fait le tour. À l’arrière de la maison, les animaux étaient là, pressés les uns contre les autres. Elle les a appelés par la couleur de leurs pelages : Noire, Brune, Jaune et Orange. Ils se sont approchés d’elle, elle les a embrassés et les a conduits à l’écart, s’éloignant à travers les champs d’orge. Quelque part derrière eux, une autre explosion a retenti.
Le soleil de midi flamboyait lorsque Umm Ammar et sa procession ont atteint le campement du désert. Abou Latif n’en croyait pas ses yeux, et il lui a dit que son mari serait furieux en apprenant qu’elle avait risqué sa vie. Mais elle ne se préoccupait que d’une seule chose : « Je voulais qu’on s’en aille », dit-elle. La famille a marché le long de chemins labourés d’ornières et de lambeaux de routes. Ils ont voyagé deux jours durant, rejoints ici et là par d’autres familles Albu Nimr qui fuyaient des villages le long de l’Euphrate. Le désert grouillait de combattants de l’État islamique et de leurs partisans : 150 jeunes hommes Albu Nimr s’étaient perdus et avaient été massacrés par des membres d’une tribu voisine pro-EI. Pendant ce temps, à Hit, les habitants de la ville avaient aidé à traquer les policiers Albu Nimr qui étaient restés. Daech a aligné 47 hommes le long de la rue principale et ils les ont exécutés, pendant qu’une poignée de résidents de Hit prenaient des photos avec leurs téléphones. Le froid mordant de la nuit désertique a rendu les enfants malades. Umm Ammar et les autres parents ne mangeaient pas pour que les enfants aient assez, mais cela n’a pas suffi. La deuxième nuit, la fille âgée de quelques mois des Mizban, les voisins d’Umm Ammar, a commencé à devenir bleue. Au matin, ils l’ont enterrée. Dans l’après-midi du 28 octobre 2014, la famille a finalement atteint Haditha. Quand Falah Sabar, dont le stoïcisme est légendaire dans sa famille, les a vus – sales, hagards, couverts de puces, mais vivants –, il s’est effondré. Abou Ammar, lui aussi, a pleuré en étreignant sa femme. « Ils sont revenus d’entre les morts », dit-il en revivant la scène. Puis ils ont vu les animaux, et Falah, séchant ses yeux, a commencé à rire. « Comment as-tu fait pour les amener ici ? » Les Sabar étaient à présent des réfugiés. Au cours des mois suivants, alors que la nourriture venait à manquer, le lait et le beurre de Noire, Brune et Jaune les ont aidés à survivre.
Bagdad
De nombreuses familles de Zweiya ont atterri dans des camps de réfugiés, où ils vivent dans des tentes précaires faites de roseaux, de bâches bleues de l’ONU et de tapis. Certains camps sont installés à la frontière du territoire de l’État islamique, dans de vastes étendues désertiques où scintillent des bris de verre et des vieilles canettes de boissons énergisantes. Dans ce chaos, Falah trouvait sa famille était extraordinairement chanceuse. Lui et Abou Ammar étant policiers, on les a autorisés à se réinstaller à Haditha, où ils vivaient chez d’autres membres de la tribu. Quand il appelait ses amis dans les camps, ils se plaignaient avec amertume qui ni les cheikhs Albu Nimr, ni aucun représentant du gouvernement irakien n’était venu s’enquérir de la situation – sans parler de leur besoin pressant en médicaments et en couvertures. Beaucoup mettaient le gouvernement dos à dos avec l’État islamique.
Falah convenait volontiers qu’il y avait beaucoup de gens à qui en vouloir : le gouvernement irakien pour avoir abandonné Zweiya ; l’armée pour n’avoir pas répondu à l’appel désespéré des policiers en manque de munitions ; les Américains pour avoir abandonné le village après leur être venus en aide… Mais il ne parvenait pas à comprendre comment ses amis pouvaient comparer le gouvernement irakien, si corrompu soit-il, à l’État islamique. Il fallait se montrer patient : avec le temps, les autorités réinstalleraient tout le monde.
En janvier 2015, Falah et sa famille se trouvaient à Haditha depuis deux mois. L’afflux constant de réfugiés et les batailles voisines avaient fait augmenter spectaculairement le prix de la nourriture – un sac de farine pouvait coûter jusqu’à 95 euros. Ils ont commencé à sauter des repas. Falah a songé à emmener sa famille à l’étranger pour demander l’asile, mais il a conclu que c’était trop dangereux : des histoires terribles circulaient sur des familles coincées dans des camps de détention ou, pire, noyées en Méditerranées. Et puis un jour, Abou Latif a eu des nouvelles d’un vieil ami travaillant au ministère de l’Intérieur, qui connaissait un agent immobilier à Bagdad. Avec la guerre qui faisait rage dans la province d’Âl-Anbar et les voitures piégées faisant des ravages dans les rues de la ville, les sunnites avaient besoin d’un garant, d’une personne pouvant attester qu’ils n’étaient pas des terroristes, pour pouvoir emménager dans la capitale. En échange d’une coquette somme, l’ami a accepté de se porter caution pour la famille. Aux yeux de Falah, c’était un coup de chance inouï. Mais Abou Ammar ne voyait pas les choses de cette façon. Même s’il n’y avait pas été depuis plus de deux ans, il suivait la montée de la violence à Bagdad d’assez près pour être convaincu d’une chose : « Il n’y a pas d’ordre à Bagdad. » Les cousins ne sont pas tombés d’accord. Abou Ammar a trouvé la petite maison où je lui ai rendu visite dans les montagnes kurdes. L’agent immobilier, pendant ce temps, a trouvé deux maisons à Bagdad pour les familles de Falah Sabar et Abou Latif. Pour la première fois de leurs vies, Abou Ammar et Falah seraient séparés. Falah et sa famille sont arrivés à Hayy al-Jihad, un quartier surpeuplé de l’ouest de Bagdad. Leur nouvelle maison avait vue une sur une grande décharge à ciel ouvert au milieu de laquelle, inexplicablement, se trouvait une aire de jeux. Pour économiser sur le loyer, le frère de Falah, Jamal, lui aussi policier, a emménagé avec eux, avec sa femme et ses enfants. La structure à deux étages abritait 18 adultes et 13 enfants. La nouvelle maison d’Abou Latif ne se trouvait qu’à quelques pâtés de maison. Le ministère de l’Intérieur a permis au fils aîné de Falah, Salam, de reprendre ses fonctions de policier : pendant deux semaines chaque mois, il retournait à Haditha pour aider à entraîner les combattants tribaux. Parfois, il montait au front pour affronter l’EI. Les autres garçons ont trouvé du travail comme ouvriers. Pendant huit heures, ils faisaient les joints de murs de pierres sur différents chantiers en ville. Après ces journées harassantes, tout ce dont Bassim – 13 ans – était capable était de s’allonger devant la télé à regarder des dessins animés. Mais il préférait travailler que d’aller à l’école. Ils gagnaient 27 000 dinars irakiens par jour – un peu plus de 20 euros – et le boulot donnait aux garçons l’occasion de quitter la maison pour se mêler aux autres travailleurs déplacés. Ils parlaient des voisins qu’ils avaient laissé derrière eux, ou des rumeurs qui circulaient sur de nouveaux chantiers qui payaient mieux. Mais ils n’ont jamais évoqué le sujet des hommes armés qui patrouillaient dans leurs quartiers, ou les affiches qui glorifiaient les martyrs chiites tués en Irak et en Syrie. « Personne n’osait », dit Bassim.
Peu de temps après, l’homme en jeans est venu frapper à la porte des Sabar pour leur demander de partir.
Les pensées de Falah dérivaient souvent vers ses champs d’orge, la maison d’Abou Ammar à l’ombre des palmiers dattiers, et les courses auxquelles s’adonnaient Wissam et Salam dans l’eau verte de l’Euphrate. Cette nouvelle ville ne pourrait jamais remplacer ses souvenirs. Lui et Jamal parlaient souvent jusque tard dans la nuit, imaginant que des étrangers devaient avoir pris possession de la maison de leur enfance. Pour Umm Salam, le pire était le manque d’espace. « C’était comme une prison », dit-elle. « On ne connaissait personne. Nous ne faisions que regarder ces quatre murs. » Mais elle serait volontiers restée dans cette prison, « si elle avait garanti la sécurité de mes enfants ». En avril, Ramadi, la capitale de la province d’Âl-Anbar, s’est retrouvée tout près de tomber aux mains de l’État islamique. À Bagdad, les milices chiites – connues officiellement sous le nom d’al-Hashd al-Shaabi, les « Unités de mobilisation populaire » – se multipliaient après chaque victoire de l’EI. Bien que de nombreuses milices entretenaient des liens avec l’Iran, elles étaient financées par le gouvernement irakien et recevaient un soutien aérien ainsi qu’une coopération occasionnelle sur le champ de bataille de la part des Américains, qui les considéraient comme un moindre mal dans la guerre contre l’État islamique. Quand Abou Ammar est venu leur rendre visite en avril, il a été choqué de voir le quartier décoré de drapeaux des milices de toutes les couleurs. « J’ai demandé à Falah : “On est en Irak ou c’est les Nations unies des milices ?” », se rappelle-t-il. Peu de temps après, dans la nuit du 28 avril 2015, l’homme en jeans est venu frapper à la porte des Sabar pour leur demander de partir.
Sept hommes
Ils prévoyaient d’arriver à l’aéroport aux premières heures du jour, prenant avec eux tout ce qu’ils pouvaient, pour s’envoler vers le Kurdistan. Ils avaient peu de choses à emporter : des affaires propres, de quoi dormir, quelques coussins de sol, une glacière, une bouilloire et un filtre à eau portatif. Umm Salam a également rassemblé ses photos, qu’elle avait sauvées de Zweiya. Sur l’une d’elles, on voit Wissam, lorsqu’il avait dix ou 12 ans, jouer au volley-ball dans un champ. Sur une autre, toute la famille est assise sur une couverture blanche, durant un pique-nique sous une canopée de palmiers. Après avoir tout rassemblé dans la cour, Hassan, le troisième fils de Falah, est monté sur le toit pour dormir à la belle étoile avec son cousin Samir, qui vivait avec Abou Latif et passait la nuit à la maison. Samir était de retour de ses premières vacances en 18 ans : il avait rendu visite à Abou Ammar dans les montagnes kurdes, et le séjour lui avait donné le goût du voyage. Il était monté dans le Shuglubana, un grand huit construit sur la ligne de crête, et avait mangé dans un restaurant de poisson à flanc de falaise, surplombant une chute d’eau.
Pour Samir, la perspective de rejoindre Abou Ammar n’était pas un exode mais une aventure, une chance d’échapper aux chantiers, à la ville, à la guerre toute entière. À l’intérieur, Umm Salam n’est pas allée s’allonger près de Falah avant 3 heures du matin. Quand elle s’est réveillée quelque temps plus tard, elle a vu un homme debout auprès d’elle. Elle a crié et Falah s’est réveillé. Avant qu’il ne puisse dire un mot, l’homme a braqué une arme sur lui et lui a ordonné de se lever. Son visage était dissimulé sous une cagoule et il portait des pantalons de camouflage et des bottes en cuir. Umm Salam a crié : « Qui êtes-vous ? » Elle appuyait frénétiquement sur l’interrupteur, mais ils avaient cassé l’ampoule. Deux autres silhouettes sont apparues et les intrus ont attaché les mains de Falah dans son dos. « Personne n’osait dire quoi que ce soit », se rappelle Umm Salam. « Nous ne savions pas ce qu’il se passait. Ils ont mis un bandeau sur les yeux de Falah et ont fourré un chiffon dans sa bouche. » Un quatrième homme a guidé Jamal et Wissam dans le salon. Umm Salam a fouillé les documents de Falah en quatrième vitesse et montré sa carte d’identité, sur laquelle était apposée le sceau de la police irakienne. Elle l’a donnée à l’un des hommes, qui y a jeté un œil avant de la jeter par terre. « Vous êtes des flics mais vous restez assis là, pendant que nos fils dans l’Hashd » – les milices – « combattent à Âl-Anbar ? » Umm Salam a tenté de lui dire que son fils aîné, Salam, était dans la province en ce moment même pour combattre Daech. Mais l’homme l’a coupée net et a pointé son arme sur elle. « Vous êtes d’Âl-Anbar », a-t-il dit. « Vous êtes de l’État islamique. Vous êtes des terroristes. » Les intrus ont rassemblé tous les hommes adultes dans le salon, et réuni les femmes et les enfants dans le couloir du bas. Ils ont pillé la maison, prenant l’argent et les bijoux. Depuis le bas de l’escalier, Umm Salam pouvait les voir aligner les hommes contre un mur. De temps à autre, son mari était illuminé par le flash d’un appareil. Puis les hommes ont été conduits dehors. Umm Salam entrevoyait la scène à travers les rideaux. Tandis que les premières lueurs du jour se répandaient sur la ville, elle a vu les hommes de sa vie disparaître par la porte de devant. Juste avant qu’elle ne se referme, elle a vu son fils Wissam être poussé dans une voiture. Quand ils sont partis, elle a fouillé sa chemise, où elle avait caché son téléphone. « Mes mains tremblaient », dit-elle. « J’ai appelé Abou Latif au secours. » À l’extérieur, le bandeau de Falah était desserré et il pouvait distinguer ce qui l’entourait à travers une ouverture en bas. Il y avait deux, peut-être trois voitures, qui les transportaient lui et les sept autres hommes de sa famille – son frère, ses fils et ses neveux. Il a senti la voiture prendre un virage, puis un second plus serré, avant de s’arrêter net. Ils n’étaient pas allés très loin. Avant qu’il ait le temps de dire quoi que ce soit, la porte s’est ouverte et on l’a poussé dehors. « Sortez ! Sortez ! Sortez ! » criait un milicien. Des coups de feu ont retenti. En trébuchant, son bandeau est tombé. Il a pu voir qu’ils étaient dans une cour d’école. Les miliciens leur tiraient dessus. Il a vu Wissam s’effondrer, puis Jamal, et ensuite Samir. Puis tout est devenu noir.
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Quand Falah s’est réveillé, il a vu des tubes et des fils autour de lui, et il pouvait entendre le ronronnement des machines. Abou Ammar a pris sa main et lui a dit que tout irait bien, que sa famille était en sécurité à présent. Ils étaient soignés par des médecins et il les verrait bientôt. Mais Falah, qui ne pouvait pas parler, a fait non de la tête et a levé sept doigts. Trois jours s’étaient écoulés depuis la fusillade, et Abou Ammar avait l’impression de n’avoir pas dormi du tout. Au matin du 29 avril, il a reçu un coup de téléphone affolé d’Abou Latif : des écoliers avaient trouvé huit hommes – Falah, Jamal, leurs fils et Samir – étendus dans une mare de sang dans la cour, et la police avait conduit Falah à l’hôpital. Abou Ammar a fait le trajet de sept heures jusqu’à Bagdad cet après-midi-là et il s’est rendu directement à la maison de Falah. Quand Umm Salam l’a vu, elle lui a demandé s’il avait eu des nouvelles de Falah ou des garçons. « C’était dur », raconte-t-il. « Je ne savais pas comment le lui dire. » Il a décidé de lui dire que son mari et ses fils avaient été arrêtés et qu’ils seraient bientôt relâchés. Au cours des deux jours qui ont suivi, il a escorté Umm Salam et les autres au Kurdistan. Pendant ce temps, à Bagdad, l’état de Falah ne s’améliorait pas. Les médecins voulaient le garder en observation. Mais Abou Ammar voulait le ramener au Kurdistan – hors de portée des milices chiites. Comme il était impossible de savoir à qui se fier, il a inventé une histoire pour les médecins : Falah avait été blessé sur le front contre Daech. « J’avais peur que les miliciens ne soient à sa recherche pour finir le travail », dit-il. Il a fallu trois jours pour persuader l’hôpital de laisser sortir Falah. Quand il a fini par être conduit au Kurdistan, les médecins ont découvert qu’une balle avait traversé son cou, et ils ont vu que ses cinquième, septième et huitième nerfs crâniens étaient endommagés. Ils pensaient que sa perte de la parole serait permanente, ainsi que la perte de vision de son œil gauche et de l’audition de son oreille gauche.
Abou Ammar croulait sous le poids de la vérité. Il ne savait pas comment l’annoncer à la famille de Falah. « J’avais le sentiment que tout s’effondrait en moi », dit-il. Il savait qu’il ne pouvait pas se taire indéfiniment, mais il a lutté pour trouver les mots. Il a écrit quelques lignes, qu’il a retouchées, puis en a écrit d’autres, les répétant seul puis avec sa femme. Finalement, alors que les familles de Falah et de Jamal vivaient à l’étroit sous son toit depuis deux semaines, il a réuni les femmes dans le salon. Il ne s’était jamais senti aussi nerveux. « On sait bien qu’en Irak », a-t-il commencé, « toutes les familles ont souffert, à leur façon. Et durant chacune de nos vies, Allah nous met à l’épreuve. » Puis il leur a annoncé que leurs maris et leurs fils étaient morts ; Falah était le seul survivant. Il a baissé les yeux sur ses mains pendant que les femmes pleuraient et hurlaient de douleur. Abou Ammar m’a raconté tout cela dans la cour de sa maison, à l’ombre d’un immense treillis de bois. Dans une boîte, il conserve des photos et des cartes d’identité, les seules traces physiques de tout ce qu’on lui a enlevé : Jamal Saqar, 43 ans, et ses fils, Qusay et Louay, 20 et 18 ans ; Hossam Falah Sabar, 30 ans, Hassan Falah Sabar, 27 ans, Wissam Falah Sabar, 23 ans ; et Samir Mishraf, 18 ans. J’ai remarqué que lorsque Umm Salam ou les autres femmes racontent leur calvaire, elles le font avec le ton détaché et objectif d’un historien – peut-être parce que se dissocier, parler de soi à la troisième personne est le seul moyen qu’elles ont de ne pas craquer. Mais Abou Ammar, qui a tant enduré avec stoïcisme, ne peut pas s’empêcher de revivre les événements chaque fois qu’il en parle, et ses yeux s’embuent dès qu’il parle du massacre. Il dit qu’il repense souvent à la visite de Samir au Kurdistan.
Après les tueries, dit-il, « je suis sorti dehors, j’ai contemplé les montagnes et j’ai vu Samir partout. Sur le grand huit, à côté de moi. » Dans le cas de Falah, les souvenirs de cette nuit et de ses fils sont inscrits dans sa chair. Pour me rencontrer, il est entré en boitant dans la pièce, aidé par son cousin et ses neveux. Il commence lentement à retrouver sa faculté de parler, mais avec une grande difficulté. Durant la plupart de nos entretiens, il mimait les événements ou gribouillait ses réponses sur papier. Il gardait la tête inclinée, pressant les paumes de ses mains contre ses tempes. « Mon cerveau », disait-il. « Mon cerveau fuit. »
Divisés
Il n’existe aucune statistique précise sur le nombre de sunnites qui ont été tués par les forces anti-EI au cours des deux dernières années. La présence écrasante des forces de sécurité irakiennes et des milices chiites dans les territoires contrôlés par le gouvernement rend toute enquête difficile. Malgré cela, un réseau d’ONG discrètes et de défenseurs des droits humains ont rendu compte de certaines affaires, et ils disent que – dans certaines zones, en tout cas – les forces anti-EI ont possiblement tué autant de sunnites que l’État islamique. Lina Ismail, qui travaille pour une ONG à Bagdad qui vient en aide aux familles déplacées, décrit un schéma de violence qui lie le destin des réfugiés à la bonne fortune de Daech sur le champ de bataille. Après que Mossoul est tombée aux mains de l’EI en 2014, elle a appris que des centaines de sunnites avaient été arrêtés par les forces irakiennes. Ils ont été réunis à l’extérieur de la ville et on ne les a jamais revus. Après la chute de Ramadi un an plus tard, les milices chiites se sont également vengées sur les réfugiés sunnites dans la capitale. « Ils disaient : “Pourquoi n’allez-vous pas vous battre à Ramadi ?” » se souvient-elle. D’après un rapport des Nations Unies de 2015, les forces anti-EI semblent agir « en toute impunité, semant la mort et la destruction sur leur passage ».
À Bagdad, j’ai rencontré un ancien juriste sunnite de la province de Bâbil, au sud de la capitale, qui a demandé à ne pas être nommé pour protéger sa vie. Quand j’ai évoqué le sujet des représailles sanglantes, il a laissé tomber une pile de documents sur son bureau : des centaines de lettres, de pétitions, de rapports de police et de mémos du ministère de l’Intérieur – concernant tous des sunnites de sa circonscription que l’armée irakienne a fait disparaître dans les semaines qui ont suivi la chute de Mossoul. Une lettre adressée au Parlement irakien déclare : « Le 9 novembre, les corps d’un membre du conseil de la province de Bâbil et du juge Ibrahim al-Janabi, qui avaient été arrêtés avec d’autres quatre mois plus tôt, ont été retrouvés. Nous espérons que vous interviendrez personnellement pour mettre un terme à cette tragédie dont nos fils sont victimes, qu’on tue de sang froid et qu’on abandonne sur le bord de la route. » Un rapport de la police fait état de la disparition de 23 civils sunnites qui ont été arrêtés dans des boutiques sur la route qui mène à la ville Jurf as-Sakhar, et qu’on n’a plus jamais revus. Dans la ville voisine de Mahmudiya, les forces de sécurité ont arrêtées 18 hommes dans un quartier, dont la plupart étaient des imams. « Nous ne les avons pas retrouvés », dit une autre lettre écrite par les cheikhs tribaux, « et ils ont été arrêtés il y a six mois de cela. » Certains corps ont fini par être découverts, mais d’autres manquent toujours à l’appel. Les Nations Unies ont observé le même schéma.
À Sinsil, dans la province de Diyala, les forces irakiennes auraient mis le feu à une base militaire abritant 53 sunnites. « Des témoins ont découvert leurs corps : certains étaient carbonisés au point d’être méconnaissables ; d’autres n’étaient que partiellement brûlés, révélant des blessures par balles, de graves ecchymoses et des membres brisés. » Certaines milices chiites ont même égalé Daech en matière de propagande macabre. Dans une vidéo, le commandant d’une milice suspend un homme brûlé vif – présenté comme un combattant de l’EI – et le découpe comme un kebab. Dans une autre, les combattants décapitent et éventrent deux prisonniers. Ces vidéos ont été peu remarquées hors des frontières de l’Irak, car leurs victimes ne sont pas des étrangers, mais elles ont envoyées un message effroyable aux sunnites. Falah et Abou Ammar étaient auparavant certains que les sunnites d’Âl-Anbar se regrouperaient pour mettre fin ensemble au règne tyrannique de l’EI. Mais à présent, un soulèvement sunnite unifié semble être une chimère. Même l’idée des sunnites en tant qu’entité cohérente est un mythe hérité du monde d’après 2003. Depuis la fin de l’année 2013, l’élite sunnite s’est divisée en trois voies : certains ont rejoint l’État islamique ; d’autres ont rejoint Bagdad pour lier leur destin au gouvernement, et ils ont aidé à former les milices sunnites qui travaillent avec les forces de sécurité irakiennes ; et d’autres ont fui au Kurdistan irakien, ou à Amman, en Jordanie, où ils se sont alliés avec les États sunnites voisins.
Les réfugiés sunnites que j’ai rencontrés ont peu d’espoir de connaître un jour un Irak paisible.
Beaucoup d’entre eux rêvent de contourner le gouvernement irakien et de recevoir directement des armes américaines et de l’argent pour combattre Daech. Mais pour ces élites sunnites, Bagdad est tout autant l’ennemi que l’État islamique. Ils sont pour une bonne part nostalgiques du parti baas, et ils refusent d’accepter la réalité d’une majorité chiite. Une tentative extérieure de les armer pourrait conduire à un éclatement de l’Irak, car les armées tribales tourneront inévitablement leurs armes contre le gouvernement à majorité chiite. La Jordanie, l’Arabie saoudite et la Turquie, à divers degrés, pourraient tirer parti de cette situation. Pendant ce temps, de nombreux cheikhs qui se sont alliés avec l’EI ont fini par regretter leur décision, après avoir été dépouillés de leur pouvoir et de leurs biens. Ceux qui ont protesté ont été enfermés, torturés et dans certains cas exécutés.
Après une douzaine d’années de guerre, les sunnites sont non seulement divisés entre tribus mais également à l’intérieur des tribus elles-mêmes. Beaucoup d’entre elles ont à présent deux cheikhs suprêmes, un à Erbil, la capitale du Kurdistan, et l’autre à Bagdad. Les fractures se dessinent jusqu’au bas de l’échelle : loin des villas luxueuses des cheikhs, vous aurez du mal à trouver un sunnite pour dire du bien de son ou de ses chefs. « Ce sont tous des criminels », m’a confié un réfugié de Hit. « Sans exception. » Pendant que la communauté sunnite est en déroute, l’État islamique ne se porte pas beaucoup mieux. L’enthousiasme populaire qu’ils provoquaient dans des endroits comme Hit a depuis longtemps disparu, car le groupe djihadiste s’est montré incapable de tenir son territoire ou de prendre Bagdad. Sous la pression militaire de l’armée irakienne, des milices chiites et des bombardements de la coalition menée par les États-Unis, l’État islamique dépérit peu à peu : en décembre 2015, Daech a perdu Ramadi. Le 14 avril 2016, l’armée irakienne a repris Hit. À présent, ils ne tarderont plus à perdre Mossoul, leur dernier grand bastion en Irak. Mais nombreux sont les sunnites qui vous diront que même si cette campagne parvient à renverser l’État islamique, elle n’aura rien fait pour résoudre les divisions fondamentales qui ont mené à la création du groupe. Ces dissensions sont le résultat de décennies d’une politique américaine désastreuses et du règne cruel de Saddam Hussein. Il est probable qu’elles survivront longtemps à l’État islamique. Les réfugiés sunnites que j’ai rencontrés ont peu d’espoir de connaître un jour un Irak paisible. Quoi qu’ils aient pu espérer auparavant, qu’il s’agisse de réclamer leur place dans la société irakienne ou de contrer le pouvoir chiite, leurs espoirs ont été remplacés par l’impératif le plus basique de tous : rester en vie. « Je ne veux jamais y retourner », m’a confié un ouvrier nommé Mohammed, qui est parvenu à s’échapper de Falloujah lorsque la ville était encore aux mains de l’EI. « Même si Daech est anéanti, tout le monde veut fuir l’Irak, aussi loin que possible. »
Salam
Un jour de novembre dernier, dans un restaurant en bord de route à Masbah, le quartier central de Bagdad, j’ai rencontré un cuisinier du nom d’Abdul Hamid. Il m’a raconté que plus tôt cette semaine-là, une famille chiite s’était rassemblée près de sa maison pour pleurer la disparition d’un garçon de 11 ans, mort de la dysenterie. Comme le veut la tradition, la famille a dressé une tente pour honorer le défunt et offrir de la nourriture et des confiseries aux passant. Vers midi, un homme a traversé la foule en direction de la table sur laquelle étaient disposées la nourriture et les boissons, et il s’est fait sauter. « L’explosion a été terrible », m’a dit Hamid. « Les corps étaient éparpillés partout. » Le père de l’enfant et son oncle ont été brûlés vifs. « Il a fallu utiliser un extincteur pour les éteindre. Ils étaient carbonisés. » Le cousin de Hamid était sur les lieux ce jour-là. Il s’était récemment décidé à se porter volontaire pour aller au front combattre l’EI. « Il était sur le point de rentrer chez lui quand il a reçu des fragments. Il a été touché au cou et il avait des trous dans le corps », raconte Hamid. « C’est devenu un martyr. » Au total, 18 personnes ont été tuées, toutes chiites, dont un cheikh et une petite fille de sept ans. L’attaque fait partie de l’horrible prix que payent les civils chiites à cause des voitures piégées et des kamikazes de l’EI – la stratégie du groupe pour terroriser les communautés chiites et approfondir les divisions sectaires du pays, grâce auxquelles l’organisation perdure. Si Daech parvenait d’une quelconque manière à s’emparer de Bagdad, la menace serait totale pour les chiites. Cela laisse penser qu’à la base des abus perpétrés contre les sunnites se trouve une logique de survie brutale.
En voici un exemple : en 2014, les milices ont repris Jurf as-Sakhar, au sud de Bagdad, des mains de l’État islamique. Ils ont banni tous les sunnites de la ville, dépossédant des milliers de personnes de leurs maisons et de leurs biens. Mais au cours de l’année suivante, les attentats à la voiture piégée dans la région ont connu une baisse drastique. De ce point de vue, l’iconographie du quartier qui a tant perturbé les Sabar à Bagdad – les affiches des martyrs chiites, le panneau d’affichage aux ayatollahs – ressemble moins à une agression sectaire qu’à un acte de défiance. Je me suis demandé comment des chiites ordinaires verraient la tragédie des Sabar. Si une milice chiite les a expulsés de chez eux, est-ce qu’une famille chiite vit désormais à leur place ? Si oui, de qui s’agit-il ? Est-ce que l’histoire – Saddam, les Américains, Daech – les a également frappés, d’une façon différente mais peut-être parallèle à celle dont elle a affecté les Sabar ? Et sont-ils au courant des circonstances macabres qui leur ont permis d’emménager ici ?
J’ai décidé de visiter la maison pour le savoir. En décembre, Abou Ammar, qui joignait les deux bouts en faisant le taxi entre le Kurdistan et Bagdad, a accepté de me montrer où elle se trouvait. Nous devions nous montrer prudents : la famille Sabar vivait dans une zone apparemment sous contrôle d’Asaïb Ahl al-Haq, la « ligue des vertueux » – peut-être la plus terrible de toutes les milices. Le groupe serait entraîné et financé par les Forces Al-Qods iraniennes, et on dit du chef de la section locale que c’est un ancien criminel qui s’est illustré durant l’occupation américaine en perpétrant des kidnappings et des décapitations. D’après des résidents auxquels j’ai parlé, les milices ne font rien dans le voisinage sans son accord. Nous sommes partis en fin d’après-midi. Avec nous se trouvait mon interprète, un ami que j’appellerai Hashim. Hayy al-Jihad était une explosion de couleur : des panneaux d’affichage magenta, des affiches d’un vert éclatant, des drapeaux noirs pour les deuils, rouges pour crier vengeance. Ici et là, nous croisions des postes de contrôle tenus par des hommes armés vêtus de pantalons de camouflage et de t-shirts. Chaque maison, chaque boutique affichait des slogans chiites et des banderoles sur sa devanture. Nous avons dépassé des hommes armés de mitraillettes, fumant une cigarette au coin d’une rue. Abou Ammar a montré la maison du doigt, puis nous avons quitté le quartier et l’avons déposé plus loin pour sa sécurité. Hashim et moi avons fait demi-tour. Il était nerveux.
Chaque semaine, des dizaines de corps mutilés et livides arrivent à la morgue, qui viennent généralement de quartiers comme celui-ci. Nous sommes passés une nouvelle fois devant les postes de contrôle des milices. Le ciel s’assombrissait. Une voiture blanche est apparue derrière nous, nous suivant à la trace. Nous sommes passés devant une école, d’où nous parvenaient les cris des enfants dans la cour de récréation. Un panneau près de la porte indiquait « école abbasside » : l’école où les hommes de la famille Sabar ont été exécutés. En nous arrêtant devant la maison, j’ai regardé avec soulagement la voiture blanche nous dépasser et continuer sa route. Lorsque nous avons quitté l’habitacle, les émanations en provenance de la décharge m’ont assailli. La porte était d’un bleu canard défraîchi, avec un grand carré de rouille. Un drapeau à la mémoire des martyrs chiites était suspendu à la maison d’à côté et voletait dans l’air du soir. Il faisait sombre à présent, les réverbères étaient allumés. J’ai frappé à la porte. Pas de réponse. J’ai frappé de nouveau et j’ai attendu. Il n’y avait pas de lumière à l’intérieur. Les relents d’égouts commençaient à me rendre malade et j’ai soudainement remarqué que le carré de rouille sur la porte ondulait. J’ai tendu la main pour le toucher, mais Hashim m’a arrêté. « Regarde », a-t-il dit. « Ce sont des mouches. » Il y en avait des centaines, une vaste masse grouillante. La pluie a commencé à tomber. J’ai frappé à nouveau. Des enfants du voisinage sont venus voir ce qu’il se passait. Nous avons décidé de partir. J’ai remarqué un aleg attaché à la porte, un morceau d’étoffe verte fait pour attirer les bénédictions et éloigner les mauvais esprits, commun chez les chiites. Était-ce une marque d’expiation ? Peut-être un geste de remord du quartier, ou même d’une personne liée aux milices ? Quoi qu’il en soit, la maison était clairement abandonnée. Une famille sunnite a été expulsée, mais aucune famille chiite ne semble vouloir y emménager. Malgré le cycle de la vengeance, peut-être que cet acte cruel commis contre des sunnites n’a pas l’adhésion de la communauté chiite.
J’ai appelé Abou Ammar pour lui décrire ma découverte. « Depuis l’accident », m’a-t-il dit, « nous avons toujours pensé qu’il y avait dans le quartier des chiites qui ont essayé de nous aider. Je ne sais pas, peut-être que c’est pour ça que l’homme est venu à la maison la nuit d’avant : pour nous avertir. » Il est étrange que la famille emploie toujours le terme d’ « accident » pour parler du massacre. Peut-être que lorsque la parole officielle est si délimitée, quand l’État islamique est désigné comme l’incarnation du mal absolu, on n’a plus de langage approprié pour parler des exactions commises par l’autre côté. Pour les Sabar et beaucoup d’autres, apposer le sceau du terrorisme sur cet acte est un privilège dont la guerre contre Daech les a dépossédés. Quand j’ai parlé pour la dernière fois avec Abou Ammar, en décembre, il était pressé. Salam, l’unique fils adulte de Falah à avoir survécu, était en permission dans la ville et il se préparait à partir. Il est à présent l’unique source de revenus pour sa famille, et ses arrivées et ses départs sont devenus l’occasion pour eux de se réunir. Il était tôt ce matin-là quand Abou Ammar devait conduire Salam à l’aéroport. Salam était vêtu de treillis bleus et d’un béret. Il reprenait une fois de plus la direction des tranchées d’Âl-Anbar, le fusil à l’épaule et sa carte d’identité nationale en main, pour aller combattre l’État islamique.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Hell After ISIS », paru dans The Atlantic. Couverture : Abou Ammar, par Sebastiano Tomada Piccolomini.